Philibert Muzima
>> Q : ... C’est des questions générales
en fait c'est des événements marquants de
la vie. On va commencer par la naissance,
la date de naissance, l'âge et puis on va
poursuivre progressivement. C'est vraiment
les événements marquants de la vie. Alors,
pour commencer, c’est…, j’aimerais que
vous puissiez nous parler de votre…, de
votre naissance, là où vous êtes né, votre
jeunesse, quand vous êtes né, votre famille,
l'âge ainsi de suite…
>> R : Je peux …., je peux y aller ?
>> Q : Buretse gato… [attends un peu…]
>> R : Ok ! Mon nom c'est Philibert Muzima,
je suis le troisième d'une famille de neuf
enfants: cinq garçons et quatre filles. Je
suis né au sud du Rwanda dans…, au sud
de la province de Butare, l'ancienne préfecture
de Butare, dans la commune Kibayi, l'ancienne
commune Kibayi…, actuellement District de
Gisagara. C'était le vingt-et-un août ‘soixante-neuf
[1969] et aujourd'hui j'ai quarante ans.
>> Q : Ok, vous aviez vos parents ? ... Les
deux parents ?
>> R : Oui, mes deux parents étaient les
deux enseignants à l'école primaire. Ils
étaient enseignants depuis les années ’soixante
[1960]. Et…, pendant le génocide, ils avaient
déjà une expérience de plus de trente ans
de service.
>> Q : … Est-ce que vous pouvez nous en
parler ? Vous avez connu vos grands-parents
? Du côté de votre mère et du côté de
votre père ?
>> R : Malheureusement non, le…, les deux
grands-parents et paternels et maternels ont
été tués en ’cinquante-neuf [1959]. Et
comme je vous l'ai dit, je n'étais pas encore
né. Et la grand-mère paternelle est morte
apparemment quelques jours après la naissance
de mon père. Mais j'ai connu seulement ma
grand-mère maternelle, qui elle aussi a été
tuée en ’quatre-vingt-quatorze [1994].
>> Q : Et en parlant de vos parents, qu'est-ce
que vous pouvez dire…, nous dire ?
Bon, vous nous avez parlé un peu brièvement...,
quels…, quels étaient les rapports entre
vous et vos parents ? Qui…, qu'est-ce qui
vous a marqué spécialement par rapport à
vos parents, soit votre père, soit votre
mère ?
>> R : « … » Du côté de mon père,
plus précisément, ce qui a marqué…, ce
qui m'a marqué c'est son enfance difficile.
Comme je vous l'ai dit, il a perdu son…,
sa mère juste après sa naissance et puis
il a perdu son père quand il était à l'école
secondaire à Save en… , il avait alors
je pense dix-sept ans. Il a…, mon père
a connu la prison à cet âge-là, l'exil
et la torture et il avait beaucoup de marques
de torture partout à l'épaule, il a été
frappé, il avait une dent [il montre la dent]
cassée, qu'on a cassée pendant la violence
des années ’cinquante-neuf - ’soixante
[1959-1960]. Et toute sa famille était éparpillée
dans les pays limitrophes. Je sais bien que
j'avais un oncle paternel en Tanzanie, une
tante au Burundi et un autre oncle paternel
qui s'était exilé au Kenya et qui par après
est retourné au Rwanda dans les années ’soixante-dix-’quatre-vingt
[1970-1980] puis il a été décimé avec
toute sa famille. «…» donc le rapport
avec ma famille paternelle c’était…,
pas très rapproché à cause de cette séparation.
Je n'ai connu que les…, les neveux. Bon,
je les connaissais parce qu'ils venaient…
de temps en temps pendant les vacances au
Rwanda mais pour juste une semaine, deux semaines
en clandestinité. Mon oncle paternel qui
était en Tanzanie aussi, il est mort quand…,
peu après son retour au Rwanda. « ... » c'est
ça du côté de mon père. Du côté de ma
mère, c'était plus proche parce qu'ils étaient
à une distance (00:05) de marche…, d’une
heure de marche par rapport à mon domicile.
Ma grand-mère maternelle était encore en
vie…, ma mère était l'aînée d'une famille
de cinq enfants. Il avait trois frères et
une sœur. Je les ai connus, tous. Les deux…,
les deux oncles maternels ont été tués
pendant le génocide avec toutes leurs familles ;
des familles très nombreuses de neuf enfants,
pour chaque. Et il y a un oncle maternel qui
est encore en vie avec sa famille et puis
ma tante aussi, ils sont en vie. Et on est
toujours en contact avec leurs enfants. Et
encore une fois, un oncle maternel a connu
une vie…, son nom c'est Antoine Rangi. Il
était à l'école secondaire en ’soixante-treize
[1973]. Il a été chassé de l'école, il
s'est enfui au Burundi en ’soixante-treize
[1973]. Puis, il est revenu au Rwanda, il
n'a pas pu retourner à l'école. Personne…,
aucune école ne voulait de lui, n'avait besoin
de lui puis il a fait des petits boulots comme
catéchis…, caté…
>> Q : Catéchiste ?
>> R : … Catéchiste à la paroisse, comme
agent de police puis il a été chassé à
cause de son appartenance tutsi en ’quatre-vingt-douze
[1992] et…, il est retourné faire la catéchèse
à l’école..., à la paroisse. Il a été
tué avec sa femme et tous ses enfants. Puis
l'autre oncle Silas Ntirushwamaboko lui aussi
il a connu l'exile en Tanzanie. Il est retourné
au Rwanda, il a fondé une famille. Ils étaient
vraiment de conditions très modestes, je
dirais pauvres même, il a été tué avec
tous…, tous ses enfants, une famille de
neuf enfants. Je pense qu'il a un seul…,
une seule fille qui a échappé «…» Comme
je vous l'ai dit, le cadet de la famille de
ma mère a pu échapper. Il habitait tout
près de la frontière et il a eu l'occasion
de se sauver vers le Burundi avec sa famille.
Et ma tante maternelle avait épousé un hutu
qui était mort peu avant le génocide et
elle a eu la vie sauve avec ses enfants qui
étaient vraiment en bas âge…, qui étaient
à l'école primaire à ce moment-là. C'est
tout ce que je peux vous dire de ma famille.
>> Q : Du côté de…, c'est ça, vous nous
avez longuement parlé de vos oncles et de
vos tantes. ... vous avez dit que vous étiez
neuf enfants chez…, dans votre famille.
Est-ce qu’il vous reste encore des frères
et des sœurs ?
>> R : ... Mes …, toutes mes quatre sœurs
ont été tuées le vingt avril ’quatre-vingt-quatorze
[1994]. L'aîné et le cadet de la famille
ont été tués. Et des neuf enfants, il nous
reste trois : moi, un grand frère et un petit
frère. Donc on a perdu mes deux parents et
six enfants, six frères et sœurs.
>> Q : Donc, vous naissez dans cette commune
de Kibayi. ... Il y a la vie de la famille,
il y a… l’éducation..., est-ce que vous
pouvez me parler brièvement de cette éducation,
qui assurait l'éducation ? Est-ce que c'est
le père, est-ce que c'est la mère? … Comment
ça se passait ?
>> R : Mes parents…, mes deux parents assuraient
noN seulement l'éducation de leurs enfants
biologiques, directs, mais aussi des enfants
de l'entourage. Les…, les familles directes
et même comme ils étaient enseignants, ils
leur arrivaient aussi d'assurer la scolarité
des meilleurs enfants qu’ils avaient à
leur école, dans leurs classes, dont les
parents étaient pauvres. Comme je vous ai
dit, on était à…, à neuf. Tous mes frères
et sœurs sauf le cadet pendant le génocide,
ils étaient…, avaient soit terminé l'école
secondaire, soit étaient encore à l'école
secondaire. Seul le cadet était encore à
l'école primaire. Puis…, il y avait dans
la famille élargie, des membres de famille
qui étaient à l'exil ou qui étaient morts
ou étaient quasiment pauvres, et c’était
mes parents qui assuraient la scolarité de
tous ces enfants. Mon oncle … ; mon grand-frère,
l'aîné de la famille avait terminé (00:10)
ses études, il était… à l'emploi au Ministère
de l'éducation, dans l'enseignement aussi
comme mes parents et il épaulait les deux
parents pour l'éducation parce que nous,
la famille ce n'est pas seulement les enfants
qui sont nés dans cette famille, c'est aussi
la famille élargie. Et je me rappelle bien
d'un oncle qui est à la fois mon parrain,
il avait des enfants très intelligents, mais
il n'avait pas les moyens de leur payer les
frais de scolarité et mon père… avait
pris en charge un enfant, ma mère une fille
et mon frère un autre enfant de chez… mon
parrain. Malheureusement, ils ont été tous
tués pendant le génocide. Puis… mon grand
frère qui est encore en vie n'a pas eu la
chance d'avoir une place à l'école secondaire
à cause de l'équilibre ethnique et régional.
Il était pourtant… le plus intelligent
je dirais de la famille et il a dû aller
faire ses études au Zaïre…, l'actuelle
République Démocratique du Congo. Et c'est
ça, mon père savait que le seul héritage
qu'il pouvait laisser à ses enfants, ce n'était
pas des maisons, ce n'était pas l'argent
sur le compte, c'est vraiment le…, la possibilité
d'aller à l'école. Il nous disait : « à
n'importe quel moment vous allez devoir vous
exiler, quitter ce pays et les biens immeubles,
vous n’embarquerez pas avec. Au moins là,
où vous…, celui qui pourra échapper, pourra
se faire vivre, c’est le seul héritage
qu'il emportera avec lui. » C'est pourquoi
il a dû aller au Zaïre pour chercher une
école pour mon frère et évidemment il avait
des connaissances, les anciens camarades d'école
qui étaient partis en exil, un ami qui était
directeur d'une école des Frères Maristes
à Goma puis il avait un autre ancien camarade
d'école qui habitait à Gisenyi, ce qui fait
que mon grand frère faisait le trajet Goma-Gisenyi
chaque matin et chaque soir. Il a terminé
ses études et il est en vie.
>> Q : Si… au niveau de votre famille, de
votre père, de votre mère, si vous aviez
à…, à cibler quelques points positifs,
quelques qualités, quelques points positifs
qui vous ont marqué personnellement, qu'est-ce
que vous diriez ?
>> R : C’est…, elle…, la soif de donner
l'éducation non seulement à ses enfants
propres mais aussi au pays entier. Leur carrière
a été… l'enseignement et ils aimaient,
ils encourageaient et ils donnaient tout pour
qu'un enfant puisse étudier.
>> Q : Donc, la générosité ?
>> R : Oui. Puis aussi, je peux dire qu’il
a appris aussi de son histoire. Je vous ai
dit qu'il est devenu orphelin à ..., quand
il était à l'école secondaire, il a perdu
son père qui…, mon grand-père paternel…,
mon oncle paternel et mon oncle maternel qui
étaient aussi des enseignants…, dans les
années ’cinquante-neuf [1959]. Et quand
toute la famille a été mise en débandade,
mon père, après la prison, après l'exil
dont je vous ai parlé, quand il est revenu
à l'école, il n'avait personne pour…,
qui pourrait … payer ses frais de scolarité
et il a eu la générosité de la Caritas-Rwanda
qui lui a payé les frais de scolarité. Puis
par après quand il a terminé ses études
avant que nous on soit à l'âge d'aller à
l'école secondaire, il a pris en charge aussi
un enfant que Caritas-Rwanda lui donnait.
Il a payé les frais de scolarité pour cet
enfant, il était à l'université en ’soixante-treize
[1973], lui aussi il s'est exilé en…, au
Zaïre. Nous, on l'a connu un peu après.
Il était venu…, devenu comme son enfant
adoptif et depuis lors, il ne pouvait pas
laisser un enfant intelligent qui a pu avoir
une place à l'école secondaire ne pas saisir
cette opportunité à cause du manque des
frais de scolarité. Il payait de sa propre
poche pour que les enfants, soit de sa classe
soit des voisins puissent aller à l'école.
Et ça…, ça m'a fort marqué tant du côté
de mon père (00:15) que du côté de ma mère
et je prie le bon Dieu pour que je puisse
avoir le…, les mêmes moyens et surtout…
me faire mien de cette héritage-là.
>> Q : C'est comme un héritage qu’ils vous
ont laissé, qu'ils vous ont donné. Est-ce
que vous auriez d'autres choses que vous pouvez
nous dire sur vos parents, sur vos frères
et sœurs, … avant de passer à autre chose
? [Autre Intervieweu
>> R : Des souvenirs ?]
>> R : Les souvenirs que je garde d'eux, c'est
comment on s'aimait. Notre…, comme on était
à l’école…, à l’école..., à l'internat
on se retrouvait après quatre ans [mois ?]…
pour quatre mois… pour les vacances de deux
semaines ou de deux mois. Ce qui me tenait…,
ce qui me manque, c'est à l’école, les
lettres de mes sœurs qu’elles m'écrivaient
de leurs écoles secondaires. Je les lisais
et relisais les mêmes lettres, … j'avais
empilé tout et je lisais tout, et j'avais
toujours…, il y avait vraiment, on était
très proche avec mes sœurs et mon père.
Comme on était une famille nombreuse le souvenir
que je garde, que je partage toujours avec
mon…, mes frères, c'est comment on les
ruinait. Au moment d'aller à l'école, mon
père devait s'endetter et il devait prendre
un crédit à la banque populaire et nous
donner beaucoup d'argent parce qu'on était
rarement moins de huit enfants qui devaient
se partager son salaire et n'oubliant pas
qu'il y en avait d'autres qui sont restés
à la maison et il payait et prenait une dette
payable en quatre mois, le temps du retour
des vacances et quand on revenait des vacances,
il s'endettait encore une fois. Et je n'ai
jamais vu une seule fois où il le faisait
à tâtons. Il y allait avec conviction, il
était prêt à donner tout ce qu'il avait
pour qu'on puisse avoir tout ce qu’on avait...,
dont on avait besoin pour faire nos études.
Et une anecdote, j'étais le plus faible de
la…, donc qui avait une note pas très intéressante
et chaque fois qu'on rentrait des vacances,
… avant même de nous saluer, on devait
lui donner nos bulletins et chaque fois moi…,
bien…, c’est sûr je faisais une section
plus difficile, scientifique en mathématiques-physique
et j'avais beaucoup d'échecs. Et…, il me…,
me saluait comme par bonté sinon je ne méritais
pas de…, de toucher à sa main parce qu'il
disait que je gaspillais de l'argent. J’ai…,
je ne pouvais aller nulle part. Et quand…,
pendant les vacances on devait travailler
dur. Tantôt je gardais les vaches, tantôt
on allait aux champs avec les…, les employés
et celui qui se montrait moins travaillant,
moins courageux, il recevait moins d'argent
de poche. Et le minerval c'était comme un
droit, mais les frais de voyage…, les frais
de…, l'argent de poche, on devait travailler
pour. Et travailler pour, c'est donc les travaux
domestiques ou…, garder les vaches, prendre
le soin des vaches ou faire les champs pendant
les vacances et c'était surtout, surtout
une bonne note à l'école. Et moi comme j'avais
toujours une mauvaise note…, les frais de…,
bon on était aussi de Butare pour arriver
à mon…, à l'école, les frais de transport
étaient de quatre francs. Et je me rappelle
une seule fois il m'a donné seulement deux
cents dollars…, deux cents francs, et il
m'a dit : « tu vas débarquer à Nyanza
et le reste du trajet, tu vas marcher. Et
comme ça, tu vas arriver à ton école la
langue sortie comme les…, d'autres chiens
comme toi. » Donc, il me traitait de…,
comme ça pour m'apprendre combien je devais
réussir pour mériter tout ce qu'il me donnait
et c’était…, on le voyait très bien
que c'était durement acquis et on ne devait
pas gaspiller ça. C'est vraiment des souvenirs,
des conversations qui allaient jusqu'au petit
matin, c'était des blagues que l'on se donnait
pendant tous ces travaux domestiques, (00:20)
les travaux agricoles, les lettres qu'on s'écrivait
à l’école…, c’est…, c'est ces souvenirs
qui me manquent.
>> Q : Maintenant si on parle d'école, … qu'est-ce
qui vous a marqué soit à l'école primaire,
à l'école secondaire, les études que vous
avez faites au Rwanda ? Quels sont les événements
qui vous…, que vous gardez, qui vous ont
marqué ? Un professeur, un enseignant…,
donc…, au niveau de…, de…, des études
?
>> R : Au niveau de mes études de primaire,
ce qui m'a marqué c’est…, le professionnalisme,
l'amour du travail des…, de mes enseignants
de l'école primaire et…, ils nous frappaient,
ils nous donnaient des coups de fouet quand
on n’avait pas réussi et…, mais ils étaient…
bon… pour le moment je le vois présentement
qu'ils n'étaient pas très bien rémunérés,
pas même régulièrement, mais ils aimaient
leur travail. Puis, ils étaient très solidaires
à l’enfant…, aux enfants qui étaient
intelligents. Et je voyais combien ils étaient
peinés quand un enfant devait décrocher.
Parce qu'il arrivait que pour des raisons
familiales, même le…, l'analphabétisme
des parents, ils retirent l'enfant de…,
de l'école. Et les parents, je me rappelle
plusieurs fois où maman, ma mère est allée
intercéder auprès des parents pour qu'ils
gardent l'enfant à l'école. Il leur disait,
il leur garantissait qu'elle allait payer
les frais de trois francs par année de l'enfant
les…, [autre intervieweur: les frais de
scolarité ?] les frais de scolarité, les
habits, l'uniforme, mais pour que ce ne soit
pas un argument pour retirer un enfant de
l'école. Ça, ma mère était l'un des enseignants
donc c'est un souvenir que je garde. Puis
ce que je garde quand je fais un recul, je
vois combien c'était une profession qui était
majoritairement destiné aux Tutsi. Mon école
secondaire a été décimée en effectif parce
que tous les enseignants étaient des Tutsi
pratiquement, pratiquement tout l'établissement.
Tout l'établissement a vu son personnel décimé.
