Emmanuel Habimana

>> Jean-Bosco Gakwisi. : Est-ce que vous
pouvez vous présenter ?
>> Emmanuel Habimana. : …Emmanuel Habimana
je suis…bon je réside à Trois-Rivières
où j’enseigne au département de psychologie à l’université du Québec à Trois-Rivières,
je suis arrivé au Québec en 1980 avec ma famille. Je ne sais pas qu’est-ce que vous aimeriez de plus pour me présenter… ? >> J.B.G. : Oui c’est ça, de quel pays vous venez ? >> E.B. : …Donc je suis rwandais et j’ai grandi au Rwanda jusqu'à l’âge de 20 ans.
Après j’ai quitté pour aller faire mes études universitaires en Belgique [inaudible à l’âge de?] 20, 21 ans. >> J.B.G. : A 20 ans vous avez quitté le Rwanda ? >> E.B. : J’ai quitté le Rwanda à l’âge de 20 ans et demi 21 ans. Mettons 21 ans.
>> J.B.G. : Et maintenant vous avez quel âge ? >> E.B. : Là, j’ai 60 ans révolus. [Sourit] >> J.B.G. : Ca fait très longtemps ! >> E.B. : Oui. >> J.B.G. : Et parlez-nous de vos souvenirs d’enfance avant de quitter le pays, avant de quitter le Rwanda. >> E.B. :…Mes souvenirs d’enfance du Rwanda…d’abord…souvent les gens, les étrangers comme mes professeurs à l’école venaient et disaient c’est un beau pays le Rwanda, c’est extraordinaire et moi je ne voyais pas la beauté de ce pays. Je n’ai
jamais compris qu’est-ce qu’ils trouvaient de beau dans le pays. Parce que pour moi le
pays finalement se résumait à ce que j’avais vécu, les souvenirs d’enfance qui m’avaient
marqué et il n’y avait pas beaucoup de belles choses qui étaient bonnes. Donc c’est pour ça que je ne voyais à quel point ça pouvait être un beau pays.
>> J.B.G. : Les gens qui parlaient de la beauté du Rwanda parlaient évidemment de
la beauté géographique et j’imagine que dans votre famille vous avez des voisins.
Est-ce que vous avez des souvenirs de vos voisins de chez vous?
>> E.B. : Oui, bien sûr j’ai d’excellents souvenirs de mes voisins. Il faut dire que, pour résumer mon histoire brièvement, comme c’est le cas dans la tradition rwandaise, je pense même encore [réflexion douteuse], peut-être moins aujourd’hui, mais à mon époque c’était une chose qui était fréquente, je n’ai pas grandi chez mes parents. J’ai été élevé chez mes grands-parents. Ma grand-mère était veuve et la coutume était
que ses enfants, surtout les filles, envoient un de leurs enfants chez la grand maman pour
l’aider dans ses travaux. On peut dire que c’est une façon justement d’aider une
vielle maman qui est seule, qui n’a pas d’aide, à avoir quelqu’un pour l’aider
dans ses tâches ménagères et ma mère était très attachée à sa maman et donc elle m’a
envoyé vivre là-bas. Mais il y a d’autres circonstances derrière plus complexes qui
ont motivé ma mère à m’envoyer chez ma grand-maman. C’est une très longue histoire
[sourit]. Disons que j’ai grandi chez ma grand-mère et donc les voisins que je connais
c’est plus les voisins du côté maternel que du côté paternel où je n’ai pas véritablement
vécu. J’ai passé toute mon enfance chez ma grand-mère maternelle jusqu'à ce que
j’aille au pensionnat à l’école secondaire et puis plus tard je quitte le pays.
>> J.B.G. : Vous deviez avoir des copains comme jeune garçon ? Vous deviez avoir des
amis ? J’imagine qu’ils sont des souvenirs qu’on ne peut pas oublier quand vous étiez
chez votre grand-mère ? >> E.B. : Oui, j’avais de bons copains avec lesquels j’allais à l’école, des
copains avec qui je faisais des jeux d’enfants. On allait à l’école évidemment à pied, en courant, en jouant à la balle, avec le cerceau, on partait à pied, on rentrait à
pied. C’est des souvenirs… sont tous quand même vraiment très agréables. L’insouciance finalement, je dirais. >> J.B.G. : En jouant à la balle ça veut dire c’est le soccer ? >> E.B. : Le soccer oui. >> J.B.G. : Parlez de nous de la région où vous avez grandi au Rwanda. De quelle
région vous venez. Juste nous situer un peu au Rwanda.
>> E.B. : J’ai grandi à Gikongoro dans la commune de Karama sur une colline qui s’appelle
Kiraro. C’est là où étaient mes grands-parents maternels alors que mon lieu d’origine c’était
dans la commune voisine Rukondo, sur la colline de Kabirizi où j’ai vécu pas très longtemps,
un peu plus tard, un peu plus vieux vers l’âge de 13-15 ans. >> J.B.G. : C’est une région qui se trouve au nord, sud ?
>> E.B. : C’est dans le sud. >> J.B.G. : C’est quoi les souvenirs que vous avez de vos parents ?
>> E.B. : J’ai de très bons souvenirs de mes parents. D’abord ma mère c’était
une femme qui était brillante, qui était intelligente, qui regrettait de ne pas avoir
fait des études alors qu’elle aurait pu véritablement réussir. Je me souviens, alors
que j’ai commencé à aller vivre chez mes parents vers l’âge de 14-15 ans, ma mère,
tous les matins se levait, elle prenait sa bible et puis elle me lisait un passage de
la bible. Souvent les mêmes passages. Plus tard d’ailleurs en vieillissant je me suis
dit est ce que ma mère avait appris des passages par cœur (sourit). C’était avant qu’elle
perde la vue; parce que plus tard elle a perdu la vue Elle était très contente évidemment
de me montrer qu’elle était lettrée. Elle était très fière surtout qu’elle était
dans une région où tout le monde était analphabète, mon père était analphabète, mon père n’a jamais été à l’école, il ne savait lire et quand ma mère lisait
la bible, mon père était assis à côté tranquillement, il écoutait. C’était un
moment de méditation qu’on commençait très tôt le matin. D’autres souvenirs, je suis l’ainé de la famille. Donc je vous ai dit que j’ai été élevé chez ma grand-mère.
D’après ce que m’a expliqué ma mère, elle avait beaucoup de tensions, beaucoup
de conflits avec sa belle-mère, la mère de mon père, avec ses belles sœurs, ses
beaux-frères et elle avait peur qu’ils puissent m’empoisonner, qu’ils puissent m’ensorceler. Donc, pour elle, les conflits étaient tels qu’elle ne les faisait pas
confiance. Donc elle a décidé, de connivence avec mon père de m’emmener vivre chez ma
grand-mère maternelle. Par après, il y a eu d’autres enfants qui m’ont suivi, deux
frères et deux sœurs. Ils sont tous morts en bas âge, ce qui a renforcé dans les croyances
de ma mère qu’ils ont étés empoisonnés par sa belle-famille. Ma mère avait cette
conviction, mon père aussi d’ailleurs avait cette conviction. Ce qui fait que vivre chez
mes grands-parents c’était plus comme un lieu sûr. Me mettre en sécurité loin des
ennemis. C’est épouvantable quand les ennemis évidemment sont des membres proches de la
famille et non des étrangers. Finalement, plus tard on verra avec le génocide que les
plus proches sont souvent les plus dangereux pour le sujet. Et donc le fait que jusqu’à
l’âge de 14-15 ans j’étais comme un enfant unique finalement parce que les enfants
qui m’ont suivi étaient tous décédés, mon père et ma mère se décrivaient comme ”incike”,
donc les parents qui ont perdu tous leurs enfants. C’était à tel point que comme j’avais été placé chez ma grand-mère très jeune, mes grands-parents, mes oncles
et tantes du côté paternel m’avaient complètement oublié. Ils savaient que mes parents avaient
mis au monde des enfants, qu’ils étaient tous morts et cet enfant ainé qui était
parti très jeune à quelques mois, ils avaient complètement oublié mon existence. Donc
je n’existais pas parce que je n’avais pas mis pied chez mes parents jusqu'à l’âge
de 13-14 ans et quand je suis…, parce que je voulais toujours y aller, je disais je
veux voir où habitent mes parents, ma mère ne voulait pas, ma grand-mère non plus ne
voulait pas. Donc quand je suis allé là-bas pour la première fois, les gens demandaient
à ma mère, mais qui est cet enfant il te ressemble beaucoup? Ma mère disait c’est
mon petit frère alors les gens ont cru ça. Ils croyaient que j’étais effectivement le petit frère à ma mère. Alors ma mère avait quand même un attachement qui était
très profond. J’ai compris plus tard, surtout en faisant la psychologie, à quel point il
y avait un investissement massif dans cet enfant qui était unique sans être unique.