Et avec recul, je vois aussi que tous les
élèves, la majorité des élèves de ma
classe, de la première à la huitième année
étaient majoritairement tutsi. Ce qui ramène
à voir que dans ma région, il y avait beaucoup,
beaucoup de Tutsi. Mais là… pour les enseignants
à l'école primaire c'est ça. À l'école
secondaire c'est également, encore une fois
l'amour du travail, ce qui a beaucoup manqué
un peu après. Il y avait des enseignants
qui avaient tout pour se… trouver une place
à l'administration, qui étaient relativement
bien considérés, mieux considérés mais
qui avaient plus de vingt ans de service alors
qu'ils avaient tout pour se faire nommer bourgmestre,
préfet, fonctionnaire à Kigali, mais qui
aimaient vraiment leur travail. Et…, encore
une fois en ce qui me concerne comme je vous
ai dit que j'étais pas très doué en mathématiques,
en physique alors que je faisais les Mathématiques-physique,
je ne peux pas ne pas remarquer le soutien
que j'ai reçu de mes professeurs ; et surtout,
en ’quatre-vingt-dix [1990], j'étais en
sixième année quand la guerre a éclaté
peut-être que ça sera…, je vais élucider
à une autre époque, c'est là qu'on a vu
la seule solidarité des professeurs. À mon
école, aucun professeur n'a été mis en
prison alors qu'il y avait beaucoup, beaucoup
de Tutsi c'est parce que et le directeur et
les autres professeurs ont été solidaires
et ils ont menacé la…, les gens qui venaient
embarquer les professeurs pour les mettre
en prison…, que toute l'école va être
fermée. Cette solidarité, cet amour du travail,
… (00:25) cet accent particulier qu'ils
ont mis sur moi pour que je réussisse ça
m'a fort marqué.
>> Q : Une question de curiosité, comment
ça se peut que tu t'es retrouvé dans une
section scientifique alors que toi-même tu
dis que tu n'étais pas doué pour les mathématiques
et les sciences ? Comment ça se faisait le
choix de … ?
>> R : Avec recul, je trouve que ..., c’est
vraiment de la ségrégation et je vous ai
parlé de mon frère qui est en encore en
vie, qui a fait ses études au Zaïre, il
était d'une année plus âgé que moi. Depuis
la première année, il était le premier
en…, de sa classe. Arrivé en huitième
année, il n'a pas réussi. Bon ce n'est pas
qu'il n'a pas réussi, c'est qu'il n'a pas
été « … »
>> Q : Il n'a pas été accepté…
>> R : ... accepté à l'école secondaire.
Il a été proposé au redoublement ce qui
fait que la dernière année de l'école primaire,
on était dans la même classe. Il était
de loin le meilleur de ma classe et tous les
élèves, au moins on était une classe de
vingt-cinq élèves. Quinze étaient des Tutsi,
seulement dix étaient des Hutu ; et les
Tutsi étaient de loin les meilleurs et comme
il y a un équilibre ethnique et régional,
on devait chercher de…, dans notre classe
un Hutu à amener à l'école secondaire sans
considération de la note qu'il a eue à l'examen,
à l'examen de…, de passation. Puis moi
je sais…, je me rappelle très bien qu’à
l'examen national en mathématiques, j’ai
eu…, j'ai réussi seulement trois questions
sur dix et ce n'était pas les questions qui
avaient… les meilleures notes…, le plus
de cotation. Et je [inaudible:], mon frère,
qui avait tout réussi à toutes les épreuves,
n'a pas été autorisé à aller au secondaire
et moi on m'a pris, on m'a donné la section
où j'allais échouer au bout de la première
année. Et l'autre fille que l'on a prise
dans, … dans ma classe, qui était aussi
une Tutsi, elle a été envoyée faire la
biochimie alors qu'elle était aussi pas très
douée en sciences. Elle a échoué en troisième
année et moi j'ai persévéré malgré ça
j'ai réussi, j'ai terminé mon secondaire
dans la même section, en…, au même établissement.
Et je pense qu'on l'avait fait alors pour
que…, on n’avait pas trouvé un Hutu à
amener là-bas, on a dit : « on prend les
Tutsi, mais on leur assure une année seulement
de l'école secondaire ».
>> Q : Donc, vous terminez vos études...
primaires et secondaires, quelle est la suite
?
>> R : À l'école secondaire en sixième
année, j'ai commencé mes études secondaires
en ’quatre-vingt-quatre [1984] et en ’quatre-vingt-dix
[1990], j'étais à l'école secondaire en
sixième année, la dernière année. Le premier
octobre…, le premier octobre ’quatre-vingt-dix
[1990] la guerre éclate au Rwanda. Et…,
mon père est… mis en prison comme pendant
toutes les attaques qui avaient eu lieu, tous
les pogroms anti-tutsi, mon père était toujours
mis en prison. Et cette fois-là, c'était
aussi avec mes deux frères. Mes deux frères
aînés, ils ont été aussi mis en prison
mais eux ils ont été libérés plus rapidement
et là, si… la dernière année c'était
l'année la plus difficile de ma scolarité
à cause de ce [inaudible]…, de ce climat
qui était dans le pays en général et dans
ma famille en particulier. Malgré ça, j'ai
terminé mes études secondaires et je vous
dirais que pour rentrer à la maison, il n’y
avait même pas d'autobus ni de…, le moyen
de transport c'était vraiment les… auto-stop,
on devait faire des auto-stop pour rentrer
à la maison. Et plus précisément à l'université,
cette année-là a été une année blanche ;
donc la promotion avant moi n'a pas été
à l'université. En ’quatre-vingt-onze
[1992], quand j'ai terminé mon…, mes études
secondaires tout le monde dans ma classe pratiquement,
tout le monde a reçu une bourse d'études
soit à l'étranger, soit à Butare, soit
dans d'autres institutions supérieures au
Rwanda, sauf trois: le premier de la classe,
le deuxième de la classe et le cinquième
de la classe au classement à l’occurrence
moi, on était des Tutsi. (00:30) Trois Tutsi
de la classe, personne n'a reçu une bourse
d'études, mais curieusement pour moi j'avais
reçu une inscription à Butare à l'Université
nationale, en électronique dans les sciences
appliquées mais quand je suis allé plus
tard, on m’a…, j'avais reçu l'admission
mais on m'a refusé l'inscription en [inaudible:
disant?] que c'était trop plein parce que
c'était deux promotions cumulatives. Mais
même quand c'est plein, pourquoi c'est moi
qui perd la place ? C'est toujours le même
prétexte parce que tous les autres de ma
classe même les derniers sur…, moi j'avais
reçu le cinquième diplôme...
>> Q : Même les plus faibles ?
>> R : ... même les plus faibles que moi,
ont eu leur place sauf les Trois tutsi de
ma classe et je mets l'accent sur le fait
que le premier de la classe était un Tutsi
et le deuxième. Puis je me retrouve, je n'ai
pas de place à l'université, je ne compte
pas aller enseigner comme le fit mes…, mon
grand-père paternel, ma grand-maman maternelle,
mon père et ma mère et mon frère, je me
suis fait inscrire au Grand Séminaire. J'ai
été voir un prêtre de la paroisse de Byimana
où j'étudiais à l'école secondaire et
… il m’a…, je lui ai fait mon idée
et il m'a arrangé un rendez-vous avec l'Évêque
de Kabgayi qui m'a admis au…, au Grand Séminaire.
Puis le premier octobre ’quatre-vingt-onze
[1991], j'ai débarqué à Rutongo pour commencer
mes…, mes études post-secondaires qui malheureusement
furent arrêtées en ’quatre-vingt-quatorze
[1994], soit trois ans après, par le génocide.
À ce moment-là, je terminais mon cycle de
philosophie à…, au Grand Séminaire de
Kabgayi.
>> Q : Et donc nous sommes rendus en ’quatre-vingt-quatorze
[1994], vous…, vous parlez de génocide
les…, les études sont arrêtées là, pouvez-vous
nous parler de la suite?
>> R : Bon…, le six avril c'était d'abord
le…, la Pâques de ’quatre-vingt-quatorze
[1994], c'était le trois avril…. Le trois
oui..., le trois..., le trois ou le quatre.
Le lendemain, on devait…, c'est le lundi
de Pâques que l'on devait partir pendant
les vacances de Pâques. Parce que la Pâques
c'était une obligation, on devait être encore
au Séminaire. Et le quatre, on devait rentrer
mais spécialement les étudiants…, les…,
les séminaristes du diocèse de Kabgayi ne
devaient pas rentrer parce qu'on devait saluer
le départ de notre Évêque qui devait se
rendre je ne sais plus où, dans un synode
africain et on devait saluer son départ puis…,
ils rentraient le lendemain, donc le mercredi.
Au lieu de lundi de Pâques, plutôt le lundi
de Pâques on rentre…, tout le monde rentre
sauf nous et moi je rentre mardi et je passe
à [inaudible]…, pour voir ma…, ma tante
maternelle qui était à mi…, à mi-chemin
entre chez moi et le Séminaire, elle était
à ISAR [Institut des Sciences Agronomiques
du Rwanda] de Rubona, je passe la nuit là-bas
et le lendemain c'était le six. Je rentre
à la maison et pendant la nuit l'avion du
président Habyarimana est abattu. J'apprends
la nouvelle le lendemain matin et…, quelques
jours après, c'est le massacre de l'extermination
de ma famille. J'y échappe…, j'échappe
aux tueries, miraculeusement et je traverse
la frontière vers le vingt-six du mois d'avril
vers le Burundi. Et j'avais des plaies, on
m'avait fait des coups de machette et tous
les membres de ma famille sont tués, tous
les amis avec qui j'ai été pendant toute
cette période sont tués. Je traverse la
frontière et… au Burundi c'était aussi
la guerre. Je me rappelle que je suis arrivé
à Bujumbura, il y avait des barrières partout
…, tout un quartier qui était détruit
(00:35) à la porte d'entrée de Bujumbura
via Kigali [ ?], en provenance du Rwanda
et ce n’était vraiment pas le meilleur
endroit pour fuir les…, les massacres à
caractère ethnique surtout quand ce sont
les Tutsi qui sont visés c'est pas vraiment
au Burundi qu'on devait aller. Mais quand
même, je suis arrivé à Bujumbura où on
a pu soigner mes plaies, mais on ne pouvait
pas faire de sutures parce que les plaies
étaient infectées, étaient…, on pouvait
faire aucune suture, aucune opération chirurgicale,
c'était juste un liquide désinfectant qu'on
mettait puis un pansement. Puis dans les camps
de réfugiés, il y avait beaucoup de maladies,
on a jugé mieux de rentrer le plus vite quand
la front… [inaudible: frontière?], une
partie de la frontière entre le Rwanda et
le Burundi était sécurisée. C'est comme
ça que je…, le neuf juin, je me suis retrouvé
à Nyamata dans le Bugesera où je suis resté
pendant deux ans… essayant… de rassembler
ce qui nous restait comme famille et comme
voisins surtout les enfants et les orphelins,
essayer de les remettre à l'école parce
qu'en ’quatre-vingt-quinze [1995], j'ai
été à l'enseignement à l'école secondaire
[rires] ce que je ne voulais absolument pas,
mais j'ai fait une année d'enseignement,
ce qui m'a permis de ramener tous les…,
pratiquement tous les enfants survivants de…,
de ma région à l'école…
>> Q : Une année d'enseignement comme professeur
?
>> R : Oui, comme professeur et préfet des
études. Surtout…, surtout ce qui m'a marqué
pendant cette année-là, c’est qu'on a
mis en place une première organisation de
soutien aux survivants du génocide du nom
de AERG-MPORE [Association des Etudiants Rescapés
du Génocide], et cette organisation a été
la première à recueillir les enfants, les
orphelins du génocide et à les remettre…
sur les bancs de l'école. Et c'est dans mon
école qu’on…, qui a recueilli ces enfants,
au moins soixante-dix et tous les garçons,
une vingtaine étaient logés chez moi et
les filles une cinquantaine étaient à la
paroisse et étaient logées à la paroisse.
Et chaque soir et chaque matin, je devais
faire la navette entre chez moi et la paroisse
parce que les garçons qui étaient logés
chez moi devaient aller manger à la paroisse ;
c'est là où on avait organisé une cuisine
collective. Et c'était une année intéressante
en termes d'implication, en termes de soutien
aux orphelins du génocide. Puis après la…,
en mars ’quatre-vingt-seize [1996], je suis
allé à Kigali où j'ai fait…, j'ai commencé
à travailler en journalisme ’quatre-vingt-dix-neuf
[1999] ; plutôt de ’quatre-vingt-seize
[1996] à ’quatre-vingt-dix-neuf [1999]
et à ce moment-là, je restais toujours impliqué
dans des organisations...
>> Q : ’Quatre-vingt-dix [1990] ou deux
mille [2000]?
>> R : De ’quatre-vingt-seize [1996] à
’quatre-vingt-dix-neuf [1999], c'est où
j'ai fait le journalisme à temps plein et
je restais toujours impliqué dans des organisations
de survivants du génocide et j'étais aussi
activiste des droits de la personne. Et en
deux mille … [2000], tout l'an… deux mille
… [2000]…jusqu'en novembre deux mille
[2000], j'ai travaillé à temps plein pour
une organisation de défense des droits de
la personne et fin novembre je suis venu au
Canada.
>> Q : Fin novembre deux mille… [2000]
>> R : Deux mille [2000]
>> Q : Vous avez parlé brièvement sur le
génocide…, ça se comprend mais comme c'est
une expérience très marquante, bon pratiquement
qui a changé le cours de votre vie. Sans
peut-être entrer dans les détails, est-ce
que vous pouvez nous parler de comment cette
expérience très marquante, très douloureuse
a changé le cours de votre vie? Qu'est-ce
qui vous a frappé le plus pendant le génocide?
>> R : Ce…, ce qui m'a fort marqué, c'est
la cruauté, la brutalité, la violence…,
totalement gratuite…, sans aucune raison ;
bon il n'y a aucune raison qui puisse justifier
un génocide, mais ce qui m'a fort marqué
(00 :40) et fort déçu c'est comment les
voisins, les amis, les collègues comme le
cas de mon père et de ma mère avec qui on
a partagé tout, absolument tout depuis très
longtemps deviennent d'un jour au lendemain
nos...
>> Q : Nos tueurs…
>> R : nos tueurs. Et comment ils débarquent
chez moi et où ils venaient chercher de l'aide,
où ils venaient chercher du confort, où
ils venaient chercher du travail, un peu d'argent
de subsistance un [du?] jour au lendemain,
ils viennent pour ne laisser rien qui vive.
Ils tuent même les plus petits, donc les
[inaudible: enfants?], tout le monde dans
la famille, ils détruisent la maison, ils
mangent tout le bétail et ne laissent rien,
rien qui bouge. Et c'était des amis, c'était
des…, des parrains…, des marraines, c'était…
des voisins ça…, ça m'a fort marqué et
ça m'a fort déçu. Et puis la chose qui
m'a marqué le plus, c'est la période entre
le début du génocide et l'extermination
de ma famille, parce qu’à Butare ça a
pris comme deux semaines avant le début.
Cette période où personne absolument personne
ne venait nous dire ce qui se trame contre
nous. Tout le monde nous disait: « non
ça se passe ailleurs à Kigali, à Ruhengeri,
dans d'autres parties du…, du pays sauf
à Butare », alors qu'ils participaient
dans les réunions clandestines, ils s'armaient,
il se préparaient au pire. Puis comme on
est tout prêt de la frontière avec le Burundi,
trente minutes nous auraient suffi pour traverser.
Mais pour traverser c'est absolument par bateau
et ils avaient retiré tous les bateaux de
fortune de la rivière qui sépare le Rwanda
du Burundi et ils avaient sommé… les propriétaires
des…, des bateaux de fortune…, de ne jamais
aider un seul Tutsi à traverser et ils les
avaient menacés d'être tués s'ils s'aident
quelqu'un à traverser. Une autre… frontière
beaucoup plus infranchissable que le…, la
rivière, c'était un couloir des réfugiés
burundais qui avaient trouvés refuge dans
ma commune depuis octobre ’quatre-vingt-dix
[1990] lors de l'assassinat du président
du Burundi. Ça, c'est une autre histoire
mais en ’quatre-vingt-treize [1993] au mois
d'octobre vers le vingt, au Burundi, on a
tué un président hutu ce qui …, le massacre
entre Hutu et Tutsi s'en est suivi au Burundi
et beaucoup de Hutu ont trouvé refuge dans
les communes frontalières de la…, du Burundi
dont la mienne, ce qui fait que ma commune
Kibayi, qui avait une population de quarante
mille habitants a reçu cent-soixante mille
réfugiés burundais, tous hutu et, je m'excuse,
la plupart d'entre eux étaient prêts à
tuer. Ils en avaient…, ils avaient fait
ça en ’quatre-vingt-huit [1988] lors de…,
les…, des massacres de Ntega-Marangara,
parce que Ntega et Marangara, ce sont les
communes voisines de la mienne du côté du
Burundi. Et tous les Hutu de là-bas étaient
vraiment des criminels. Je regrette de vraiment,
de faire cette globalisation et quand ils
sont venus chez moi c'était eux qui nous
barraient la route vers le Burundi. Et…,
vous m'avez demandé si les…, quelque chose
qui m'a rappelé…, qui m'a marqué c'est
vraiment de ne pas pouvoir aller au Burundi
alors qu'on voit, c'est vraiment à notre
portée…, c'est ça.
>> Q : Et de ne pas pouvoir compter sur des
gens, comme vous disiez, … comme des amis...
>> R : Comme des amis…, oui qui deviennent
subitement des meurtriers.
>> Q : Est-ce que vous les aviez croisés
après cette période de génocide ?