J’étais comme un enfant très précieux pour ma mère. Il ne fallait vraiment pas que quelque chose puisse m’arriver, donc dans un sens, surprotégé. Je pourrais dire
que souvent les…, peuvent dire j’ai vécu des conflits avec mes parents. Ce n’est
pas mon cas. J’étais choyé, excessivement aimé par mes parents parce que j’avais ce statut tout à fait particulier. Alors du côté de mon père, je dirais que j’avais
une très bonne relation avec mon père. C’est quelqu'un qui me respectait beaucoup, qui
m’aimait beaucoup, sans doute encore une fois pour ces raisons quand tu as un enfant unique dans un pays où la richesse c’est avoir beaucoup d’enfants, cet enfant-là devient précieux. Ce n’est pas la même chose que quand tu as cinq, six enfants, dix
enfants. J’étais entouré de voisins où les familles se contaient par des dizaines
d’enfants alors que dans mon cas, j’étais un seul enfant. Donc cela a une signification
particulière pour l’enfant et pour les parents. Je me souviens souvent mon père
quand il voulait me parler, me donner des conseils, comme beaucoup de jeunes j’allais jouer et puis je rentrais très tard où je ne voyais pas que le soleil allait se coucher,
par exemple 17h30-17h45 je vois encore le soleil, il fait beau je continue à jouer
alors que je suis à cinq, six kilomètres de la maison puis six heures le soleil se
couche, 15 minutes après c’est l’obscurité totale. J’arrivais à la maison vers sept
heures et chaque fois mes parents étaient furieux, ils avaient peur et mon père me disait: « mon ami j’ai quelque chose à te dire ». Mon père quand il s’adressait à moi il me disait toujours mon ami. Je me disais mon dieu les autres papas ils parlent
avec rudesse à leurs enfants, ils les grondent, ils les insultent, les fouettent et moi il y a toute cette attention particulière. J’étais vraiment…ce n’est pas que je me sentais
choyé mais ça m’intriguait. Les autres enfants me disaient comment leurs parents avaient été durs, les… [inaudible], les frappaient puis moi c’est comme si je me disais pourquoi mes parents ne me frappent pas? Pourquoi mon père n’est pas dur envers moi? Alors là ça m’intriguait un peu. Donc mon père c’était vraiment…une relation
tout à fait particulière que j’ai eu avec lui. Il y a beaucoup d’autres choses aussi
qui faisaient que c’était un homme que j’estimais beaucoup. Il m’a transmis beaucoup de valeurs très importantes. >> J.B.G. : De très bons souvenirs de vos parents. Je retiens spécialement comment
votre mère est une femme brillante et puis [inaudible] et puis que votre papa c’était
quelqu’un qui écoutait, qui savait bien écouter et puis aussi qui vous disait mon ami, qui vous donnait le statut d’un ami plutôt que d’un fils. J’imagine que cette
relation a joué quelque chose de très important dans votre vie, d’éducation, de formation,
ça été quelque chose de très positif ? >> E.B. : Tout à fait. >> J.B.G. : Parlez-moi de votre école. Quand vous avec commencé l’école primaire, comment
ça se passait? >> E.B. : Vraiment ça s’est bien passé. L’école primaire, l’école secondaire…
Moi, j’aimais aller à l’école, j’apprenais assez facilement, je n’ai jamais fait d’efforts à l’école et j’aimais vraiment l’école. Les seuls mauvais souvenirs que j’ai de
l’école c’est les congés et les vacances. Je n’aimais pas les congés, je n’aimais pas les vacances. J’aimais tout le temps rester à l’école. Peut-être aussi parce que quand c’était les vacances, c’était les travaux à la maison, les travaux aux
champs puis je n’aimais pas ça. J’aimais plutôt étudier. Et ma mère très vite elle a compris ça. Elle a compris qu’on n’avait pas à attendre grand-chose de moi au niveau
d’habiletés pour travailler comme les autres enfants aux champs, construire la maison, plein de choses. Alors que mon père forçait pour que je sois un peu plus dégourdi comme
les autres, ma mère disait laisse mon enfant tranquille. Alors souvent quand j’allais garder les vaches, je partais avec des livres. Je lisais, J’ai toujours aimé lire quand
j’étais jeune. J’ai commencé assez tôt. C’est sûr que les autres enfants, les autres
bergers qui me voyaient avec des livres garder les vaches, des fois les vaches partaient
dans les propriétés d’autrui, dans les récoltes d’autrui parce que j’étais absorbé par ce que je lisais. Alors les voisins étaient mécontents. Mais j’étais comme un enfant bizarre. Mon père ça l’intriguait un peu mais ma mère c’était comme pour
dire lui c’est un intellectuel il faut le laisser tranquille. Mais j’ai beaucoup aimé,
l’école secondaire c’était la même chose. J’ai fait l’école secondaire au
Groupe Scolaire de Butare qui était à l’époque l’une des meilleures, si non la meilleure école du pays. J’ai réussi brillamment. Je n’ai jamais été premier de classe. Loin de là, je n’ai jamais eu cette ambition de devenir premier de classe. J’aimais tout
simplement être à l’école. On enseignait, j’apprenais, ça passait. Je n’ai jamais
fait les devoirs. Ça entrait puis je faisais les examens, je les réussissais sans aucun
problème. Mais mon ambition n’a jamais été premier de classe. Pas du tout.
>> J.B.G. : Un garçon, intelligent, brillant comme vous à cette là, j’imagine que vous
devriez avoir des relations, pouvez-vous nous décrire un peu votre relation avec le corps
professoral, les enseignants? Parce que souvent on aime bien savoir ce qui se passe entre
quelqu’un qui est brillant avec des enseignants. >> E.B. : J’avais effectivement de très bons rapports avec mes professeurs. Particulièrement
l’école secondaire. Au primaire je ne me souviens pas tellement. On était dans de grandes classes quand même où les enfants étaient presque au même niveau. Mais à
l’école secondaire, j’ai remarqué les Frères m’appréciaient beaucoup, les Frères
m’aimaient beaucoup, ce qui rendait jaloux beaucoup de mes camarades qui trouvaient que j’étais le chouchou des Frères. Mais c’est vrai j’ai été très apprécié par les
Frères, j’avais une relation qui était tout à fait particulière. >> J.B.G. : Et après l’école secondaire? >> E.B. : Après l’école secondaire…, petite anecdote, je suis psychologue et cette vocation s’est dessinée par chance assez tôt. Il y avait un Frère dominicain-canadien qui enseignait à l’université national du Rwanda et il est venu nous donner une conférence…je
pense que j’étais en deuxième ou troisième année secondaire. Il est venu nous donner
une conférence sur les typologies, sur les types de personnalités. J’étais fasciné
vraiment par sa conférence et là je me suis dit un jour je vais faire la psychologie.
Une autre anecdote…quelques années plus tôt, peut-être cinq-six ans plus tôt, j’étais
en deuxième ou troisième primaire et notre enseignant avait un petit frère qui étudiait
à Louvain et puis le petit frère venait nous rendre visite dans la classe. Je ne me
souviens même pas de ce qu’il nous a dit mais ce dont je me souviens c’est qu’il nous avait dit qu’il étudiait à Louvain. Je devais peut être avoir neuf-dix ans. Puis
moi quand je le regardais, il était beau, il portait un beau chapeau, il était bien habillé puis dans mes fantasmes de jeune enfant je dis, moi aussi j’aimerais un jour
aller étudier à Louvain. Et donc quand j’ai terminé l’école secondaire c’est à
Louvain que je suis allé étudier. C’est vraiment par un 00 :25 :05 concours de circonstance, un vieux rêve finalement qui s’est concrétisé. À l’époque on pouvait avoir une bourse d’études pour
aller étudier à l’étranger si on avait de bonnes notes mais il y avait beaucoup d’élèves
qui avaient évidement de bonnes notes. C’était mon cas. J’avais de bonnes notes puis le moment de donner des bourses d’études est passé, je n’ai pas eu la bourse d’études. J’étais malheureux parce que je voyais les gens qui avaient un dossier moins bon
que le mien qui étaient partis et j’étais désespéré. J’avais une cousine qui avait
marié à l’époque le ministre de l’éducation. Je suis allé la voir, j’ai supplié, j’ai
dit est ce que vous ne pourriez pas demander à votre mari si j’ai une petite chance
d’avoir une bourse d’études pour aller à l’étranger. Puis elle en a parlé à son mari et à cette époque-là, le gouvernement rwandais avait des bourses d’études pour certains de ses étudiants. En tout cas cette année-là le Rwanda avait envoyé en Belgique
beaucoup d’étudiants, je pense une trentaine. Il m’a mis sur la liste. Beaucoup de ces
étudiants c’était des étudiants qui venaient de la région de Gitarama, la région originaire
de l’ancien président. La majorité venait de cette région-là, ce ministre d’ailleurs
était de cette région-là. Mais par cette chance que je connaissais la femme du ministre,
je fus un des rares qui venait d’une autre préfecture de Gikongoro qui a pu partir comme
ça en Belgique. Donc vraiment par chance, concours de circonstances comme ça arrive souvent dans la vie. >> J.B.G. : Vous avez été chanceux donc vous êtes parti immédiatement après l’école
secondaire où vous avez d’abord commencé à faire l’université puis partir?
>> E.B. : Non, je suis parti directement après l’école secondaire. >> J.B.G. : Vous êtes parti vraiment très jeune? >> E.B. : Oui >> J.B.G. : Parles-nous un petit peu de votre vie avec les amis pendant que vous étiez
à l’école secondaire et comment ça se passait. Donc vous étiez à l’école et après pendant les vacances comme vous disiez vous, vous retourniez à la maison. Est-ce que vous deviez travailler pour avoir à manger? Ou bien vous aidiez les parents? Qu’est ce qui se passait à ce moment-là? >> E.B. : À l’école secondaire les frais de scolarité qu’on appelle le minerval, je dirais que c’était relativement cher quand même pour les parents pauvres parce qu’il y a eu beaucoup de jeunes qui n’avaient pas assez d’argent pour payer le minerval
donc qui ne venaient pas finalement, qui délaissaient l’école à cause de ça. Alors quand j’ai
réussi l’école primaire, plutôt quand j’ai réussi l’examen pour entrer au secondaire,
je me souviens à l’époque c’était un pour cent qui pouvait aller au secondaire. Donc je faisais partie de cet un pour cent qui pouvait aller à l’école secondaire.