>> R : Je les ai croisés. Et pendant le génocide
et après le génocide parce que… ma famille
a été…, mon père et ma mère et une fille
et une de mes sœurs ont été tués le dix-neuf
avril, le reste de la famille a été exterminé
dans la matinée (00 :45) du vingt avril
et moi j’ai…, j'ai été agressé et blessé
le vingt-et-un avril, puis je me suis caché
dans des brousses le vingt-et-un, le vingt-deux,
le vingt-trois. Et à chaque instant là,
ils venaient à ma recherche, tuaient les
gens autour de moi et c'était des gens que
je connaissais depuis mon enfance donc je
les ai croisés durant cette semaine. Puis
après le génocide, je suis retourné là-bas
plusieurs fois. Il y en avait qui ne sont
pas… retournés mais la plupart sont rentrés
même ceux qui étaient en prison, je suis
allé les voir. Ce qui m'a fort marqué, c’est
que j'ai trouvé un voisin qui portait mes
habits : un pantalon, une camisole et une
veste tous de mon…, de ma garde-robe. Ils
ont tué ma famille et ils nous ont dépouillés
de tout et maintenant ils portent nos habits,
même en prison.
>> Q : Qu'est-ce que tu aimerais leur dire
? Qu'est-ce que tu aimerais qu'ils te disent
quand tu les rencontres…, une rencontre
comme ça ?
>> R : Moi [inaudible], je ne pense pas que
je veux…, que j'ai quelque chose à leur
dire, je veux qu’ils parlent à la justice.
C'est vraiment, je veux vraiment les rencontrer
devant la justice parce que je n'ai aucune
morale à leur faire, c'était des amis, ils
le savent très bien, et ils étaient…,
la plupart avait été les élèves de mon
père, de ma mère et je ne sais pas qu’est-ce
que je peux dire à quelqu'un qui a tué son
professeur, quelqu'un qui a tué son instituteur,
je n'ai aucune morale à leur faire et les
gens qui ont été à l'église pour tuer
les gens qui… étaient…
>> Q : Qui s'étaient réfugiés…
>> R : Qui s'étaient réfugiés là-bas et
c'était des chrétiens qui tuent d'autres
chrétiens. Je n'ai aucune morale à leur
faire, je veux…, j'aimerais qu'ils fassent
face à la justice.
>> Q : Est-ce que vous avez pu…, bien on
sait que c'est difficile de trouver les corps
des parents dans ces circonstances, est-ce
que vous avez pu trouver les corps de certains…,
certains proches pour l'enterrement, l’inhumation
… ?
>> R : Malheureusement non. Ni mon père,
ni ma mère ni mes frères ni mes sœurs,
il y a une sœur…, la sœur, l'aînée des
filles, son corps a été retrouvé et a été
enterré avec les…, les gens d'une famille
dans laquelle elle s’est…, elle avait
trouvé refuge et on n’a pas voulu la séparer
des...
>> Q : … des autres ?
>> R : … des autres. Mais au moins on sait
qu'elle est là et le reste rien. Même mon
frère, l'aîné de la famille qui a été
tué, qui a été torturé pendant trois jours
avant d'être tué, qui a été tué sur les
menottes, on l’a..., on a trouvé ses restes
plus tard, c'était très facile de le reconnaître
parce qu'il y avait encore…, il avait encore
des menottes dans les bras il était le seul
à voir...>> Q : … était menotté…
>> R : Il était menotté dans…, comme ça.
Mais… comme on est plus dans notre village,
ceux qui l'ont retrouvé ont dissimulé les
restes dans tout un tas d'ossements, on n’a
pas pu le retrouver. Donc ce qui fait qu'on
n’a aucune sépulture de nos êtres chers.
Et c'est un manque encore, c'est un sentiment
d'impuissance qui nous habite moi et mes frères.
>> Q : C'est ça, vous parlez d'un sentiment
d'impuissance et c'est normal, ça se comprend…,
à part ce sentiment d'impuissance, quels
autres sentiments le génocide vous laisse-t-il
? Quels autres sentiments vous éprouvez face
à toute cette horreur ?
>> R : Au départ, c'était un sentiment de…
[soupir], bon le fait de voir les gens qui
ont tué mes…, mon entourage parce qu'à
part ma famille, j'ai vu les gens se faire
tuer autour de moi (00 :50) et pendant très
longtemps. Et je connais tout le monde, il
y a aucun étranger qui était là-dedans.
Même ces réfugiés-là, on les connaissait
parce qu'on se côtoyait depuis longtemps
et donc je connaissais tout le monde. Et voir
les gens qui ont tué, c'était un sentiment
de mépris, un sentiment de haine, de rage
et aussi d'impuissance parce que je n'avais
au [aucun?]…, rien à faire contre eux.
>> Q : Vous ne pouviez rien.
>> R : Je ne pouvais rien.
>> Q : Vous étiez complètement démuni.
>> R : Oui…, j’étais complètement démuni,
puis aussi un autre sentiment…, je dis toujours
[le sentiment] de rage envers le gouvernement
qui mettait beaucoup plus d'énergie dans
la réconciliation que dans la justice et
dans la réhabilitation des survivants.
>> Q : Le gouvernement après le génocide
?
>> R : Oui. Le gouvernement après le génocide
a…, se souciait…, oui c'est une politique
du gouvernement je ne pouvais rien contre
ça, mais il mettait beaucoup d’accents,
même « … » [inaudible] aujourd’hui,
dans la réconciliation que dans la justice.
Et comme je côtoyais beaucoup de survivants
qui…, qui saignaient encore, qui n’étaient
pas encore à l'école, qui n'avaient pas
de toit et beaucoup d’argent se dispensait
[dépensait ?] pour rapatrier les réfugiés,
pour forcer une réconciliation et non dans
la…, dans la réhabilitation physique, mentale,
économique, sociale des survivants. Et ça…,
ça me mettait encore dans un sentiment d'impuissance,
beaucoup plus que voir ces criminels là…,
parce que maintenant je disais: « on a tué
les gens mais ceux qui avaient pu échapper
meurent à petit feu à cause des séquelles
qu'on aurait pu soigner ».
>> Q : Passer à travers cette expérience
c'est inimaginable, c'est difficile. Quand
vous regardez, qu'est-ce qui vous a permis,
… qu’est-ce qui vous a permis, …. Qu'est-ce
qui vous permet encore de passer à travers
tout ça, au travers de cette expérience
qui ne finit pas en un jour ? D'après vous
qu'est-ce qui… ?
>> R : Oui, c'est vraiment le défi. J'ai
dit que tout mon être doit être un échec
pour ceux qui m’ont voulu mort. J'ai dit
: « je dois vivre et je dois vivre dignement
pour leur montrer que leur projet a été
complètement raté ». Ils croient avoir
tué plus d'un million, mais ils n'ont pas
pu, parce que je suis encore là. Mon frère
est encore là, il a maintenant quatre enfants.
Je suis là, j'ai maintenant deux enfants.
Mon petit frère est là, il a déjà un enfant,
donc ma famille ne sera jamais exterminée
et ça, c'est un échec. Et sur le côté
plus personnel, individuel, je vous ai dit
que le sentiment de haine, de mépris qui
m'habitait quand je les croisais après le
génocide, ils nous ont dépouillé des habits,
et ils sont en haillons. Et moi je ne suis
pas en haillons comme eux. Ils vont pieds
nus alors qu'ils ont pris beaucoup de paires
de souliers chez moi et je leur disais :
« finalement le génocide ce n'est pas un
projet rentable auquel quelqu'un peut embarquer,
personne, absolument personne n'y a tiré
un bénéfice à long terme. »
>> Q : Donc finalement ils ont tué des...vous
allez continuer tout à l'heure...ils ont
tué des personnes mais vous voulez comme
montrer: ils n'ont pas tué la raison de vivre
?
>> R : Non, non. Justement j’ai dit : « je
dois continuer à étudier pour pouvoir aussi
aider les autres qu’ils n’ont…, qui
n'ont pas les mêmes moyens, qui n'ont pas
eu la même chance » ; parce qu'il y en
a qui ont survécu à très bas âge qui avaient
toujours besoin de tuteur, de tutelle. Et
ces politiques du gouvernement qui nous laissaient
au bas de leur priorité, il devait y avoir
une énergie, une synergie (00 :55) entre
survivants pour pouvoir aider les plus démunis
et là, je me devais d'être fort pour pouvoir
aider les autres. Tout ça, ça a été une
raison pour moi d'être beaucoup plus fort.
Puis un peu de raisons passagères, mes blessures
n'étaient pas encore guéries, elles saignaient
encore parce qu'elles ont saigné pendant
au moins huit ans et je pensais que j'allais
un jour succomber à mes blessures et je disais
au moins que j’aie…, qu’entre ce moment-là
et le moment où je dois passer, il faut que
je fasse quelque chose qui soit positif et
que j'aide les autres à survivre. Parce que
je pensais à beaucoup de choses : avoir
contracté le SIDA [Syndrome de l’Immuno
Déficience Acquise], c'était la chose qui
me faisait plus peur parce que les mêmes
machettes qui avaient tué les gens, peut-être
les gens qui avaient le SIDA, qui avaient
aussi [tué] les animaux, c'était la même
machette qu'on avait utilisée pour me blesser.
Et le fait que ça ne guérissait pas, ça
me décourageait énormément et je croyais
que tout peut, … pouvait arriver et je disais
mais là si j'ai deux jours à vivre, une
semaine à vivre, une année à vivre, au
moins qu’il y ait des autres qui survivent.
C'était une raison qui m'a poussé à m'impliquer
beaucoup plus et pour que surtout, surtout
ce sentiment de …, c'était ma vengeance
à moi, montrer à ceux qui ont voulu nous
exterminer, [qu’ils ?] voient que c'était
un échec. Et je n'arrive pas à me débarrasser
de…, de cette raison négative mais je trouve
que c'est une raison pour moi de vivre et
que là,… j'aurais aimé que la vie de tous
les survivants soit beaucoup meilleure que
celle de n’importe qui des …, de ceux
qui ont participé au génocide. Comme ça,
ça serait une démonstration toute faite
que le projet du génocide n'est pas un bon
projet.
>> Q : Avant de passer à … après le génocide,
est-ce qu'il y a un autre aspect du génocide
qu'on n’a pas exploré que vous pourriez…,
que vous voudriez souligner ? Parce que comme
je dis c'est vaste, on pourra parler des jours
et des jours mais est-ce qu'il y a un aspect
important du génocide que vous aimeriez souligner
?
>> R : C'est comment le génocide change la
vie…, a changé ma vie. Il n'y a aucune
nuit, au moins aucune semaine qui passe sans
que dans mes rêves…, cet épisode revient
à mes…, à mon esprit. Voir toujours les…,
les gens qui étaient avec moi se faire tuer,
me voir toujours…, pourchassé par… mes
tueurs, voir toujours mes…, mes amis et
mes frères, ma mère, mon père me dire : « Philibert
tu savais, je n'ai pas été tué, je veux
me cacher quelque part ». Ils…, ça a changé
ma vie, je n'arrive pas à m'en débarrasser
et c'est toujours ça revient toujours dans
mes pensées et dans mes rêves, je ne sais
pas si c'est ça le cauchemar, mais je sais
que ça ne finira jamais. Et je pense toujours
à des filles qui étaient violées, que j'ai
vu se faire violer et je pense aussi surtout
aux gens qui ont perdu leur…, leur humanité,
… qui…, je vois par exemple chaque fois
j'y pense, je vois des filles, un groupe de
filles qui faisaient le boulot de déshabiller
toutes les filles tutsi tuées pour s'emparer....
>> Q : Pour les dépouiller...
>> R : Les dépouiller… les…, déshabiller
les dépouilles. Ça c'est autre chose que
d'aller dans une maison et prendre les…,
les habits que quelqu'un, … Mais aller déshabiller
un mort pour porter ses habits...
>> Q : À les profaner... (01 :00)
>> R : Oui. Puis je vois aussi toujours ce
complexe d'infériorité qui les…, qui les
rongeait. Une fille qui m'a demandé : « Philibert,
finalement tu vois que je suis belle ? » Parce
qu'elle croit qu'elle n'était pas belle,
à la comparer aux filles tutsi et maintenant
que toutes les filles tutsi étaient mortes,
elle était devenue subitement...
>> Q : Belle…
>> R : Belle et c'était une raison pour elle
de tuer pour…, pour…, pour que toutes
celles qui sont plus belles, croyait-elle,
soient mortes. Je pense toujours à…, à
cette façon de penser.
>> Q : … On va arrêter une seconde, … Rindira
gato… [attends un peu]…
>> R : On peut y aller ?
>> Q : Nous allons encore continuer. Donc
vous parliez de cette expérience des gens
qui venaient dépouiller...
>> R : [Tousse]
>> Q : Profaner...
>> R : Oui.
>> Q : Les…, les personnes tuées, puis
de cette fille qui…, qui pensait qu'elle
était devenue par enchantement plus belle...
>> R : Plus belle...
>> Q : … parce que les filles tutsi avaient
été tuées ?
>> R : Oui. Puis je pense surtout à tous
les jours au…, à de nombreux cadavres que
j'ai dû enjamber pour me sauver.... Je pense
toujours aux gens qui agonisaient, qui me
demandaient de l’eau…, surtout beaucoup
de cadavres que j'ai enjambés pour me réfugier
au Burundi. Et tout ça, ça m'habite toujours
et ça ne finira jamais. Et je pense à la
solidarité qui était entre les fuyards,
entre les Tutsi qui fuyaient.
>> Q : L'entraide entre eux …
>> R : Oui. Je me rappelle surtout d'un jeune
qui était de mon équipe pour aller au Burundi,
il avait la malaria, le paludisme et c'était
en pleine période de pluie. On est allé
au Burundi sous la pluie ! Je ne sais pas
si quelqu'un peut imaginer quelqu'un que...
>> Q : Qui a le paludisme...
>> R : Qui a le paludisme, marcher pendant
des kilomètres sous la pluie. Et aussi la
même personne avait eu un accident de…,
de vélo et il avait une tige dans sa jambe
et à force de courir pour se sauver sa jambe
était enflée et on devait le...
>> Q : Le traîner...
>> R : …le porter…, le porter [il montre
ses épaules] sur nos épaules. Je me rappelle
toujours de…, d'un endroit où on est allé,
il nous a dit, il m'a dit: « Philibert laissez-moi,
je…, au risque de vous faire tuer, moi je
dois mourir tout seul mais vous, vous devez
vous sauver.» Parce qu'on le portait par
les épaules et moi j'avais les épaules [il
montre ses épaules]…, toutes mes blessures,
mais je ne pensais à aucune minute qu’on
devait abandonner ce jeune-là. Aujourd'hui
il a fait…, il a terminé ses études, il
est marié et ça c'est la seule chose que
je dis que même en période d'impuissance,
on peut toujours faire une bonne chose puis…,
mais je pense toujours à ceux qui n'ont pas
pu échapper. Chaque fois que j'arrivais à
une équipe de survivants, … quelques sem…[semaines]
jours après ou quelques heures après, on
était attaqué, on…, ils étaient tous
tués sauf que moi, je devais fuir et me joindre
à une autre équipe qui y passait ; et par
après j'ai dit : « finalement, il faut
que…, il faut que je reste seul parce que
je fais tuer beaucoup de monde ». Une autre
chose qui me revient toujours à l'esprit
c'est l'acharnement. L'acharnement des tueurs
qui passaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre
à tuer et je me rappelle d'un endroit où
je m'étais caché dans une brousse, ils étaient
venus me chercher et ils n'ont pas pu me trouver,
j'étais dans une forêt et ils…, quelqu'un
leur a …, une idée d'aller emmener du feu
pour…, et il a dit : « lorsqu'un serpent
fuit…, se cache dans…, dans les herbes,
il faut…, on le retire par le feu. » Ils
ont brûlé le feu, ils ont brûlé la forêt
mais comme c'était pendant la période de
pluie…, elle n'a pas pris feu. Et par après
(01:05), ils ont emmené des chiens chasseurs,
des chiens entraînés à chasser et les chiens
ont tué pas mal de gens qui se cachaient
dans la même forêt que moi et curieusement
ils ne m'ont pas trouvé. Et dans l'après-midi
parce que j'étais arrivé dans cette forêt
vers neuf heures du matin et vers l'après-midi,
ils ont encerclé la forêt se tenant [démontre]
par la main pour ne laisser aucune trace vide
et il y a quelqu'un qui leur disait : « rentrer
dans la forêt chacun tout droit devant lui,
on va se rencontrer ceux du sud, ceux du nord,
ceux de l'ouest, ceux l'est de la forêt,
on va se rencontrer au milieu de la forêt
si on ne l'a pas piétiné, c'est qu'il n'est
plus là. » Cet acharnement là c’est...,
à rechercher quelqu'un qui est…, j'étais
déjà blessé là, quelqu'un qui est inoffensif
mais cet acharnement, ce courage, cette détermination
à tuer, … ça me désarme, je n’arrive
pas à penser qu’est-ce qui les habitait.
Puis l'offre qu'ils ont faite finalement quand
ils n'ont pas pu me trouver, l'offre qu'ils
ont faite d’un million de francs à qui
pourra trouver mon frère qui…, que l'on
a pu débusquer quelques, quelques mois après,
au mois de juin que, je vous ai parlé de
celui qu'on a torturé pendant trois jours,
on avait offert un million de francs à quelqu'un
qui le trouvera mort ou vif. Et je me disais
finalement qu'est-ce qu'on avait fait pour
qu'on soit chas... [chassés] poursuivis de
la sorte ? Tout ça, ça me revient toujours
à l'esprit et je n'arrive pas à m'en débarrasser.
>> Q : Donc c'est une expérience effectivement
qu'on n’oublie pas comme ça, c'est une
expérience qui poursuit…, mais comme vous
dites, vous avez comme…, un devoir que vous
vous faites pour..., vous avez des raisons
de vivre plus fortes que les raisons d'exterminer
que les tueurs avaient pour que la vie puisse
contrebalancer. Donc le génocide fini, vous
nous avez raconté brièvement ce qui est
arrivé, vous avez quitté le Rwanda en deux
mille [2000]?
>> R : Oui, fin deux mille [2000].
>> Q : Est-ce que vous pouvez nous parler
brièvement de votre émigration du Rwanda
pour venir au Canada ?