Mon père…, je pourrais l’expliquer un peu plus tard, mon père n’était pas à la maison. Il était parti en Uganda comme un travailleur saisonnier. En fait, ce que
j’ai pu me rendre compte par après c’est que quand il y avait des chicanes entre mon père et ma mère c’était une forte tête, elle était très intelligente, elle était
dominatrice, elle venait d’une famille très riche, elle avait beaucoup d’aisance, elle
avait beaucoup d’estime d’elle-même, donc elle était vraiment très dominatrice. Mon père lui venait plutôt d’une famille modeste et c’est quelqu’un qui était
très pacifique, qui n’aimait pas les crises, des conflits, donc quand ma mère avait des
conflits avec lui, lui ne voulait surtout pas de batailles. Il partait. Il disait qu’il
allait travailler pour avoir un peu d’argent parce qu’à l’époque, il y avait beaucoup
de gens qui partaient en Uganda notamment, mais lui ce qu’il faisait, il ne travaillait pas véritablement, il se promenait. Quand il gagnait un peu d’argent, il se promenait et quand il rentrait il me parlait des voyages qu’il avait faits. Il avait fait le tour
de toute l’Afrique de l’Est jusqu’en Zanzibar en Tanzanie. Il a voyagé par train,
il a voyagé par bateau et chaque fois qu’il rentrait il disait les Rwandais pensent qu’ils sont intelligents, ils pensent, ils pensent qu’ils connaissent les choses mais ils ne connaissent absolument rien. Il avait vraiment un grand mépris envers les rwandais parce qu’il trouvait que c’est des gens qui étaient imbus d’eux-mêmes et qui n’ont jamais voyagé. Lui, il disait: « moi j’ai voyagé j’ai vu beaucoup d’espaces, beaucoup,
j’ai vu beaucoup de pays ». Il avait vraiment cet esprit ouvert. Donc je pense que j’ai
retenu ça de lui. La curiosité, les voyages, aussi le côté un peu dépenses [sourit].
C’est quelqu’un qui n’était pas capable d’économiser. Quand il avait un peu d’argent,
il partait, il faisait des voyages. Donc quand j’ai réussi pour aller à l’école secondaire,
mon père n’était pas là, il était parti dans ses voyages encore et ma mère est allé chercher de l’aide auprès de ses cousins. Elle venait d’une famille très bourgeoise. Ses cousins c’était des bourgeois, des commerçants. Ses grands frères c’est des
gens qui avaient des grandes propriétés. C’est vraiment ce genre de famille très
prospère. Je me souviens, chez ma grand-mère quand j’étais jeune, il y’avait tellement
de vaches qu’il y avait des vaches dans l’enclos de derrière mu gikari et mu rugo donc dans l’enclos de devant et je me souviens quand on trayait les vaches, on remplissait
des cruches et des cruches de lait et puis il y avait des pauvres qui venaient souvent
à la maison demander du lait. C’était la distribution du lait. Les pauvres qui cherchaient
à manger on leur donnait une portion de la terre pour avoir des patates douces, des maniocs
donc un milieu bourgeois comme ça. Ma mère avait grandi dans ce milieu bourgeois, d’autorité
aussi parce que je dirais qu’elle était quand même relativement assez autoritaire.
Alors, je réussis les études elle se dit, je vais demander à mes frères, mes cousins, ils vont m’aider pour que mon enfant puisse aller étudier et tous ils ont refusé parce
qu’à l’école j’étudiais avec leurs enfants et j’étais le seul qui avait réussi. Alors les enfants de ses frères, de ses cousins qui étudiaient avec moi, aucun n’avait
réussi pour aller au secondaire et c’est moi l’enfant étranger, ça c’est l’analyse que j’ai fait par après finalement, mais c’est moi qui venait d’ailleurs. L’enfant qui venait d’ailleurs, qui réussit. Alors ils se sont dit mais, son mari n’est pas
là, ils sont pauvres et si on les aide pas, cet enfant n’ira pas à l’école. Donc
ils ont renvoyé ma mère comme ça et elle avait donc trois mois parce qu’on a appris
que j’allais à l’école secondaire peut-être…c’était vers le mois de juillet…fin juin début
juillet et il fallait partir pour septembre. Donc elle n’avait pas une très grande période
pour réunir le minerval pour pouvoir partir m’acheter des uniformes, plein de choses.
Alors elle m’a dit bon, évidement du côté de son mari, dans la famille de son mari, il n’était pas question, il n’y avait personne à qui elle pouvait demander de l’aide.
Donc, elle s’est retrouvée toute seule sans rien quasiment. Elle ne s’attendait
pas…, et puis elle ne savait pas qu’est-ce que ça peut coûter pour envoyer un enfant
à l’école secondaire. Alors elle m’a dit on va aller au marché. Tous les mercredis
et tous les samedis on allait au marché, les marchés locaux, avec des provisions,
des patates douces, du manioc, des haricots et une semaine avant le début de l’école
j’avais enfin réuni le minerval mais pas assez, même pas pour m’acheter une valise. Je me souviens j’avais pris une vieille valise que mon père avait ramené de Uganda, le seul gain précieux [sourit] que je pouvais utiliser. Donc j’ai pris la valise de mon père, alors je suis allé à l’école et quand je suis rentré aux vacances de Pâques…de
Noël pardon, mon père était rentré. Alors, peut-être vers le mois d’octobre ou bien
ma mère avait dépêché quelqu’un parce qu’il y avait des voyageurs, des travailleurs saisonniers qui allaient régulièrement en Uganda et je pense qu’elle a envoyé quelqu’un en disant si jamais vous apprenez que mon mari est quelque part, dites-lui de rentrer
parce que j’ai besoin de lui. Alors finalement quand je suis rentré, pendant les vacances
de Noël, mon père était rentré et ma mère m’avait dit qu’elle l’avait beaucoup grondé. Elle lui avait dit voilà désormais tu vas rester ici, on a un enfant qui a réussi,
il faut travailler, il faut absolument que tu puisses m’aider à pouvoir travailler pour payer ses études. Alors mon père est resté, obéissant [rit] puis là ils ont travaillé dur. Quand je rentrais des vacances de 00 :36 :16 Pâques ou les grandes vacances,
je partais toujours avec mes parents, avec des marchandises sur la tête dans les marchés
pour avoir un peu d’argent pour payer mes études. C’est une époque dont je me souviens bien. Je suis quand même content de dire, oui j’ai travaillé un peu pour payer mes
études parce que des fois, l’un des marchés, fallait faire à peu près plus d’une dizaine de kilomètres avec un panier sur la tête. Ce n’était pas tout près, c’était quand
même assez loin et fallait surtout pas prendre même pas un franc pour s’acheter un Coca
Cola ou un Fanta. On ramenait tout l’argent à la maison.