>> R : … d'abord c'était la…, j'ai trois
raisons qui m'ont fait d’abord quitter le
Rwanda. C'était..., j’avais des blessures
qui ne guérissaient pas et au Rwanda on pouvait
pas [il montre ses cicatrices sur la tête],
ici on m'avait donné des coups de machette
puis à cause de l'infection, c'était les
blessures, c'était pratiquement toute la
partie arrière du, du…, de mon crâne,
de la tête et au Rwanda on n’arrivait pas,
la médecine n'arrivait pas à ...
>> Q : À vous soigner.
>> R : … à me soigner. Et comme je vous
disais, j'ai tenté à plusieurs reprises
d'avoir un transfert médical pour aller me
faire soigner dans des hôpitaux beaucoup
plus spécialisés, ça n’a pas marché.
Et j'ai dit, à… n'importe quel coût, je
dois quitter pour aller me faire soigner.
Une autre chose, c'est que je suis le témoin
de pas mal d'atrocités qui s'est commis dans
ma région, dans deux communes dont la mienne
et la commune voisine de Muganza ; les…,
les criminels étaient revenus et ils commençaient
à tuer les survivants un à un, surtout les
témoins...
>> Q : À éliminer systématiquement … [inaudible]
>> R : Éliminer les témoins gênants. Et
je pensais, je ne pouvais pas ignorer que
j'étais leur cible de choix. Il y en a qui…,
qui sont à Arusha, qui savaient que j'étais
le témoin de tout ce qu'ils ont fait et commandité
et puis aussi je militais dans…, pour les
droits de la personne le…, les survivants
du génocide dans…, puis j'étais journaliste
et avec ma plume je parlais toujours du sort
des survivants et épinglais le gouvernement
des priorités qu'il faisait, qu'il laissait
en dernière ligne le, (01:10) le…, les
survivants. Donc, je pouvais être la cible
même du gouvernement qui pouvait me faire
taire parce que, … moi je considère que
le Rwanda n'est pas encore démocratique où
on a toujours le droit de dire ce qui va,
ce qui ne va pas et je disais si j'arrive
à y passer, c'est une famille qui est finalement
exterminée. Puis j'ai dit : je dois venir
au Canada. Puis j'ai eu un ami qui m'a aidé
à…, à trouver un moyen. Puis je suis venu,
j'ai débarqué ici c'était le trente novembre...
>> Q : Vous avez débarqué ici...
>> R : À Montréal.
>> Q : À Montréal ?
>> R : À Montréal. Puis c'est ça, j'ai
fait des…, des petits boulots à Montréal
jusqu'à ce que j'aie les moyens de retourner
à l'école mais entre-temps, le travail principal
c'était vraiment me faire soigner. Dieu merci
c'est guéri. Et puis après, je suis allé
à l'école en Outaouais, à l'Université
du Québec en Outaouais où j'ai commencé
mes études en…, deux mille-quatre [2004],
j'ai terminé mon bac [baccalauréat] en deux
mille-huit [2008]et j'ai commencé à travailler
au gouvernement fédéral en…, un mois après
avoir obtenu mon bac, c'est-à-dire au mois
de mai deux mille-huit [2008].
Q: Donc vous avez quitté Montréal pour des
raisons d'études...
>> R : Oui.
>> Q : Vous avez vécu combien d'années à
Montréal?
>> R : Deux ans.
>> Q : Deux ans à Montréal, vous avez quitté
pour des....
>> R : Des raisons d’études.
Q: Des raisons d'études. Donc vous nous parlez
des petits boulots, vous nous parlez des…,
des études ici…, vous…, est-ce que vous
vous êtes mariés ? Vous...
>> R : Oui en…, en deux mille-cinq [2005],
je me suis marié et maintenant je suis père
de deux filles ; une fille qui va avoir…,
fêter ces quatre ans le vingt-sept décembre
de cette année, elle va avoir quatre ans
puis une autre fille qui a maintenant sept
mois. Donc je suis marié et père de deux
enfants, présentement je suis…, j'ai pris
un congé parental de quatre mois qui se termine
dans un mois et je retourne travailler.
>> Q : Est-ce que…, vous nous parlez …, vous
pouvez nous parler très brièvement de votre
expérience de vie au…, à Montréal…
ici ; j'imagine que c'est une expérience
de vie différente de celle du Rwanda, qu'est-ce
qui vous a marqué, … les différences,
comment vous êtes intégré dans cette société
?
>> R : Ce qui m'a marqué d'abord, c'est la
différence de température. Que ce soit en
hiver que ce soit en été, j'ai débarqué
c'était le trente novembre et la neige m'arrivait
jusqu'aux genoux, moi qui venait d'un pays
où il fait rarement moins…, moins de quinze
degrés. Chez moi, quand il fait très froid,
c'est entre dix-sept, dix-huit, mais je n’avais
jamais connu zéro degré, moins, dans le
négatif c'est impensable, c'était ça la
première impression que j'ai eue à l'aéroport
de Montréal. Et j'avais appris dans mon cours
de géographie que le Canada c’est…, c'est
froid mais le contact avec le froid, ça m'a
repoussé, c'est comme si ça me disait :
« retourne dans ton avion et rentre chez
toi ». Et puis la différence de température
tant en hiver qu'en été, même en été
j'ai connu quarante degrés, trente…, plus
de trente degrés chez moi ça n'existe pas
et cette température qui me fait croire que
je suis dans un four et cette température
basse qui me fait croire que je suis dans
un…, dans un frigidaire, c’est…, ça
a été le premier contact et ça a été
un choc. Et puis ce qui m'a marqué encore
une fois, c’est…, c’est la dif…, la
diversité ; les gens de toutes les races,
de toutes les provenances, de toutes les langues
et le français, l'anglais ça nous unit mais
dans nos familles (01:15) respectives entre
nationaux, c'est vraiment la Tour de Babel.
C'est toutes les langues qu'on peut imaginer.
Ça, ça m'a étonné, moi qui venait d'un
pays où tout le monde parle une même langue,
où pratiquement tout le monde parle une même
langue. Évidemment même quand je suis arrivé,
passer toute une journée à parler français
ça me fatiguait, je n'avais jamais passé
toute une journée à parler une autre langue
que ma langue maternelle. Ça, c'était vraiment
une différence. Et autre chose qui m'a marqué,
c'est la grandeur, la distance, l'immensité
du pays. Au Rwanda en…, en une heure, on
peut traverser d'une frontière à une autre,
mais ici d'une ville à l'autre, c'est presque
trois heures et en autoroute. Ça, ça m'a
beaucoup marqué mais le…, le…, ce qui
est beaucoup plus positif, c'est vraiment
la sécurité, c'est la liberté, c'est le
respect des droits. J'ai vu que les constructions
ici, il n'y a pas de grillage sur les fenêtres,
pas de portes métalliques… C’est ça,
mais on craint pas le…, le vol, on dort
tranquillement, ce qui n'est pas le cas chez
moi. Et une autre chose beaucoup plus positive,
une autre…, une des autres raisons qui m'a
fait quitter le pays, c'est ce sentiment de
sécurité, de ne pas voir à chaque coin
de rue un militaire armé et ici je n'ai jamais
vu un militaire, un fusil à la main. Tous
ceux que je croise ce sont des militaires
en uniforme mais pas de fusil. Je les vois
seulement à la télé [télévision] et ça,
ça me met, ça me tranquillise parce que
l'expérience avec les militaires, avec les
armes, c'est vraiment le génocide, c'est
la brutalité.
>> Q : Un sentiment de sécurité...
>> R : Oui, ce sentiment de sécurité que
j'ai vu, cette liberté, ce sentiment de liberté,
de paix, c'est vraiment ce que je recherchais
et je l'ai trouvé.
>> Q : [Inaudible] Est-ce que vous avez…,
quels…, quels ont été vos rapports avec
la communauté rwandaise…, à Montréal…,
et ici dans l’Outaouais ?
>> R : La communauté rwandaise est à l'image
du pays d'origine. Il y a deux catégories
: les Hutu et les Tutsi. Comme je me retrouve
dans [rires], dans…, comme Tutsi, la communauté
des Tutsi [rires], j'ose en parler, il n'y
a pas de réconciliation forcée Dieu merci.
La communauté des Tutsi m'a accueilli à
bras ouverts et m'a aidé dans tous mes pas,
m'a montré ce que je devais faire, ce que
je ne devais pas faire et ça Dieu merci.
Et chaque fois que je rencontre…, j'ai des
amis hutu mais la déchirure du tissu social
tel que je dois toujours m'assurer que mon
ami n'a rien fait, n'a pas les mains sales
ou n'a pas ce sentiment qui a subitement envahi
les Hutu de mon entourage pour me tuer. Et
ce…, je vous dis que c’est…, du moins
en ce qui me concerne dans la communauté
des Hutu originaires du Rwanda, c'est un sentiment
de méfiance, de distance. Je ne peux pas
vous dire que je peux entrer dans une réunion
de Hutu ou même en tant que chrétien aller
dans une messe où il y a …, on a des messes
de…, surtout pendant la commémoration,
si je pouvais me retrouver dans une église
où la majorité est…, les Hutu, je sortirais
illico. Donc, c'est un sentiment de méfiance,
de distance et c'est ça sinon pour les…,
les Rwandais d'origine tutsi, c’est...,
je salue surtout leur… sentiment (01:20)
de garder, de vivre la mémoire du génocide
malgré la distance, ce senti…[sentiment]
ce…, cette solidarité qui les habite qui
essaie d'intégrer les nouveaux arrivants,
c'est ça, les Rwandais sont à l'image de
leur pays d'origine.
>> Q : Vous avez dit tout à l'heure que vous
avez des amis hutu...
>> R : Oui.
>> Q : [Inaudible]… Je ne sais pas si c'est
des amis…, des amis comme ça, des amis
comme ça…, est-ce qu'il vous arrive ou
bien il vous est arrivé de parler avec, peut-être
pas dans une grande réunion avec ces gens-là,
mais avec des amis individuellement, il vous
est arrivé de parler avec un ou des amis
hutu, de parler du génocide et de parler
du génocide… réellement là?
>> R : Entre mes amis, on ne parle que de
ça...
>> Q : Les amis hutu ?
>> R : Les amis hutu. Quand on se rencontre,
il n'y a pas entre deux conversations, il
y a toujours le…, le génocide qui le…,
le sujet en rapport avec le génocide qui
survient. Et heureusement, comme je vous dis
mes amis du moins…, le peu d'amis que je
considère vraiment comme des amis, n'ont
pas de mains salles …, oui…, et eux aussi
ils se demandent quel diable avait envahi
les Hutu pour qu’ils commettent un génocide.
Eux aussi, ils croient qu’un génocide,
c'est un crime odieux et ils croient aussi
que le génocide doit être puni partout dans
le monde, à travers le monde, le…, et aussi
ils…, ils croient que les Hutu ont été
aussi victimes de…, d'une guerre qui arrivait
au Rwanda, quand ils sont allés au Zaïre,
ils ont été tués, il y a des innocents,
des femmes, des enfants qui ont été tués,
apportés par la guerre là-bas et ils croient
que les…, ce que ceux qui ont commis ces
massacres contre les Hutu doivent aussi être
punis. Ce qui me mets beaucoup à l'aise c'est
qu’ils croient que les Hutu n'ont jamais
été victimes d'un génocide, que seuls les
Tutsi ont été victimes d'un génocide. Mais
comme le génocide a été commis dans le
contexte d'une guerre, il y a aussi les [inaudible],
des Hutu qui sont tombés dans…, dans cette
guerre. C’est…, on parle toujours de ça,
on discute, mais il m'est arrivé aussi de
faire une…, des discussions chaudes avec
les, les…, les Hutu les plus durs là, les…,
je dirais pas les génocidaires parce que
les uns entre eux n'étaient même pas au
Rwanda à ce moment-là, mais....
>> Q : Les défenseurs d'une idéologie
>> R : Oui, d'une certaine idéologie qui
nous croient avoir été victimes de notre
propre sort, qui croient que c'est parce que
l'avion du président Habyarimana était abattu,
que c'est ça la raison du génocide, ... mais
moi à chaque fois je leur rappelle…, dans
ma famille on n’a jamais connu de mort naturelle :
mon père…, mon grand-père paternel, mon
grand-père paternel [maternel ?] ont été
tués et Habyarimana n'était pas mort en
’cinquante-neuf [1959]. Toute ma famille
qui restait au Rwanda a été forcée à l'exil
en ’soixante-treize [1973], Habyarimana
n'avait pas été tué à ce moment-là. Dans
les années ’quatre-vingt-dix [1990]à Bugesera,
à Kibirira, à Rwamatamu, à Kibuye, tous
les Tutsi qui ont été tués là-bas, Habyarimana
était encore en vie et je leur dis que surtout
chez moi à Butare où il n'y avait que les
ennemis politiques du président Habyarimana
personne ne pouvait, absolument personne que
je connaisse à mon entourage ne pouvait pleurer
le…, la mort du président Habyarimana,
jusqu'à prendre la machette pour le venger.
À mon entourage, il n'y avait que les membres
de partis d’opposition. S’ils nous ont
tués, ce n’était pas pour…, parce que
c'était les amis du président Habyarimana,
que nous on avait tué Habyarimana, ils nous
ont tué parce que c'était des Tutsi, que
nous étions des Hutu...
>> Q : « … » ?
>> R : Plutôt c'était des Hutu, que nous
étions des Tutsi [rires] Je m'excuse (01:25)
du lapsus...et là, c'est important de le
souligner parce que chez moi dans mon village,
il n’y avait pas d’interahamwe. Il n’y
avait pas d'interhamwe et si par hasard tous
les ennemis du président Habyarimana se mettaient
ensemble, je pense qu’à Butare il n'y aurait
pas eu de génocide. On aurait pu repousser
les attaques qui venaient de je ne sais où
il y avait les....
>> Q : Ces milices-là ?
>> R : Les interahamwe, ces milices-là, mais
pas chez moi. Donc on a été tué parce qu’on
était des Tutsi et eux ils nous ont tué
parce qu’ils étaient des Hutu, pas parce
qu’ils étaient membres du parti du président
Habyarimana ou qu'ils voulaient le venger.
>> Q : … Est-ce que vous êtes retourné
au Rwanda après, quand vous êtes venu ici
? Est-ce que vous êtes retourné au Rwanda
?
>> R : Oui, je suis retourné là-bas en…,
l'année dernière en septembre à l'occasion
du mariage de mon petit frère.
>> Q : En deux mille-huit [2008]?
>> R : En deux mille-huit [2008].
>> Q : Quel a été votre premier sentiment
quand vous êtes arrivé là ?
>> R : ...C'était après huit ans d'absence,
c'est vraiment le changement qui a pu s'opérer
là-bas et pour moi les…, les enfants qui
étaient avec moi pendant le génocide, qui
avaient grandi maintenant, qui se mariaient
alors que je les avais côtoyés quand ils
étaient à l'école primaire. C'est comment
Kigali se transformait et c'est ce qui m'a
frappé négativement, c'est comment en dehors
de Kigali c'est la misère totale et même
à Kigali c'est la différence entre les riches
et les pauvres qui ne cesse de s'accroître.
Et ce qui m'a frappé encore c'est cette confrontation
avec la réalité de mon pays, faire face
encore à mes démons. Quitter le Canada où
je vois rarement, où je n'ai jamais vu quelqu'un
que j'avais vu en action en ’quatre-vingt-quatorze
[1994]. Parce que je suis retourné...
>> Q : Vous êtes retourné jusque…, chez
vous ?
>> R : Chez moi…, chez moi à mon village,
à ma région natale. J'ai rencontré la personne
qui m'a donné des coups de machette, je l'ai
rencontré encore une fois, comme je le rencontrais
à chaque fois que j'allais là, j'ai rencontré
ces gens-là qui avaient…, qui étaient
dans les attaques mais plus forts que je n'avais
même pas vu avant, avant de quitter, c'est
les gens qui…, les tueurs qui sont retournés
dans des villages…, qui ont bénéficié
d'une libération massive et qui profitaient
de l'impunité, qui jouissaient de l'impunité
et leur contact avec mes yeux a été encore
décevant.
>> Q : Ça a dû être terrible ?
>> R : Oui. Il y a, dans les années deux
mille-deux [2002], deux mille-trois [2003],
on a libéré massivement les criminels qui
soi-disant avaient avoué...
>> Q : Leur crime ?
>> R : Leur crime et ils sont sur les collines,
ils jouissent de l'impunité. Avant je les
avais vus pour la plupart en prison, ça me
mettait en sécurité, mais les revoir sur
les collines vaquer à leurs occupations quotidiennes
et surtout côtoyer et cohabiter avec les
survivants, j'ai dit : « ces survivants-là,
ils sont très forts » parce que moi je
suis retourné vite dans ma voiture et regagné
Kigali.
>> Q : Ils sont forts ou bien ils n'ont pas
de choix ?
>> R : Ils n'ont pas de choix, ils n'ont pas
de choix et ils doivent cohabiter parce que
c’est..., c'est pas eux qui commandent les
décisions du gouvernement. Mais cette impunité
qui règne ça m'a encore une fois découragé,
c’est ça…, encore le plus grand sentiment
que j'ai vu, quand je suis retourné là-bas.
>> Q : Donc bon, je pense que c’est… on
va finalement clôturer bientôt…, vous
avez dit que vous êtes…, vous êtes mariés,
que vous avez des enfants, qu'est-ce que vous
espérez pour vos enfants ? Qu'est-ce que
vous souhaitez pour vos enfants ? Quels contacts
aimeriez-vous qu'ils gardent avec... avec
le pays ?
>> R : … Mes enfants j'aimerais vraiment
que leur contact (01:30) avec l'histoire du
pays, soit en lecture, à la télévision,
dans les livres, à la télé, sur Internet
qui ne vivent jamais, jamais ce que nous avons
vécu. Je regrette toujours que mes enfants
n'auront jamais de tantes paternelles alors
que j'avais quatre sœurs, ce sont les enfants
qui n'auront pas de…, une famille complète
en quelque fois…, en quelques façons, elles
ont…, ils…, elles ont subi, elles ont…
vécu mais indirectement, mais j’aimerais
que ça reste là. J'aimerais que leur contact
avec le pays, ce soit le contact avec
un pays… changé ; où quelqu'un n'est
pas poursuivi pour ce qu'il est…, mais un
pays où il y a le droit, la liberté et la
dignité.