>> J.B.G. : Après quand vous allez à l’école, j’aimerais savoir, après on va parler quand
vous serez arrivé en Belgique, j’aimerais savoir comment ça se passait la relation entre vous quand étiez à l’école secondaire, au Groupe Scolaire comme vous avez dit, comment
ça se passait la relation entre les étudiants? >> E.B. : quand on est…, je suis arrivé à l’école secondaire c’était en ’64
où j’ai fait ma première année à l’école secondaire. Cette année-là il y avait, en
’63, il y avait eu des troubles dans le sud du pays. Il y avait eu des massacres de
tutsi parce que je pense que c’était des représailles suite à l’attaque des inyenzi
qui venaient je pense du Burundi. Les inyenzi étant le sobriquet qu’on avait donné aux
réfugiés tutsi qui partaient, donc les inyenzi les cancrelats et donc ils avaient fait une
attaque qui fût sérieusement réprimée. Nn seulement on a réussi à les repousser,
je ne sais pas si c’était avec l’aide de la Belgique ou bien du Congo mais c’est
qu’on fait des représailles à la population, on a brûlé les huttes des tutsi, on a mangé
leurs vaches et puis il y a eu des gens qui ont été tués, qui ont été massacrés.
Donc quand je suis arrivé au groupe scolaire, les Frères de la Charité à cette époque-là, en tout cas ils avaient une grande animosité envers les gens qui venaient de Gikongoro, parce que moi je venais de Gikongoro et à Gikongoro il y avait eu beaucoup de massacres notamment dans la paroisse de Cyanika, paroisse d’où j’étais originaire. Donc ils nous
considéraient comme des criminels, comme des meurtriers. Alors tous les gens…ils disaient tous les gens de Gikongoro , ils disaient: « vous les gens de Gikongoro, vous êtes des meurtriers, vous êtes des violeurs, vous êtes des massacreurs » ; et
donc cette situation était particulièrement très très difficile. Il est vrai qu’il
y avait des gens qui venaient certainement des grandes familles hutu à l’époque qui
étaient un peu comme des grands militants mais je me souviens qu’à cause de la réaction
des Frères vis-à-vis des massacres, notamment des élèves qui étudiaient là-bas, donc
des élèves qui étaient comme mes aînés d’un an ou deux ans et qui n’étaient pas revenus, ça fait que ces élèves qui étaient un peu [militantismes?] se faisaient
assez doux. Autrement les rapports entre camarades de classe, hutu et tutsi, c’était relativement
assez bien. Au fur et à mesure particulièrement qu’on passait d’un niveau à un autre
niveau, la proportion ethnique s’équilibrait. Au départ, il y avait beaucoup plus de hutu mais, en fait il y avait eu beaucoup de hutu qui avaient eu les places à l’école secondaire
sans nécessairement être brillants, sans nécessairement être intelligents et ils furent éliminés au fur et à mesure alors que les tutsi souvent c’était des élèves qui étaient beaucoup plus brillants. Donc au fur et à mesure qu’on allait dans les années supérieures, il y avait un équilibre proportionnel entre les hutu et les tutsi. >> J.B.G. : En fait ce que je comprends, la relation entre vous et les camarades il y avait aucun problème mais ce que je sens qui était un peu…, je ne sais pas je dirais
bizarre mais l’attitude des Frères par rapport aux gens qui venaient de Gikongoro,
j’imagine c’était comme une attitude un peu blessante? Un jeune garçon à qui
on affiche une attitude de criminel c’était quand même quelque chose.