>> Q : Et comment pensez-vous que…, le contact
avec le génocide veux, veux pas à un moment
donné, elles vont avoir un contact avec le
génocide, comment pensez-vous…, comment…
est-ce que vous y avez pensé ? Vous imaginez
ça ? … Vous avez parlé de transmission
de la mémoire… ?
>> R : Oui, déjà ça a commencé parce que
ma…, ma fille aînée com…, me demande
toujours qu’est-ce que j'ai eu ici [il montre
sa blessure] et chaque fois, je ne…, j'ai
de la misère à lui expliquer dans des termes…,
elle ne comprend pas encore, elle n'a qu’à
peine quatre ans, mais… je vais lui dire
ce qui m'est arrivé. Que c'est ce qui m'est
arrivé, et peut-être… a fait qu'elle ne
connaîtra jamais son grand-père, sa grand-mère
paternelle et je vais lui dire qu'on a été
victime d'une violence, d'une rare atrocité...
qu'elle doit toujours faire à ce que cela
n'arrive jamais ni au Rwanda ni ailleurs dans
le monde. Et surtout je vais lui dire qu'elle
doit préserver cette mémoire parce que je
pense que, … je suis convaincu que l'oubli
et l'impunité sont là, deux clés pour la
récidive pour que ce qui s'est passé au
Rwanda, ce qui s'est passé pour moi, se passe
encore au Rwanda ou ailleurs. Et je dois lui
dire qu'elle doit toujours sauvegarder vive
la mémoire des victimes du génocide et qu'elle
doit toujours militer pour la justice et pour
le droit de la personne. Ça je pense que
c’est…, si je lui dis pas ça je vous
ai parlé de mon père…, je pense que je
lui en veux d'une certaine façon, il ne nous
a pas dit exactement ce qu'il lui était arrivé.
Oui c’est…, sinon il nous l'a dit un peu
tard. Il avait comme une ceinture de…, de
cicatrices à travers son dos et son…, toute
la partie arrière c'était des coups de matraque,
il ne nous disait jamais ce qui s'était passé
et il croyait que c'était une façon pour
nous, de nous...
>> Q : De vous protéger
>> R : … pour nous protéger, de ne pas
voir en des voisins des ennemis. Il ne nous
disait jamais pourquoi on est…, on avait
les…, les…, toutes les terres que l'on
avait, il avait acheté alors que, il avait
beaucoup, ma famille avait beaucoup de terres
mais qui avaient été confisquées. Il n'arrivait
jamais à nous parler de cette réalité-là
et on l'a appris vraiment tard et je pense
que ça…, peut-être que j'ai cette latitude
là parce que je suis au Canada, de le dire
à mes enfants au fur et à mesure qu'ils
sont en mesure de le comprendre. Je vais leur
dire que … mes parents ne sont pas morts
d'une mort naturelle mais qu'ils ont été
tués, je vais lui dire (01:35) que ceux qui
les ont tués, certains d’entre eux n'ont
même pas été jugés et punis, je vais leur
dire qu'on n’a pas pu enterrer, il n'y a
pas de sépulture physique pour mes…, les
membres de ma famille et que je les garde
dans mon cœur et que, eux aussi ils ont ce
devoir de les garder dans leurs cœurs comme
ça ils pourront sauvegarder leur mémoire.
>> Q : Bon, s'il n'y a pas autre chose que
vous aimeriez ajouter… est-ce qu'il y a
quelque chose d'autre que vous aimeriez…?
R: Oui, c'est dire merci à tous ceux qui
ont organisé ce projet, qui ont conçu, qui
mettent en marche ce projet de sauvegarde
de l'histoire du génocide, parce qu’au
Rwanda, on a une culture orale mais maintenant
qu’avec la mondialisation…, les survivants,
les rescapés sont partout dans le monde et
notre histoire doit transcender les frontières
de notre petit pays, éloigné du Canada,
il faut que tout ce qui s'est passé chez
nous soit connu de tout le monde, de partout
que ce soit l'objet de plusieurs études parce
que c'est grâce à la recherche qu'on trouve
des remèdes à chaque maladie. Et le génocide,
il faut toujours penser à qu'est ce qui a
causé ça, et on peut le faire que par des
recherches. Moi j'arrive pas à comprendre,
je l'ai subi, j'arrive pas à comprendre ce
qui m'est arrivé mais ceux qui sont un peu
éloignés, qui transcendent, qui n’ont
pas la relation que nous on a avec le génocide,
pourraient aller, pourquoi pas, au-dessus
de la mêlée et étudier objectivement, analyser
et trouver les raisons prochaines, directes
et indirectes, éloignées et proches, qui
ont poussé au génocide et tout cela pourra
aider à trouver des remèdes pour que cela
ne se produise jamais ni au Rwanda ni ailleurs.
Donc, je dis merci à vous, à l'organisation
PAGE-Rwanda, à l'Université Concordia et
à tous ceux et celles qui sont impliqués
dans la réussite de ce projet, merci.
>> Q : Bon merci.
Fin de la session 1 de 2
Deuxième session
>> Q : L'acceptation de ce supplément d'entrevue
parce que nous avions ajouté des thèmes
à notre questionnaire après votre entrevue,
et nous voudrions explorer ces thèmes avec
vous et je vous remercie beaucoup pour le
temps que vous nous donnez, que vous nous
accordez pour cette entrevue. Et je voudrais
commencer par vous demander, comme rescapé
qui a fui, qui est ici, de manière générale
comment diriez-vous que vous allez maintenant,
que…, après le génocide ?
>> R : Bon je…, je dis que je vais bien
parce que je suis en vie c’est…, je suis
déjà chanceux parce qu'il y a plein de gens
qui n'ont pas eu cette chance que j’ai eue,
donc je ne peux pas me plaindre même [inaudible]…
relativement à tant d'autres qui n’ont
pas eu la chance de survivre…, relativement
à tant d'autres qui n'ont pas eu la chance
de…, de bénéficier des soins de santé
spécialisés que j’ai…, que j'ai eus,
je suis…, je vais vraiment bien. Sinon si
je dois dire après le génocide, il y a toujours
une vie après le génocide qui est de loin
pas comparable à la vie que j'avais avant,
et si je dis que je vais bien c'est une morale
que je me fais parce que le manque…, la
nostalgie de ce moment, de cette famille que
je n'ai plus, ça m'habite toujours. Alors
je vais bien dans le contexte qui est particulier
à tout rescapé. Oui, on a des séquelles
morales, psychologiques…, de ce manque (01:40)
qui nous habite mais on essaie de composer
avec.
>> Q : C'est ça, justement en parlant de
séquelles morales, psychologiques…, et
souvent… question de deuil ; quand on a
connu ces moments de…, de traumatisme, ces
moments comme pour le génocide. Pour vous,
est-ce que c'est possible de vivre le deuil
? Est-ce qu'il y a des éléments qui peuvent
aider à vivre le deuil ? Est-ce qu'il y a
des éléments qui bloquent le deuil ? Est-ce
que vous pouvez nous parler un peu de votre
expérience personnelle par rapport au deuil
?
>> R : Oui, le deuil d'abord, c'est possible
de…, de vivre le deuil parce que la mort
est inhérente à toute condition humaine.
N’eût été le génocide, je sais qu'un
jour ou l'autre mon père allait partir, ma
mère allait partir, donc j'étais présupposé
à... , à vivre un deuil un jour, la perte
d'un membre de famille. Ce qui est inconcevable,
ce qui est incompréhensible pour moi, c'est
le fait de perdre tout le monde à la fois,
en un seul coup, dans une situation aussi
injuste, aussi brutale…, et ça, ça m'empêche
de vivre ce deuil ; parce que le pourquoi,
le pourquoi moi, le pourquoi eux…, tous
ces pourquoi n’ont pas de réponse. Et tant
que je n’ai pas de réponse à ça, l'acceptation
qui est une étape importante pour le deuil,
il n'est pas fait. Il n'est pas fait parce
que je me demande toujours pourquoi ils ont
été tués et tant que je dis que c'est injuste
même…, même l'accepter devient impossible.
Et vous avez parlé des éléments qui…,
qui bloquent, je parle d'abord des éléments
qui bloquent le deuil. Il y a justement le
pourquoi qui n'a pas de réponse, mais il
y a aussi d'autres éléments qui ne sont
pas plus philosophiques, qui sont du domaine
du réel, du quotidien, comment vivre le deuil
tant qu’on n’a pas retrouvé le corps.
J'ai perdu quatre sœurs, on avait juste quatre,
je n'ai plus de sœur, j'ai perdu deux frères,
on était une famille de neuf enfants, six
ont été tués, mes parents, ma grand-mère,
je n'ai enterré personne d'entre eux. Et
ça c’est…, c'est un…, c'est une page
qui ne va jamais être tournée parce que…,
il y a un devoir, un devoir… fraternel,
un devoir d'office que j'ai pas rempli et
cela m'empêche de me sentir en paix parce
que j'ai pas donné de sépulture digne à
mes être chers qui m'ont tout donné, qui
m'ont tant aimé. Il y a un autre élément
qui empêche le deuil, c'est la justice. Tant
que la justice n'est pas faite, c'est aussi
un devoir pour moi que justice soit faite.
Tant que même malgré les…, tous les discours
que l'on nous raconte, la justice n'est pas
faite. Je connais à ce jour personne qui
soit, qui ait été jugé et reconnu coupable
d'avoir tué ma mère et les juridictions
Gacaca vont fermer bientôt et ce sentiment
d'injustice m'empêche de faire mon deuil
parce que je me sentirais en paix si j'avais
dit : « un, ils reposent en paix et deux
les gens qui l'ont tué, ont été jugés
» et ce n’est pas fait. Ça, c'est vraiment
concernant ma famille. Mais concernant le…,
la communauté entière parce que même si
j'avais eu la chance de…, de garder mes
parents, mes…, mes parents, c'est quand
même un génocide. Il y a dix-sept ans ça
fait déjà bientôt dix-huit ans, il n'y
a personne parmi les…, les rescapés, qui
a eu compensation. Et la justice c’est…,
à deux facettes : c'est la répression du
crime, c'est aussi la réparation des dommages.
Ça fait dix-sept ans, dix-huit ans (01:45),
les dommages n'ont pas été réparés, les…,
le crime a été réprimé… bon, à moitié
parce qu’au moins en ce qui me concerne
ceux qui ont tué mes parents n'ont pas été
jugés, n’ont pas été identifiés. Donc
ce sentiment d'injustice qui m'habite, qui
habite… ma famille nous empêche de faire
ce deuil. Un autre élément qui nous bloque,
c'est cette réconciliation qu'on force. On
nous…, la réconciliation ça aurait, comme
je la conçois, ça aurait dû être un cheminement
mutuel entre victime et son bourreau ou même
la famille du bourreau ; parce qu'il y a
aussi un schisme entre les familles même
si le tueur de…, de ma famille n'est pas
là, j'ai un problème avec sa famille, ma
famille a un problème avec sa famille, et
la réconciliation entre ces deux familles,
cette communauté devrait faire…, être
le résultat d'un cheminement mutuel. Ils
reconnaissent le tort qu'ils ont fait, ils
font un pas pour demander pardon et nous on…,
on leur accorde ce pardon, mais quand on met
les taureaux devant les bœufs, la réconciliation
d'abord la justice après ou même jamais,
ça aussi…, je trouve qu’on minimise ce…,
ce crime, on minimise notre chagrin et on
nous dit de passer malgré tout, de passer
outre et cette réconciliation qu'on force
c’est…, ça nous empêche aussi de vivre
notre deuil. Parce que notre intimité est
brisée, on nous demande, je vous dirai sur
une page beaucoup plus personnelle, les Hutu
qui ont attaqué chez moi, ils se disaient:
« exterminez cette famille et prenez tout
ce qui leur appartenait », je parle ici des
vaches, des lopins de terre. Ironie ou non
pas ironie, le terme me manque, on a construit
un umudugudu dans notre parcelle et devinez
c'est qui, qui habite là-bas, c’est les
Hutu de notre entourage. On leur a…, on
leur a donné en cadeau, ce qu’ils voulaient,
quand ils nous ont tués. Et ça, c'est au
signe de la réconciliation et quand je proteste,
on me dit: « Non ! On te donne aussi une
maison dans…, là-dedans », … mais je
ne veux pas de cette maison ! Je veux que
personne ne prenne ma terre…Et tout ça,
se fait au nom de la réconciliation et ça
empêche le deuil. Parce que…, parce que
les gens qui ont…, qui nous ont tués, ils
ont eu gain de cause et ironie du sort en
’cinquante-neuf [1959], on a tué les membres
de ma famille et le …, le Parmehutu a donné
une partie de notre terre à ceux-là même
qui ont tué ma famille, qui ont exilé une
partie de ma famille. Trente ans plus tard
comme l'histoire se répète, ils attaquent
ma famille, ils exterminent ma famille et
encore une fois, le FPR leur donne encore
notre terre, alors comment dirais-je à mon
enfant que…, tout…, tout ce qui se passe ;
… ce n’est pas normal! Deux gouvernements
différents en idéologie, en histoire, font
exactement la même chose à la même famille.
Ça, ça nous empêche de faire le deuil.
Et…, une autre chose qui nous empêche de
faire le deuil c'est ce manque de contrition,
ce manque de repentance, ce…, je parle peut-être
en des termes beaucoup plus religieux mais
c'est ça, si la famille, et les…, les gens
qui nous ont tués avaient montré un peu
d'empathie, un peu de regrets, un peu de remords,
ça m'aurait aidé à…, à faire mon deuil
et à passer outre. Mais tant qu’on sait
que la personne qui a fait ça ne regrette
rien, au lieu de vivre mon deuil je suis à
mes aguets parce que je pense que, à n'importe
quelle occasion, il va rebondir (01:50) et
ça aussi, ça nous empêche de faire le deuil
parce qu’ils prétendent qu'ils avaient
fait de bonnes choses et cela ne nous aide
pas. Je pourrais énumérer tant des éléments
qui bloquent, mais je peux passer aussi aux
éléments qui peuvent rendre possible, c'est
l'inverse de tout ce que j'avais dit ; c'est
la justice, c'est la réparation, c'est vraiment
la…, des programmes qui aident un rescapé.
Moi je vous dis que je suis chanceux d'être
ce que je suis! … J’ai un beau boulot,
j'ai une belle famille, j'ai la santé. J’ai…,
je suis dans un pays où je ne dois pas mettre
de grillage pour dormir ou payer la sécurité,
mais quelqu'un qui a vu sa famille exterminée,
sa maison détruite, tous ses biens spoliés,
qui vit dans le dénouement total! Comment
voulez-vous qu’il vive le deuil? Il faut
au moins, même si la réparation tienne [tarde ?]
à venir, au moins la réhabilitation économique,
sociale, sanitaire, ça ce sont des préalables
aussi au deuil. Là, je ne parle pas d'un
point de vue personnel, parce que là, quand…
quelqu'un qui était avec moi dans…, pendant
ce calvaire n'est pas réhabilité, moi je
ne peux pas dormir sur mes deux oreillers
et dire que tout va bien. Et la politique
de réconciliation, c'est une belle initiative
mais il touche pas où il fallait, il faut
vraiment qu'ils amènent les auteurs du génocide
à reconnaître sincèrement, pas pour échapper
à la prison, sincèrement, ils reconnaissent
leur crime, qu'ils demandent pardon, qu'ils
démontrent vraiment que si c'était à refaire
et ils ne feraient pas la même chose ça,
ça nous aiderait vraiment, ça m'aiderait
personnellement à faire mon deuil et à passer
outre parce que le deuil aussi c’est…,
c'est une réconciliation avec soi, mais aussi
avec son prochain, ça doit aller ensemble,
je ne peux pas tourner la page si on vit toujours
les couteaux tirés. Donc on a besoin d'être
écouté, j'ai besoin d'être écouté et
le…, cette montée du négationnisme qui
prétend que ça ne s'est pas passé comme
ça à Kigali, ça, ça m'aide pas à passer
mon… [deuil?]
>> Q : … Philibert tu mentionnes à quel
point le deuil est difficile, et aussi cette
réconciliation forcée qu'on impose aux rescapés.
Comment finalement, elle est impossible à
réaliser tant que les victimes, les bourreaux
ne reconnaissent pas effectivement leurs torts
? Mais ça doit mobiliser beaucoup d'énergies,
ça doit..., ça doit accaparer beaucoup d'efforts
d'attendre une justice qui ne vient pas, de
ne pas finir un deuil et puis de vivre avec
cette réconciliation forcée. Où est-ce
que tu trouves l'énergie malgré tout pour
continuer à vivre, continuer à…, à travailler,
continuer à t'occuper de ta famille, c'est
quoi…, d'où est-ce tu…, tu puises cette
force en toi de passer à travers toute cette
contradiction finalement ?
>> R : Je pense qu’en général, la condition
de survivant, son devoir c'est de vivre encore,
de vivre. Sinon je ne dirais pas, je ne ferai
pas l'apologie du suicide, sinon tout est
là pour justifier qu'un rescapé puisse dire:
« j'en ai assez ». Mais tant qu’on sait
combien on a été chanceux de ne pas être
tué, de survivre, on dit que tous les problèmes
qu'on rencontre sont infimes ou... d'une ampleur
pas aussi grande que le génocide-même. Et
pour moi ce qui me concerne, j'ai toujours
un calendrier (01:55) d'avant et d'après ;
et tous les éléments, tous les évènements
que je connais, je les mets en comparaison
avec ce que j'ai vécu pendant le génocide.
Il m'est arrivé de…, d'avoir faim ; d’avoir
faim de…, de…, d'avoir besoin de manger…,
mais quand j'ai comparé aux jours que j'ai
passé sans manger pendant le génocide, je
me dis : « Oh ! Un après-midi ! Une journée !
» ; Ça c’est..., donc c'est comme si
je me tétanise, je…, donc la douleur, je
la relativise parce que je sais que j'ai vécu
pire que ça et que malgré ça j'ai pu survivre
et je dis ça aussi je dois en survivre. Donc,
c'est vraiment la comparaison, la relativisation
de ce que je vis aujourd'hui parce que par
rapport à ce que j'ai vécu, à ce que mon
père a vécu, parce qu'il faut toujours aussi
cadrer le génocide à l'histoire de ma famille
parce que c’est..., l'histoire ne commence
pas avec moi, ça continue parce que mon père
a été victime depuis ’cinquante-neuf [1959]
et quand il nous a raconté ce qu'il a vécu,
je dis que même ce que j'ai vécu pendant
le génocide est minime parce que… par rapport
à ce que mon père avait vécu, et s'il s'est
accroché à la vie, s'il a fondé une famille
et s'il a fait tout pour nous donner tout
ce dont on avait besoin, je dis aussi que
j'ai un modèle et que les problèmes que
je rencontre n’ont rien d'égard à ce que
mon père a vécu et je dis mille fois chanceux
et ce que je vis, c'est vraiment infime. Une
autre raison, donc la troisième par rapport
à la comparaison de ce que j'ai vécu, en
comparaison avec ce que mon père avait vécu ;
c'est aussi la raison même de la survie.
Pourquoi je ne suis pas mort? C’est parce
que je ne voulais pas mourir! Alors si je
dois mourir, c'est une contradiction avec…,
avec mon passé. Je dois vivre parce que je
me suis accroché à la vie quand tout était
là pour me… ; toutes les forces, tout
le pays était mobilisé pour m'ôter la vie,
je me suis accroché et j'ai gagné. Et si
aujourd'hui je dois baisser les bras, ça
sera contre moi-même, pas contre tout le
pays comme dans le temps! Et c'est un défi
que de vivre et de vivre heureux et de vivre
vraiment comme il faut là parce qu’il ne
faut pas aussi donner raison à ceux qui me
voulaient mort. Quand je les rencontre, parce
que des fois j'arrive même à provoquer quelqu'un
que je connais, qu'il n'a aucun rôle dans
ce qui m'est arrivé, mais je lui ai dit comme
pour lui donner un message à transmettre
[montre ses blessures] là, ce n'est même
pas des blessures. Il m'arrive de rigoler
et de leur dire ko ari amaribori. Ntacyo mwakoze,
uzabambwirire ko ntacyo mwakoze [que ce sont
des vergitudes. Vous n’avez rien fait, dites-leur
qu’ils n’ont rien fait]. Ils n'ont fait
qu’aiguiser mon envie de vivre. Et que chaque
réussite que je fais, c'est un échec pour
eux, ça aussi je le fais. C'est ma vengeance
à moi parce que je ne peux pas aller faire
comme ils ont fait, mais au moins ma vengeance
c'est de leur montrer que leur projet est
un échec complet, c'est aussi ça. Merci.
Q: On entend souvent…, parfois les gens
dire ce qu’un tel m'a fait, je ne pardonnerai
jamais. Souvent des conflits en affaires ou
bien des conflits de…, de couple, des querelles
comme ça, mais toi avec les…, le drame
personnel que tu as vécu, avec le drame qu’a
vécu ta famille et ce depuis les années
’soixante [1960] ; tu dis: «je pardonnerai.
Je suis prêt à pardonner si au moins les
gens demandaient pardon.» D’où…, d'où
vient, … comment expliquer cette générosité ?
Comment expliquer cette…, est-ce que c'est
la foi ? Est-ce que c'est la grandeur de l’âme
? (02:00) Est-ce que c'est une démarche personnelle
philosophique ? Comment en-arrives-tu, toi
à pouvoir pardonner tant de crimes, pendant
que souvent on entend justement les gens dire
: «je ne suis pas capable de pardonner ». Peux-tu
expliquer ça ?
>> R : Bon, des fois je n’ai pas d'explication
mais j'ai une conviction. J'ai eu conviction
que le pardon est possible. Que dire « jamais,
… » ; les québécois disent qu'il ne
faut jamais dire jamais. Et je sais que…
en octobre ’quatre-vingt-quatorze… [1994],
octobre ’quatre-vingt-quatorze [1994], j'étais
à Nyamata, j'ai appris qu’Antoine, le gars
qui m'a donné des coups de machette, était
en prison. Ma réaction a été de prendre
une voiture, d'aller le voir et le même jour,
il était sorti de la prison. J'y ai fait
plusieurs heures à … demander aux militaires
qui le détenaient en prison, qu’Antoine
devait partir chez lui et attendre le procès.
Si le procès, il y en aura un. Qu'est-ce
qui m'a fait ça…, faire ça, alors qu’eux
ils me disaient: «il t'a blessé, il t'a
tué, maintenant on te l'offre, on le met
dans tes bras…, dans tes mains, fais de
lui tout ce que tu veux.» Et qu'est-ce que
j'ai voulu faire, c'est de lui demander qu'il
soit libéré et aller attendre le procès.
Je ne sais pas c'est quoi qui m'a poussé
à faire ce geste, mais si c'était à recommencer
je ferais toujours la même chose. Parce que
je suis convaincu que, si j'ai été victime
d'une injustice, il faut qu'au moins cette
injustice soit combattue. Et quand on n’entretient
pas le pardon, on entretient son contraire.
Et son contraire ça peut être la haine,
ça peut être la vengeance, ça peut être
tout ce qui est violent, tout ce qui est injuste.
Parce qu'en kinyarwanda on dit: « ubuze
inda amena umugi. » [« Qui ne trouve pas
le pou, tue la lente. »] Si j'embarque dans
la logique de la vengeance, même si je ne
trouve pas Antoine pour me venger, j'irai
chercher sa mère ou sa fille ou quelqu'un
qui n'a rien avoir avec ce qu'il m'a fait,
alors j'embarque dans l'injustice ; j'ai
été victime d'une injustice, mon père a
été victime d'une injustice et je commets
des injustices. Ça, je ne trouve pas juste,
il faut que ce cycle soit brisé et qu’un
jour, il y ait la logique du droit. Je ne
dis pas l'amour, je dis le droit, la justice.
Alors le pardon, je dis c'est, …, ça peut
être une conséquence heureuse d'une injustice…
et j'aimerais ça, plutôt que le cycle de
violence parce qu'en kirundi, j'ai une influence
du kirundi parce que j'habite à la frontière,
on dit: « uhora uwawe ukamara umuryago.»
C’est…, parce que je tue quelqu'un de
sa famille pour se venger, il tue quelqu'un
de ma famille et quelqu'un de ma famille va
tuer quelqu'un de sa famille et ainsi de suite
guhora, guhora, guhora [« venger »] et
ça va éteindre toute une famille. Alors
le pardon, c'est le frein à tout ça. Mais
je dis que le pardon ce n’est pas comme
Larousse le dit : « je sème à tout vent ».
Il faut que ça soit une résultante d'une
reconnaissance d'un tort et je vais le dire
et je le dis à Callixte qui est prêtre,
il le comprend très bien, aucun prêtre ne
s'en va au minaret, ku munara, de son église
et donner l'absolution à tous ses paroissiens.
Il attend que quelqu'un vienne demander pardon
mu ntebe ya penetensiya [au confessionnal]
et c'est une démarche individuelle, chrétienne,
quelqu'un est conscient d'avoir péché et
il est conscient qu'il a besoin du pardon,
il n'a même pas besoin d'aller auprès de
la personne à qui il a fait le tort même
si c'est écrit dans les Évangiles (02:05) ;
il s'en va chez quelqu'un qui ne le connaît
même pas et il demande pardon, mais cette
démarche, cette prise de conscience est nécessaire.
Et je dis que je suis prédisposé à donner
ce pardon mais il faut qu'il y ait une demande
parce que mon pardon-là ntabwo ari inzoga
ibishye ! [Ce n’est pas une bière/vin
de mauvais goût]! En kinyarwanda on dit:
«urabitanga nk’inzoga ibishye»… Wingingira
abantu kubababarira ! Wingingira abantu ko
bakunywera inzoga ngo ikuvire aho ! [« Tu
en donnes comme une bière/vin de mauvais
goût »]… [Tu supplies les gens pour leur
accorder ton pardon]! [Tu supplies les gens
pour qu’ils boivent ta bière/vin pour t’en
débarrasser!] Ce n’est pas ça, c'est très
sacré le pardon aussi, il faut le mériter.
C'est vraiment au moins ce que je crois, c'est
ça ma conviction. Mon…, mon cheminement
de pardon, je l'ai déjà fait parce que je
ne veux pas embarquer dans le cycle de la
vengeance, de la violence, mais encore faut-il
que le criminel le mérite.
>> Q : Antoine que tu as sorti de prison,
est-ce qu'il a demandé pardon ?
>> R : Non.
>> Q : Est-ce qu'il t'a remercié ?
>> R : Oui, à l'époque-là, parce qu’au
moins il savait là que…, il était livré
sur une assiette! Son…, son histoire aurait
été tournée depuis octobre quatre-vingt-quatorze
[1994]. Il peut se dire que comme je me dis
que je suis chanceux de l'avoir eu comme agresseur,
il doit se dire aussi qu'il est chanceux de
m'avoir comme victime [rires] parce que ça
été comme mutuel et il était…, il se
connaissait chanceux. Il croyait qu'il était
chanceux d'avoir été sorti de prison, à
cette époque-là où tout était possible.
Le Rwanda, ce n’est pas une démocratie
et encore moins en ’quatre-vingt-quatorze
[1994], en octobre ’quatre-vingt-quatorze
[1994]. Donc…, à plusieurs reprises que
je suis allé au Rwanda après, on se rencontrait,
on partageait la bière, on se parlait et
je sais que… il était sincère. Malheureusement,
malheureusement mu kinyarwanda baravuga ngo
nta muhutu ushimwa kabiri [En Kinyarwanda,
on dit qu’il n’y a pas un Hutu à qui
on remercie deux fois]. Après, je ne sais
pas, et j'ai fait une analyse personnelle
parce que je n’ai pas eu l’information
correcte, peut-être qu'il a été menacé
parce qu'il me racontait tout ce qu’on avait
besoin. Il me disait: « tu sais Philibert,
on dit que ton père a été tué par un tel
mais ce n’est pas vrai, c'est tel qui l'a
tué», il donnait l'information que les…,
les génocidaires ne voulaient pas qu'il donne.
Et pendant les Gacaca, il a complètement
changé, il n'a plus rien dit. Pourquoi ? Je
ne sais pas ! Tellement qu'il a même nié
qu'il m'avait agressé et quand il a nié
ça là, c’est..., j'ai sorti mes griffes,
j'ai dit OK: « tu as été sauvé d'une
prison pendant dix ans, je répète ce que
j'ai dit aux militaires que tu sois à la
maison en attendant le procès et maintenant
que la justice est en marche, c'est le procès ».
Mais…, remarquez que j’ai été obligé
de l'accuser et il a écopé de huit ans de
prison. Évidemment, j'ai indiqué au tribunal
toutes les circonstances atténuantes qui
pourraient aider à diminuer…, mais je voulais
vraiment qu'il goûte de…, de ce châtiment
aussi. Mais encore une fois qu'on tienne compte
des circonstances atténuantes parce que comme
je l'avais dit aux militaires en ’quatre-vingt-quatorze
[1994], au mois d’octobre, ce n’est pas
vraiment un génocidaire. Ça, je dois le
répéter et pendant tout le temps quand je
parle des Hutu de chez moi, je ne veux pas
parler d'interahamwe, [inaudible] il n'y en
avait pas. Tous les Hutu de chez moi, ils
étaient soit membres du PSD [Parti Social-Démocrate],
soit membres du Parti Libéral, pas du MRND
[Mouvement Républicain National pour le Développement]
et les interahamwe, c'était des membres du
MRND. Donc, je fais cette distinction, ce
n’est pas pour dire que tous les Hutu ont
été des tueurs mais aucun Hutu de chez moi
(02:10) n’était un interahamwe. Quand ils
nous ont attaqués, ils nous ont attaqués
parce qu’ils étaient des Hutu parce qu'on
était des Tutsi ; pas parce qu’ils étaient
interahamwe, donc c'est cette distinction,
je dois le dire. Et Antoine était un Hutu,
il n'était pas un interahamwe mais je dois
le dire aussi qu'il n'était pas un génocidaire.
Pourquoi ? Parce qu’avant qu'on soit tué,
on a fait une résistance pendant tout ce
temps, on était avec lui, on combattait les…,
les génocidaires ensemble avec lui et quand
on a…, on a perdu toute la…, la force
de se battre, on est parti en débandade,
il a été arrêté. Et les Hutu ont voulu
le tuer disant que c'est un traître ! Les
Hutu burundais parce que je dois encore le
souligner, ma commune frontalière avec les
communes de Ntega et Marangara au Burundi,
et en ’quatre-vingt-treize [1993] en octobre,
à l'assassinat du président Ndadaye, beaucoup
de milliers de Hutu burundais ont trouvé
refuge dans ma commune. Et c'était eux, pendant
le génocide des Tutsi qui étaient très
zélés et ils voulaient tuer tous ces Hutu
qui ne se montraient pas…, pas vraiment
du groupe. C'est comme ça qu’Antoine a
failli se faire tuer sous peine de montrer,
de démontrer qu'il était Hutu et il m'a
tué, il m'a donné des coups de machette
et je disais aux militaires: « malheureusement
ou encore heureusement je suis le seul témoin
à dire qu'avant le vingt-et-un avril, Antoine
n'a tué personne. Allez faire votre enquête
tranquillement et si vous trouvez quelqu'un
d'autre qu'il a tué après, il sera accusé
d'avoir tué un tel et blessé Philibert. »
Mais ils n'ont trouvé personne et je pense
qu'ils ne l'ont pas fait par…, non, ils
n'ont trouvé personne, même les Gacaca aujourd'hui
n'ont trouvé personne d'autre. Et je dis
que ce n’était pas un génocidaire, il
a… il m'a blessé, dirais-je par contrainte,
il a eu huit ans de prison. Est-ce que c'est
beaucoup trop ? Est-ce que ce n'est pas trop
? Ça c'était au juge de juger. Alors Antoine
c'est ça, il a …, il reconnaissait son
geste avant mais après il s'est ravisé ; pourquoi
? Je ne sais pas !
>> Q : Dernière petite question sur ce thème
de…, de pardon qui est vraiment très complexe:
beaucoup de bourreaux, beaucoup de coupables,
beaucoup de génocidaires ne demandent pas
pardon. Malgré les faits incontournables
qui les accusent, qui jouent contre eux. As-tu
une hypothèse pour expliquer…, pour expliquer
ça ?
>> R : Oui, c'est la peur ! Il y a la peur
parce que…, même ici dans les procès qui
se font, ils savent très bien que même s'ils
sont…, on a…, on a…, tout est là pour
qu’ils soient traités même dans…, dans
son…, dans sa condamnation de façon humaine,
mais il résiste à plaider non-coupable jusqu'au
dernier ressort. Pourquoi ? Parce que personne
n'aime le…, la prison même la ..., la condamnation
avec tout ce qui va avec. Mais pour ce qui
est du Rwanda je parle de la peur, la peur
de…, des conséquences. Il y a aussi la
peur…, non ; avant de parler de peur je
dois aussi parler d'idéologie, si quelqu'un
sait qu'il n'a commis aucun mal, comment voulez-vous
qu'il demande pardon ? S'il est conscient
qu'il n'a commis aucun mal donc il y a…,
il y a eu tellement de propagande, tellement
de déshumanisation de la victime que même
les bourreaux: primo, ils se croient avoir
agi en légitime défense parce qu'on leur
disait que s'ils ne font pas ça, c'est eux
qui allaient subir, alors ils ne sont pas
conscients d'avoir provoqué, ils croient
qu'ils ont réagi (02:15) ; secundo…, ils
croient qu'ils ont tué pas des humains. La
déshumanisation de la victime était telle
qu’ils ne croient pas qu'ils aient tué
et je pense qu'il y en a encore qui croient
que les Tutsi ne sont pas des humains. Il
y en a qui croient que…, qui croyaient que
c'est leur révolution sacrée de ’cinquante-neuf
[[1959] qui allait y passer si les Tutsi reprenaient
le pouvoir. Et encore une lutte politique…,
de bonne guerre ils ont […] tu n'étais
pas au Rwanda pour saisir le sens des slogans
du…, de la CDR. La CDR en soi, c'était
la Coalition pour la Défense de la République
et ils défendaient cette république contre
qui ? Contre nous. Alors, ils ont défendu
la république en nous tuant encore une fois,
ils se croient martyrs, héros de la république.
Donc c’est…, il y a une campagne de déshumanisation,
de propagande et politique, il y en a qui
croient encore que le pays doit être délivré
de cet apatride. C’est un père d'un certain
premier ministre qui disait que les Tutsi
étaient des apatrides. Alors si quelqu'un,
son enfant, disons, je ne veux pas m'avancer
trop, est inconscient, est convaincu que ces
gens-là sont des apatrides, autant les tuer
que de leur livrer le pays sur l'assiette.
Est-ce qu'il sera conscient d'avoir commis
un crime ou d'avoir posé un geste politique
héroïque, partisan, citoyen ? C'est ça
aussi qui empêche de…, de…, de demander
pardon parce qu'ils sont conscients qu'ils
ont fait un geste plutôt honorable, et leurs
pères l'avaient fait et ils avaient été
nommés député, préfet, ambassadeur, ministre ;
ils avaient tué un Tutsi. Et si son enfant
fait la même chose pourquoi n'aurait-il pas
le même mérite que son père a eu. Mais
je parle aussi de la peur parce que maintenant,
ils ont perdu le pouvoir. Ils ont peur d'être
victimes de…, d'une vengeance ! Ils ont
peur de…, subir le châtiment, la punition.