>> E.B. : Il faut dire que c’était…, moi j’avais des souvenirs de quelques années auparavant, trois ans auparavant en 60 où j’avais vu les huttes des tutsi brulées, où j’avais vu les gens qu’on allait jeter dans la rivière. J’avais encore ces souvenirs
qui étaient très frais dans ma tête et pour moi la réaction des Frères je ne la trouvais pas exagérée. Je trouvais que c’était tout à fait légitime parce qu’effectivement
il y avait des gens à mon avis qui étaient à l’école pas parce qu’ils étaient
intelligents mais ils étaient à l’école parce que c’était des hutu tout simplement et parce qu’ils prenaient à ce moment-là la place des tutsi qui avaient été tués et qui ne pouvaient pas revenir à l’école. Pour un éducateur c’est quand même épouvantable
de voir que tu as une classe, mettons d’un certain nombre d’élèves, ils partent en vacances et puis le tiers, la moitié, le trois quart ne reviennent pas à cause de leurs origines ethniques. Donc moi je le sentais, la peur que j’avais était plutôt qu’ils
disent mais toi aussi tu es hutu tu es un criminel alors que je n’avais pas été
un criminel évidemment ça, ça m’aurait fait de la peine. Mais ils parlaient tout simplement de façon générale sans nécessairement avoir de l’animosité envers, à ma connaissance, tel ou tel enfant. Mais de façon générale, c’était comme pour nous dire vous les gens
de Gikongoro, et quand ils disaient ça on sentait vous les hutu de Gikongoro, on vous a à l’œil, faites bien attention. >> J.B.G. : C’est quelque chose de marquant pour toute la vie >> E.B. : Oui tout à fait. >> J.B.G. : Donc vous finissez l’école secondaire, comme vous avez dit vous allez en Belgique et comment ça se passe là-bas? >> E.B. : En Belgique c’était beaucoup plus problématique. Quand je suis arrivé en Belgique, la situation était telle qu’il y avait quelques refugiés tutsi et il y avait
beaucoup de hutu. Comme je te mentionnais, quand j’ai obtenu la bourse pour aller en
Belgique il y avait beaucoup d’étudiants rwandais mais c’était majoritairement hutu.
En fait je ne me souviens d’aucun tutsi qui avait eu une bourse du gouvernement. Tous
les boursiers c’était des hutu. Il y avait certains tutsi qui étaient là également
mais je ne sais pas comment ils sont venus. Peut-être via des bourses privées ou des
relations tout à fait particulières qu’ils pouvaient avoir avec les gens qui étaient au gouvernement mais c’était vraiment à compte-goutte donc la majorité des étudiants c’était des hutu. Donc, il y avait quand même une petite minorité de tutsi notamment
ceux qui étaient arrivés un peu plus tôt, donc qui étaient mes aînés qui étaient là-bas et je me souviens que il y avait souvent les regroupements de hutu et des tutsi [geste
de séparation], notamment dans les bistros. Les tutsi avaient leur bistros, les hutu avaient leur bistros. Deux ans après, il y eut le coup d’état de Habyarimana et là, c’était
encore plus cristallisé. Les hutu du nord, qui avaient vraiment leur bistro, qui se sentaient
maintenant en pouvoir, qui se sentaient beaucoup plus puissants et les tutsi du sud maintenant
qui essayaient de devenir amis avec ces hutu du nord. Donc les tensions ethniques devenaient
encore plus forts, dans les années ’73-74 à ce moment-là.
>> J.B.G. : C’était comme le transfert des problèmes du Rwanda en Belgique?
>> E.B. : Absolument c’est…même maintenant on dit que les choses…, ça n’a pas changé. C’était véritablement la situation qu’on observait à cette époque-là et semble-t-il encore aujourd’hui c’est la même chose. >> J.B.G. : Si je comprends bien donc comme vous m’avez dit au début, quand vous avez quitté le pays vous aviez à peut-près 20 ans, vous êtes en Belgique, vous faites vos
études et puis après vos études vous aller travailler ou bien vous êtes marié? Parlez-nous
de votre famille. >> E.B. : Quand je suis arrivé en Belgique, moi j’étais excessivement mal à l’aise
avec ces questions de nature ethniques. Les gens qui affichaient fortement leur identité
hutu, ils me faisaient peur. C’était des gens du nord particulièrement ou les gens
du sud qui étaient un peu trop militants. Compte tenu de ce que j’expliquais un peu plus tôt, le fait de venir d’une famille plutôt…, où j’étais comme un enfant
unique, en fait quand je suis allé à l’école secondaire, c’était à ce moment-là que
mes parents ont eu d’autres enfants que je n’ai pas connu véritablement parce que
je n’étais plus là. Donc j’ai toujours grandi comme un enfant unique, donc je me protégeais, je faisais attention. D’ailleurs aussi, tout ce qui concerne les jeux violents
je faisais attention à ça. Donc pour moi, ce militantisme, ces manifestations, j’étais
loin de ça. J’ai toujours évité de fréquenter les rwandais quand j’étais en Belgique. Je n’avais aucun ami rwandais à l’exception d’un de mes copains que j’avais à l’école
secondaire qui venait d’un milieu familial plus ou moins semblable au mien. Donc, on était tout le temps tout seul donc on a évité ces regroupements [militantismes??] qu’on voyait chez les autres camarades et très vite, beaucoup d’autres étudiants allaient
dans des bistros, ils buvaient, ils se saoulaient, ils se battaient etc…, ou ils allaient danser.
Moi je me tenais toujours loin d’eux. Finalement je me suis marié beaucoup plus tôt. J’ai
rencontré une camarade de classe qui était congolaise. Ça faisait à peine deux ans
que je venais d’arriver, peut-être un an et demi et je me suis marié avec elle. C’était
un scandale chez les rwandais évidemment de marier une congolaise parce que pour un
rwandais, un rwandais c’est l’élite, c’est le peuple élu quasiment. On avait encore à l’époque ce mépris vis-à-vis des autres peuples, notamment les voisins, les burundais, les congolais. C’était comme si j’avais trahi véritablement mes camarades en épousant une étrangère. Mais curieusement pour les congolais, parce que mon ex, parce
qu’on est divorcé actuellement, elle était d’origine ruba et les baruba c’est les
congolais les plus fiers [rit] qui se considèrent comme les africains au-dessus de tout le monde.