Mais aussi, il faut que je revienne sur nous
; ce n’est pas tous les Tutsi qui sont…,
toutes les victimes qui sont disposées à
pardonner ! Et moi je me demande: si je me
mets à leur place, si je sais que si je te
demande pardon tu ne vas pas me le donner,
à quoi bon le faire ? Et je pense qu'il y
a aussi une autre, comme victime, un cheminement
à faire si on exige d'eux le pardon, sommes-nous
disposés à le faire ? À leur donner pardon
? Je peux pas venir te demander de l'eau à
boire si je sais très pertinemment que tu
ne vas pas me donner l'eau à boire et il
y a des Hutu qui savent très bien que s'ils
demandent pardon ils ne seront pas pardonnés.
À quoi bon…, à quoi bon le faire ? Alors
je dis: oui, ils ont un cheminement à faire,
mais nous aussi on a un cheminement à faire
parce que j'ai dit que le pardon c'est un
cheminement mutuel. Est-ce que nous, on fait
notre propre part du chemin ? Je doute que
peu, je ne veux pas dire non, mais je doute
que peu d'effort s'est fait, on met toujours
le fardeau à l'autre.
>> Q : Je te remercie… Philibert nous venons
toute à l’heure de parler de… de propagande
depuis longtemps et sauf si je me trompe,
vous avez été journaliste un moment donné
après le génocide…?
>> R : Oui.
>> Q : Vous connaissez le pouvoir des médias,
de l'information. Ces jours-ci j'ai vu sur
Internet qu'il y a une pièce de théâtre
qui est en train d'être jouée à Kigali
au mémorial du génocide, une pièce de théâtre
qui s'appelle Hate… « Hate radio » …, on
peut l'appeler les « médias de la haine »,
il y a des gens qui ont écrit là-dessus.
(02:20) Avez-vous une idée vous…, d'après
vous, le rôle joué par les radios de la
haine comme les médias de la haine, comme
la RTLM [Radio-Télévision Libre des Mille
collines] avant le génocide, pendant le génocide
l'impact que cela a eu ?
>> R : Que oui, que oui. Les médias ont joué
un rôle énorme pendant le génocide parce
qu’au Rwanda, la radio c'est une source
d'informations qui n'est jamais mise en doute
par la population. Quand le muturage [paysan]
dit radiyo yabivuze [la radio l’a dit],
quand on dit Kinyamateka yabyanditse ; parce
que tout ce qui est écrit, on appelle ça
ikinyamateka. Le nom du journal imprimé,
c'est ikinyamateka ; et à l'origine ikinyamateka
c'est à l'origine un décret où on publie
iteka et iteka, c’était un décret. Quand
alors, une information comme les…, comme
les dix commandements des Hutu, c'est sorti
dans ikinyamateka c'est comme si c'était
iteka. Iteka ryaciwe ko umuhutu urongora umututsikazi
[Il a été décrété que tout Hutu qui épouse
une Tutsi], il est traître. Qu’un Hutu
qui embauche un Tutsi est un traître, qu’un
Hutu qui va…, qui va s'approvisionner dans
un magasin d’un Hutu…, d’un Tutsi est
un traître. Ni iteka, et c'était très bien
intitulé pour susciter le… commandement.
Commandement, ça ne donne pas le temps
de dire j'adhère, je n’adhère pas. C'est
un commandement et c'est..., et c'est publié
dans ikinyamateka. Comment veux-tu que umuturage
n'y croit pas, s'il y n'a pas d'autorité
qui est venue dire: « Non, ce n’est pas
vrai », il n'y a personne qui a dénoncé
ça, ça je m'en rappelle bien. Même l'autorité
ecclésiastique, je me rappelle très bien,
là tu ne vas pas aimer ce que je veux dire,
la conférence épiscopale du Rwanda s'est
réunie dans la période critique de ’quatre-vingt-treize
[1994], ils ont condamné un journal qui sortait
dans ses pages des…, une série de pornographies,
mais ils n'ont jamais condamné des journaux
de haine comme Kangura ? Du moins à ce que
je me rappelle, ils n'ont jamais fait ça.
Si l'autorité, les personnes nanties d’autorité
politique, administrative ou morale n'ont
pas monté au créneau pour dénoncer ça,
utiliser les mêmes médias pour dénoncer
ça, comment voulez-vous que la population
n’y croie pas ? Alors ils ont plutôt utilisé
ça, donc les…, les forces du génocide
ont exploité la radio, la presse écrite,
pour propager la haine. Et la…, les journaux
qui voulaient dénoncer ça, étaient traités
de collabos plutôt de…, donc de journaux
z’inyenzi [de cafards]. Non seulement, ils
les condamnent mais aussi ils les décrédibilisent.
Alors n’était consacrée que l'information
qui sort dans Kangura, Médaille Nyiramacibiri,
Umurwanashyaka, l'information qui est publiée
sur la RTLM et consort… Et ils ont joué
un rôle prépondérant même parce que même
la RTLM, il faut vraiment savoir que ça n’a
pas émis pendant une année, plus d'une année,
encore moins ça n’a pas diffusé sur toute
l'étendue du territoire du Rwanda. Mais son
impact dépassait les frontières du Rwanda,
ils arrivaient même au Burundi où le conflit
hutu et tutsi était aussi ouvert que celui
du Rwanda. (02:25) Je me rappelle de Kangura
qui était beaucoup plus lu au Burundi qu'au
Rwanda et c'était… macabre ce qu'ils ont
fait. Et ne croyez pas qu’ils ne savaient
pas ce qu'ils faisaient parce qu’aussi,
il faut se poser cette question : Est-ce
que ce n’était pas des…, des innocents
? Non. Dans une presse aussi illettrée
que la presse rwandaise, seuls les journalistes
qui étaient formés étaient GAHIGI Gaspard
de Kangura et plus tard de la RTLM et plutôt
de…, qui était éditeur en chef d’Umurwanashyaka
et qui donnait des émissions à la radio,
HATARI Augustin qui était un irréductible
mais de la radio nationale et c'était HABIMANA
Cantano. C'était parmi une très petite poignée
de journalistes qui…, de métier, qui avaient
des diplômes de journalisme, qui connaissaient
la déontologie, qui connaissaient l'éthique.
Donc ces journaux, ils savaient qu’est-ce
qu'ils faisaient, en appelant les Hutu à
tuer les Tutsi et ils ont réussi à ce moment-là
dans ce…, dans ce projet.
>> Q : Tout à l'heure vous avez parlé de
votre père…, de ce qu'il a subi en mille-neuf
cent-cinquante-neuf [1959] et plus tard, vous
avez parlé… puis vous racontez ce qu'il
avait subi. À un moment donné, vous avez
dit : « Qu'est-ce que je vais dire à mes
enfants, concernant la/ les propriétés que…,
à … des régimes différents ont ôtées
à votre famille, ont été données à des
bourreaux ? Qu’est-ce que je vais raconter
à mes enfants ? Vous maintenant vous avez
des enfants… ?
>> R : Oui.
>> Q : Est-ce que…, ils n'ont peut-être
pas encore l'âge de comprendre, comment pensez-vous
leur transmettre la mémoire du génocide
? Qu'est-ce que vous aimerez qu'ils connaissent
d'abord de vous, qu’ils sachent de vous ?
Et comment pensez-vous être en mesure de
leur transmettre ça ?
>> R : Ils savent déjà que j'ai été agressé
[il touche ses blessures], ils le savent déjà.
Ils savent déjà qu'ils n'ont pas de grand-père
ni de grand-mère, ils savent déjà qu'ils
n’ont pas de tantes paternelles et ils savent
que tout le monde a été tué… par des
méchants. Pour le moment on s'arrête là,
ce sont des méchants. Et la question qu'ils
me posent : « est-ce que les méchants sont
encore là ? Si on va au Rwanda, ils ne vont
pas nous tuer ? » Je ne peux pas leur dire
qu'ils ne sont plus au Rwanda. Les méchants
sont encore là, mais n'ont plus cette force
de faire mal. Et plus tard, c'est de mon devoir
de leur dire que dans leur pays, dans le pays
d'origine de leur père, il y a eu une injustice
et il y a eu un génocide, quand ils vont
être en mesure de comprendre c'est quoi le
génocide, parce que les tenir dans le flou,
ça leur suscitera plus d'interrogations et
ils vont peut-être croire que leurs parents
aussi sont tombés dans une embuscade quand
ils sont allés voler je ne sais pas quoi.
On peut toujours penser à tout ce qui peut
arriver à quelqu'un pour qu'il soit…, il
meurt alors ils ont besoin de…, d'abord
de savoir pourquoi ils sont déracinés, ils
n'ont pas de famille parce que c'est… Vous
l'avez dit dans vos exposés, à l'école
ils apprennent, ils ont déjà beaucoup d'informations
et l'information qui peut les dérouter s'ils
n'obtiennent pas l'information du témoin
même, de quelqu'un qui a vécu ça. À l'internet,
il y a plein d'informations contradictoires.
On peut trouver tout ce que l'on veut et tout
ce que l'on ne veut pas. Alors qui va leur
dire la vérité sur leur famille, si ce n'est
pas moi. Parce qu'ils peuvent aller dire que
leur père était un Inyenzi, qu’en fait
c'était un méchant qui avait…, qui voulait
garder les Hutu sous la monarchie, qui voulait
une fois que la monarchie a été abolie (02:30),
qui a voulu encore ramener le fameux Karinga
avec tous les lots de maux qu'il réservait
aux Hutu… C'est qui d'autre qui doit leur
dire, donc rétablir la vérité sur leur
famille d'abord et sur leur peuple ensuite
si ce n’est pas un témoin ? Et je pense
qu'ils sont privilégiés d'avoir quelqu'un
qui a vécu, qui ne raconte pas d'histoires
de « On », qui va leur dire « Je » et
je pense que j'ai le devoir, parce qu’ils
ont le droit de savoir la vérité. Puis aussi,
si je milite pour les droits de la personne,
je dois leur dire pourquoi je ne suis pas
à la maison tous les jours ! En quoi, … chaque
fois que je suis dans les commémorations,
pourquoi je suis là ? Pourquoi je ne suis
pas toujours à la maison et surtout pourquoi
je milite pour les droits c'est parce qu'il
y a eu une injustice et que… j'ai décidé
de combattre cette injustice et que je veux
que aussi ils combattent cette injustice.
Ils doivent savoir en quoi ils embarquent.
>> Q : … Le thème de la transmission, peut-être
c’est aller vers la fin avec ça. Le thème
de la transmission, c'est un thème qui [inaudible]
de la mémoire, qui n'est pas facile…, quelqu'un
qui écrivait que, à propos de…, du Cambodge,
que les pères ne savent plus comment transmettre,
que les fils ne veulent plus savoir, donc
c'est un thème qui est complexe, qui est
difficile et puis certains rescapés disent:
« on ne sait pas comment…, comment transmettre
cette histoire horrible sans traumatiser les
enfants, nos enfants eux-mêmes. » Est-ce
que vous, vous nous dites que vous allez leur
parler, leur dire, qu'ils sachent ? Est-ce
que vous…, le comment faire ça ? Est-ce
que vous vous posez cette question ? Est-ce
que vous n’y penserez pas, ou vous le verrez
au moment donné ? Est-ce que c’est…,
c'est des questions qui vous viennent à
l'esprit, le comment de la transmission ?
>> R : Oui, oui, oui. Je dois revenir un peu
en arrière pour la raison, pour leur dire.
Je dois encore citer Winston Churchill qui
disait que: « un peuple qui oublie son histoire
est condamné à la revivre ». Si on ne leur
dit pas qu'est-ce qui s'est passé, donc un
peuple c'est pas une génération, un peuple
c'est les gens de toutes les générations.
Ce que l'on avait vécu comme peuple, si on
l'oublie, on est condamné à le revivre que
ce soit dans les générations à venir, il
faut que les enfants sachent qu'est-ce qui
s'est passé, qu’ils n'oublient pas ça
pour…, parce que s'ils oublient, comme tu
le dis, s'ils veulent rien savoir, ils vont
baisser les gardes et s'ils baissent les gardes,
malheureusement ils vont revivre ça. Et alors
vous parlez de « comment ? ». C’est
difficile dans ce sens que je reviens toujours
dans les contradictions aussi qu'il y a dans
la transmission de la mémoire. On n’a pas
une façon, une méthodologie consensuelle
et on a aussi des contradictions en nous,
parce que le gouvernement veut transmettre
sa mémoire, sa façon de raconter le génocide
qui est très, très politique ; il y a notre
façon à nous qui est très émotionnelle,
sentimentale et on n’a pas de…, de terrain
d'entente. Est-ce que l'enfant, mon enfant
va apprendre de moi ? Est-ce que l'enfant
de mon grand frère va apprendre de son père
qui est à Kigali, qui est obligé de faire
un tabou sur certaines…, certaines réalités
? Au Rwanda, on ne dit plus de ‘Hutu’,
c'est tabou. Comment raconter l'histoire du
génocide si on ne parle pas « … »
>> Q : C'est ça, nous parlions de la difficulté
de la transmission qui est comme variable
selon différents facteurs, vous parliez de
vos…, de la transmission à vous (02:35),
transmission politique, votre frère qui est
à Kigali…, cette complexité.
>> R : Oui. Je dis que mon enfant et l'enfant
de mon frère, on va raconter à nos enfants
respectifs donc moi et mon frère, on va raconter
à nos enfants respectifs, l'assassinat de
leurs grands-parents qui sont les mêmes.
Mais on va le raconter de manière différente
parce qu’on ne va pas nommer les choses
de la même façon … et ça, c'est très
compliqué pour ces enfants d'une même famille
qui vont apprendre ; un va dire que ce sont
les rwandais qui ont tué leurs parents, que
leurs parents étaient rien d'autre que les
rwandais comme si on avait été victime d'être
rwandais. Cet enfant-là à un certain moment
va croire que le Rwanda avait été attaqué
par des étrangers, et mon enfant je vais
lui dire, comme je vous l'ai dit que chez
nous, il n'y avait pas d'interahamwe, que
ce sont des Hutu voisins qui ont attaqué
dans ma…, à ma maison. C'est complètement
différent comme information et vous n'allez
pas me dire que c'est banal. C'est très important
de savoir que quelqu'un a été victime de
son ethnie et qu'il n'a pas été attaqué
par des extraterrestres, que c'est des voisins
qui l'ont attaqué juste…, pas parce qu'ils
partageaient pas la même idéologie. Les
Hutu de chez moi haïssaient autant Habyarimana
que les Tutsi. Rien ne pouvait justifier qu'ils
s'attaquent à ma famille pour venger Habyarimana.
Rien, rien ne justifie ça. Alors pourquoi
ils nous ont attaqués ? Pas parce que Habyarimana
était mort, non ça je suis sûr, parce qu'on
était des Tutsi et qu’eux ils étaient
des Hutu. Et si aujourd'hui, on doit raconter
à nos enfants que ce n’est pas à cause
de ça, que le Hutu voisin ne m'a pas attaqué
parce qu'il était hutu, on va lui prêter
d'autres intentions ! Alors moi, Philibert
Muzima, qui suis au Canada, j'ai toute la
marge à raconter à mon enfant sans censurer
mon histoire. Je leur dirai que tous les Hutu
ne sont pas des génocidaires et je l'ai dit
qu’Antoine personnellement je ne le considère
pas comme un génocidaire alors que c'est
lui qui a versé des litres de mon sang. Alors
que quelqu'un qui n'a tué personne, qui n'a
blessé personne ni par…, il y en a qui
ne l'ont pas fait mais qui l'ont planifié,
mais il y en a plein qui ne l'ont pas fait.
Ce n’est pas tous les Hutu qui sont génocidaires,
ce ne sont pas tous les Hutu qui sont méchants
parce que même si j'ai la vie sauve, si j'ai
eu la vie sauve, c’est qu’il y a un Hutu
qui m'a hébergé chez lui et si je dis que
tous les Hutu sont des méchants je n’aurais
pas…, j'aurais abusé de ma liberté de
transmettre toute l'information sans censure.
Je ne veux pas abuser de…, parce que l'histoire
du génocide encore une fois, elle est très
sacrée, on ne doit pas l'embellir… c'est
ça le terme, c'est « embellir » ; même
si c'est une histoire macabre mais on doit
la transmettre telle quelle sans ajout et
surtout sans censure, sans la censurer. Et
moi c'est ce que je veux dire, je vais essayer
le plus honnêtement possible, le plus objectivement
possible, transmettre la vérité de ce que
j'ai vécu. Je peux toujours faire des analyses,
là j'aurais ouvert la porte grande à l'erreur
mais honnêtement, objectivement, honnêtement
je vais leur raconter ce que je crois que
c'est vrai, mais je ne vais pas leur dire
que les Hutu se sont réveillés de mauvaise
humeur et qu’ils se sont déchargés sur
mes parents. Je leur dirai que c'était un
plan d'extermination conçu, orchestré, exécuté
avec minutie, de telle sorte que moi qui habitait
à cinq kilomètres de la frontière, je n'ai
pas pu… m'échapper. Ça fait partie de
la planification aussi. (02:40) Comment empêcher
les gens de fuir ? Ça ne peut pas être
le fruit du hasard ça ! Alors si je leur
dis que c'est ça qui s'est passé sur leurs
familles, il n’y a pas de méthodologie
comme je vous l'ai dit, raconter une histoire
personnelle, il n’y a pas de méthodologie
chacun y va de sa façon de narrer ; il y
en a qui peuvent la raconter sous forme de
blague, il y en a qui peuvent la raconter
à la troisième personne, il y en a qui peuvent
la raconter…, il y a pleins de façons et
je vais la raconter à ma façon le plus fidèlement
possible, le plus honnêtement possible.
>> Q : Ok. Pour terminer, est-ce qu'il y a…,
il y a un souhait que vous aimeriez par rapport
au génocide ? Est-ce qu'il y a un souhait,
il y a quelque chose que vous diriez : « j'aimerais
ça » par rapport au génocide, peu importe
?
>> R : J'aurais aimé… [Rires]
>> Q : … qu’il ne se produise pas.
>> R : J'aurais aimé qu’il ne se produise
pas [Rires]
>> Q : Mais le génocide a été commis, il
est là maintenant, est-ce qu'il y a un souhait
?
>> R : Un souhait c’est qu’il ne se produise
plus jamais. Ni au Rwanda ni ailleurs. Ça
c'est de un, c'est vraiment le vœu, la
prière. Maintenant en ce qui concerne le
génocide des Tutsi, mon souhait, c'est que
les rescapés soient réhabilités moralement,
matériellement. Ça me fait mal quand j'entends
des histoires qui m'arrivent, qu’il y a
un enfant encore qui souffre des séquelles,
des séquelles du génocide, qui est cloué
dans le lit. Vous le savez, il y a plein…,
il y a plus d'une fois qu'on a dû nous, cotiser
pour qu'un enfant aille se faire soigner à
l'Occident. J'aurais aimé que ce soit une
priorité du gouvernement, que le gouvernement
se réveille un jour et dise: « je veux
que ce problème soit résolu une fois pour
toutes ». Des fois, ça ne demande pas des
sommes faramineuses, mais il y a la volonté
politique qui manque, ce n’est pas la priorité.
Pourquoi ? Comment dire que quelqu'un est
rescapé du génocide alors que demain ou
après-demain il va mourir du génocide ? Ça,
ça me fait vraiment mal et j'en appelle à
la conscience du gouvernement… qui a hérité
somme toute des problèmes énormes que les
rescapés, je ne dis pas les rescapés, les
Tutsi qui sont encore au bord de la tombe
soient éloignés, qu'ils soient…, que la
priorité de les soigner soit la priorité
des priorités. Et l'autre souhait, c'est
que justice soit faite. On ne peut pas tourner
un chapitre avec les Gacaca. Les Gacaca vont
finir, il y a plein de gens qui se posent
la question : « Qui a tué mon père ? Qui
a tué ma mère ? Qui a tué mon ami ? ». Il
faut que la justice fasse son chemin, sinon
la justice telle qu'on la connaît classique,
c'est : « la justice est rendue au nom
du peuple », c'est ça le slogan. Mais ce
n’est pas rendu par le peuple, ce que le
gouvernement a fait, c'est comme privatiser
cette institution-là, on dit: « mwaricanye… !»
[vous vous êtes entretués… !] ; c'est
vos affaires, « … ni mwicire n’imanza
cyangwa nimucirane imanza. » [« Faites
votre propre procès ou jugez-vous les uns
les autres. »] Ça, je trouve que c'est une
démission du gouvernement par rapport à
son devoir de rendre justice au nom du peuple
et le résultat de Gacaca c'est ça, moi je
suis…, je trouve complètement échec, ce
système parce que je vous ai dit, il n’y
a personne qui est en prison parce qu’il
a été reconnu coupable d'avoir tué ma mère.
Et là, je me permets de globaliser, si la
justice ne m’est pas rendue, comment prétendre
que la justice a été rendue. C'est très
singulier ça, c'est très personnel. Il faut
qu'on fasse ce constat d'échec et que ce
crime n'est pas prescriptible (02:45), qu'on
efface l'ardoise et qu'on recommence. Si on
a des acquis de…, de…, de ce système,
tant mieux mais qu'on reconnaisse que ça
n’a pas permis de rendre justice. Encore
une fois je ne parle pas des dédommagements.
Les dédommagements, on ne peut pas me dire
que quelqu'un qui a tué des gens, qui a détruit
tous les biens et il écope des années de
prison et de travaux d’insimburagifungo
[d’intérêt général] et comme ça il
s'en sort ! Non, il n'a pas payé, il doit
réparer. Et moi je trouve que les travaux
d'intérêt général ne devraient pas être
d'intérêt général, ça devrait contribuer
à la réparation des dommages qu'ils ont
causés. Le gouvernement devrait mettre en
place un fond d'indemnisation parce que la
plupart des Hutu qui ont commis ce génocide
sont insolvables, ils doivent travailler et
les revenus qui…, de ce travail devraient
servir exclusivement à réparer. Sinon ils
travaillent même pour les autres bourreaux,
ça, ça ne m’intéresse pas moi… et s'ils
sont conscients qu'ils sont en train de réparer
les crimes qu'ils ont causés aux victimes,
je pense qu'ils ont un sentiment aussi, vraiment
d'écoper. Sinon travailler pour la société
c’est bon, mais pour un génocide… la
victime d'abord ! Les souhaits, c'est vraiment
énorme ! C'est l'éducation pour les victimes,
qu'ils aient un semblant de vie normale. Donc,
quelqu'un qui ne pouvait pas dormir le ventre
creux en présence de ses parents et bien
qu'il ne dorme pas le ventre creux parce qu'il
n'a plus de parents. Il faut que ce besoin
soit complètement assouvi. Et l'éducation,
il y avait…, les enfants avaient des parents
qui devaient faire tout pour leur payer les
frais de scolarité, et bien que ses enfants
aient les frais de scolarité sans condition
aucune parce que les parents ne devaient pas
dire que: tu as cinquante pour cent, on ne
te paye pas pour les frais de scolarité.
Mais le gouvernement a mis en place un fonds.
Oui c'est bon, le FARG « Fond d’Assistante
aux Rescapés du Génocide » mais ils ont
un seuil. « Si tu n'as pas cette note, tu
n’as pas droit ». Là, on rappelle à
l'enfant qu'il est orphelin, il dit : « si
j'avais mes parents, ils auraient pu m'aider,
peu importe mes réussites académiques ». Mes
souhaits s'en vont aussi à la mémoire. Il
faut que vraiment la mémoire soit entretenue
parce que comme je l'ai dit : « un peuple
qui oublie est condamné à revivre ». Et
la mémoire, ce n’est pas vraiment une mémoire
individuelle, familiale ou…, l'apanage des
seules victimes ; parce que le peuple rwandais
ce n'est pas le peuple tutsi, ce n'est pas
le peuple hutu, c'est le peuple rwandais.
Et ce peuple s'il oublie ça, ce peuple va
le revivre. Peut-être c'est les Hutu qui
vont subir, mais un génocide c'est un génocide
encore. Même les Hutu s'ils oublient si…,
les Hutu, ça risque aussi de revenir et ça
doit être une mémoire aussi mondiale, internationale
parce qu’ils doivent aussi faire leur la
mémoire du génocide, s'ils oublient ça
aussi, génocide c'est un crime contre l'humanité.
Quelqu'un qui se dit que ça ne se passe…,
que ça n'arrive qu'aux autres personnes,
personne ne croyait que dans les Balkans,
qui sont en Europe en deux mille [2000] plutôt
en ’quatre-vingt-dix [1990], ’quatre-vingt-quatorze
[1994] ; ils allaient connaître un génocide ou
des crimes aussi atroces! Alors est-ce que
ça n'arrive qu'aux autres ? Je pense que
non. L'histoire nous montrait que ça peut
arriver n'importe où, n'importe quand. On
a vu ce qui s'est passé en … deux mille-un
[2001] aux Etats-Unis, c'est d’une ampleur…,
pour nous, on compare toujours avec les victimes
du génocide, les victimes du onze septembre.
(02:50) Ça montre que personne n'est à l'abri
du…, d'une agression, d'une brutalité,
qui puisse prendre l'ampleur d'un génocide.
Personne où qu'il soit, à n'importe quel
moment n'est à l'abri. Alors la mémoire
du génocide, ça doit aussi être la mémoire
de toute l'humanité et surtout ne pas dire
que ça n'arrive qu'aux autres.
>> Q : J’ai une toute petite question…,
vous vivez ici…, vous côtoyez des Hutu,
il y a une grande communauté de Hutu, quels
sont les rapports entre les Tutsi et les Hutu
ici ? Est-ce qu’il y a lieu de voir des
rencontres sincères, des échanges sincères
sur cette…, sur ce drame que fut le génocide
et ses conséquences, actuellement ?
>> R : N’ubu nidutandukana, abo turi bujye
gusangira inzoga njye ni abahutu. [Même maintenant,
dès qu’on se quitte, ceux avec qui je vais
partager de la bière moi, sont des Hutus]
[Rires] Moi, j'en ai des amis…, moi je me
crois chanceux de ne pas voir quelqu'un comme
un Hutu pour…, d'abord j’ai vraiment une
rancune mortelle contre les génocidaires,
contre les criminels, mais quand je suis conscient
que quelqu'un qui est devant moi, n'a ni trempé
dans le génocide ni avoir eu un rattachement
quelconque, donc mu Rwanda hari abavuga ngo
nutarishe, yarishimye [Au Rwanda, il y a ceux
qui disent que même celui qui n’a pas tué,
en était content], ça ce n'est pas bon.
Il y en a qui n'ont pas tué et qui n'ont
pas été contents de ce qui a été fait,
il y en a. Abo rero [Alors ceux-là] pour
moi, il y a des amis, mon meilleur ami ici
à Ottawa, mon meilleur ami ; tout le monde
te le dira, c'est un Hutu twiganye hano muri
[avec qui je suis allé ici à l’] université.
On a fait ensemble des petits boulots, chaque
fois que je suis en compétition, c'est son
nom que je donne comme référence et vous
savez la référence c'est très important,
c'est vraiment la confiance. Et c'est lui,
quand je n'ai pas de voiture, unjyanira umwana
muri [qui emmène mon enfant au] vaccin …, nanjye
[moi aussi] ; donc tout. Je vais te dire
même que j'ai son mot de passe ya [de] carte
bancaire yiwe, nawe agira iyanjye. Tuba twicaye
mu rugo inzoga zadushirana, nkamuha ikarita
nti : « genda ujye kugura … » [… de
lui, et lui a le mien. On peut être assis
à la maison, et qu’on ait plus de bière,
je lui donne la carte et lui dis : «va acheter
encore… »] ; sinkeneye kumuha [ je n’ai
pas besoin de lui donner le] mot de passe
parce qu'il en a. Ça c'est individuel. Mais
en tant que communauté on a un grand problème.
Un grand problème pourquoi ? Parce qu’on
est pris en otage…, encore nos ethnies,
comme, même dans le génocide, ont été
pris en otage par des gens mal intentionnés.
Il y a des gens ici, par exemple il y a un
Hutu que j'accuse d'avoir trempé dans l'assassinat
de ma famille. Il le sait que je l'accuse
parce que l'enquête suit son cours, il a
été interrogé, … il n’y a rien à cacher.
Lui, il dit qu'il est victime d'être hutu.
Il nous dit, … ce n'est pas le seul Hutu
de ma commune qui est ici à Ottawa mais c'est
le seul que j’accuse. Je n'accuse pas tous
les Hutu de ma commune, pourquoi lui parce
qu'il est plus hutu que les autres ? Mais
il parvient à convaincre les autres qu'il
est victime d'être hutu. Et il prend ces
Hutu en otage, il les rend co-responsables
de ses crimes présumés et les empêche d'être
en communion comme des rwandais. Les…, les
blancs qui nous voient ici, ils nous…, ils
ne savent même pas nous distinguer. Mais
il y a ici la famille de l’ex-président,
qui est très, très politisée ; comme vous
pouvez en douter ils…, ils sont…, c'est
très bon de voir comment ils s'appellent
toujours « la famille présidentielle ».
Ce…, cette étiquette, c’est…, cette
appellation de « famille présidentielle »,
ils la gardent chèrement et gardent tous
les Hutu sous leur emprise. (02:55) Je vous
raconte une anecdote. Il n’y a pas trois
ans, il y a eu comme un défilé de mode parce
que les Hutu ici organisent leurs activités,
les Tutsi organisent leurs activités et les
Hutu ont organisé cette activité ; mon ami
dont je vous ai parlé était là et la famille
qui a été reconnue plus chic c'est le couple
du…, de la fille de Habyarimana. Je vous
dirais qu’elle n’est pas très élégante,
tout le monde peut le voir, mais c'est parce
que c'est « la famille présidentielle ».
Donc, ils prennent en otage les Hutu, donc
ceux qui se…, ceux qui sont poursuivis ils
veulent [faire] croire à tous les Hutu, à
tous Canadiens qui veulent les entendre qu'ils
sont victimes d'être hutu et prennent en
otage, toute une ethnie. De l'autre côté
pour les Tutsi, ici encore une fois on n’a
pas par exemple d'association de rwandais
et quand on parle…, je dirais l'équivalent
à Montréal de la CRM (Communauté Rwandaise
de Montréal) et ARM (Association des Rwandais
de Montréal), on a une communauté de Hutu,
une communauté de Tutsi. Pourquoi il n’y
a pas de communauté de rwandais qui soit
vraiment inclusive ? Quand on parle…, je
parle par exemple de la diaspora rwandaise.
Ce qu'on appelle la diaspora rwandaise, c'est
en fait, une association de membres du FPR
et la plupart c'est les Tutsi et c'est par
opposition à cette organisation de Hutu qui
derrière, dont les ficelles sont tirées
par la famille de Habyarimana. Il y a aussi
ici, une pseudo diaspora rwandaise mais qui
en réalité n'est pas une association de
tous les rwandais parce que les Hutu ne sont
pas les bienvenus, qui n'est pas une association
même de Tutsi parce que ceux qui sont pas
membres du FPR ne sont pas les bienvenus,
ça c'est une réalité. Et tout cela empêche
cette communion, cette réconciliation parce
que ces familles, ces deux associations vivent
en antagonisme. Et il y a des gens je crois
qui profitent de…, de ce qu'il y ait ce…,
donc ces associations parallèles, je ne sais
pas qui, mais la réalité est qu’on a manqué
soit de leadership, on a manqué soit de gens
qui disent « c'est assez ! » ; et je
dirais l'ambassade ne fait pas beaucoup d'efforts
ou alors on n’a pas les moyens pour aller
briser les barrières. Je ne sais pas ce qui
se passe, mais quand l'ambassade s'en vient,
ils s'appuient sur les structures de cette…,
de ces associations de Tutsi et prennent déjà
comme, … les associations de Hutu comme
ennemi du régime, ennemi du…, du parti
qu’ils sont censés représenter ; ils
ne savent pas qu'ils représentent tous les
rwandais dans les vrai…, dans les faits.
Ils croient qu'ils représentent un parti
et un parti contre le reste de …, d'opposants
de ce parti. Ce n'est pas comme une ambassade
au vrai sens du terme. Et là, qu'est-ce que
tu…, qui veux-tu qu'’il rétablisse ces
ponts entre les Hutu et les Tutsi ? Mais
encore une fois le « jamais » n'est jamais…
ma conviction. Il y a une jeunesse à l'école,
qui ne savent même pas s'ils sont hutu ou
tutsi, ils savent qu'ils sont noirs d'abord,
ils savent en plus qu'ils sont africains et
sous les moindres détails qu’ils sont rwandais,
encore moins qu'ils sont tutsi ou hutu. Alors
ces jeunes-là quand ils se rencontrent, car
sur le terrain de basketball, leur copain
(03 :00) c'est leur copain ; peu importe
que son papa n'est pas ami avec le papa de
son copain, ça ils s'en fichent et je pense
que c'est eux qui vont sauver notre communauté.
Pas nous qui avons débarqué ici avec tout
le bagage ethnique et tout le bagage de haine,
mais les enfants qu'on a « … » Mais
[Rires] vous allez m'excuser de radoter un
peu, on a eu une scène… il y a, HUMURA
[Association de survivants du génocide d’Ottawa-Gatineau]
avait invité une troupe théâtrale qui était
venue du Rwanda je pense en deux mille-six
[2006], on est allé jouer cette pièce dans
une école à [inaudible] où j'habite et
un enseignant a demandé à ses élèves d'imprimer
la…, le drapeau du Rwanda pour en faire
un fanion afin de…, de recevoir en pompe,
cette délégation qui venait du Rwanda. Tout
le monde a imprimé le bon drapeau sauf un
rwandais. Un rwandais a imprimé le fameux
drapeau avec un « R » à l'intérieur, et
c'était le seul rwandais de cette classe.
Et quand le professeur…, nous on était
avec l'enseignante et quand elle a vu ses
enfants brandir leur fanion, leur drapeau,
elle était vraiment contente de nous avoir
réservé cette belle surprise, mais il a
vu un drapeau à l'intérieur de…, il a
appelé l'enfant il a dit : « je t'avais
dit d'imprimer le drapeau du Rwanda » et
lui, il a dit :« oui, oui c'est ça le drapeau
du Rwanda !» et le…, la madame lui a dit
: « non, regardes tous les…, tous les amis,
ils ont le drapeau ». Il a dit : « non,
non ce n’est pas le drapeau du Rwanda, c'est
le drapeau de Kagame ! » Et l'éducatrice
qui était un peu confuse, est-ce que Kagame
c'est un pays ? Parce que quand même on ne
peut pas, on ne peut pas s'imaginer qu'un
individu puisse avoir un drapeau qui lui représente
[Rires], un drapeau ça représente un pays.
Et naturellement elle a demandé : « Est-ce
que ta Kagame c'est un pays ? »
Donc cet enfant-là, moi quand j'ai pensé,
cet enfant là je peux vous dire c'est qui
son papa parce que je le connais et il est
président ou il a été président je ne
sais pas, de ce qu'on appelle le Congrès
Rwandais du Canada. C'est quoi l'information
qu'il reçoit dans sa maison ? C'est quoi
l'histoire du Rwanda qu'il reçoit dans sa
maison ? C'est ça aussi qui va rendre difficile
le rétablissement des ponts entre nos enfants
parce que si je dis à mon enfant que le Rwanda
n'existe plus, il y a un certain Kagame qui…,
qui est un pays, la première personne qu'il
croit c'est moi. Si je lui dis que tous les
Hutu sont des génocidaires même son…,
son professeur a du mal à lui dire le contraire.
On a un problème ici comme communauté de
Hutu et de Tutsi, j'ai espoir que ces enfants
qui auront grandi dans une ambiance toute
autre, pourront faire la part des choses,
même ceux-là qui reçoivent l'information
qui n'est pas objective, qui n'est pas honnête,
seront minorisés parmi la majorité des enfants
de leurs génération. Merci.
>> Q : En tout cas merci beaucoup… Murakoze
cyane ; t’as pris vraiment ton temps mais
c'était tellement important ce que tu nous
as transmis.
>> R : Ah ! Merci !