Alors eux aussi disaient leur fille allait épouser un petit rwandais, vraiment c’était
avec beaucoup de mépris. Ils ont failli saboter le mariage donc finalement c’était assez tendu. Quand les rwandais ont appris ça finalement ils ont dit mais les congolais ils veulent
battre notre enfant, on va se battre donc c’était plus ou moins une situation comme ça, mais après le mariage, j’étais plus souvent avec la communauté congolaise. J’ai
toujours aimé les congolais, j’ai toujours aimé leur esprit d’ouverture, ils prennent
la vie très simplement, ces petits groupuscules, en tout cas à l’époque c’était comme
ça. C’était des gens qui étaient au-dessus de tout. C’est aussi des grands intellectuels
parce que c’était…, il y avait des grands intellectuels que je fréquentais à ce moment-là
et graduellement je pense que quand j’étais au Rwanda j’ai vraiment totalement perdu
contact avec les rwandais. J’étais plus dans la communauté des congolais.
>> J.B.G. : Vous vous mariez et puis après vous avez des enfants…, j’imagine que du côté de votre ex sa famille se demandait comment ça se fait qu’elle a épousé un
rwandais et de votre côté aussi les rwandais qui disaient comment ça se fait qu’on épouse
une congolaise. Alors qu’est-ce que ça faisait comme couple, comment vous viviez cette relation de couple? >> E.B. : J’étais quelqu’un de responsable évidemment, j’étais un bon père de famille, j’avais mes deux enfants, je m’occupais bien de mes enfants et puis j’étudiais
bien. Beaucoup de mes camarades qui étaient dans la même faculté que moi ça leur a
pris beaucoup d’années avant de terminer et moi j’ai gradué en…, année après
année sans aucun problème. Donc finalement, comme je ne fréquentais plus tellement les rwandais, c’est comme si ils m’ont complètement oubliés et du coté des congolais, ils ont
fini par voir que oui j’étais un petit rwandais mais j’étais un petit rwandais
qui était respectable, qui respectait leur fille, qui m’occupait bien de mes enfants et qui travaillait bien. Donc finalement les congolais m’ont bien adopté et donc je vivais dans leur milieu vraiment comme un des leurs finalement. Je me sentais beaucoup
plus à l’aise parce qu’avec eux il n’y avait pas ces questions ethniques particulièrement.
Je dois dire 00 :50 :24 que j’étais plus dans la communauté des baruba qui était une très grande communauté et des gens qui sont très fiers. C’est
vraiment des gens qui sont très fiers, des grands travailleurs aussi, c’est des gens
qui aimaient le travail, qui étaient brillants également et qui avaient de quoi être fier
finalement parce que c’est vrai qu’ils venaient d’un grand pays, ça c’était
un fait. >> J.B.G. : Pendant que vous étiez en Belgique, est-ce que vous aviez une certaine relation
avec les parents qui étaient restés au Rwanda? >> E.B. : Oui… bien sûr à l’époque c’était la correspondance, j’écrivais, puis comme tout rwandais qui vient d’un milieu plutôt peu aisé, je dirais même
pauvre, j’envoyais régulièrement de l’argent, avec ma bourse d’études, j’envoyais de l’argent à mes parents. J’ai pu aller une seule fois pendant les vacances au Rwanda
donc pour voir mes parents en ’75. Donc j’étais parti tout seul à ce moment-là,
c’est à ce moment-là que j’ai presque fait connaissance avec mes petites sœurs qui étaient des petits « bouts de chou ». Donc j’ai vu finalement que maintenant on
avait une famille et là, les voisins maintenant savaient que finalement cet enfant qu’ils
n’avaient jamais connu enfin c’était l’enfant finalement de leur fils. Mon père
qu’on regardait de haut, qu’on méprisait et là on commençait à le respecter parce
qu’on voyait qu’il avait un enfant qui était parti assez loin, vraiment à l’étranger.
Donc les gens me regardaient, je dirais même avec certaines craintes. Respect mêlé d’une
certaine crainte véritablement parce qu’ils savaient, tout ce qu’ils avaient pu faire vivre à mes parents, toute la discrimination que mes parents avaient dû vivre, le rejet,
le mépris et là ils voyaient que mes parents, ils avaient un enfant qui peut-être pourrait
avoir plus tard un bel avenir. Mais je dirais que c’était trop tard pour investir dans
leur relation avec les voisins. C’était trop tard et du côté de mon père et du
côté de ma mère parce que pour moi je n’avais jamais oublié comment la famille de ma mère
avait refusé de nous aider et donc moi je me suis dit: « je n’ai plus de rapports
je n’ai plus de liens avec cette famille-là, je n’ai rien à faire chez eux ». Donc
depuis que j’ai quitté cet endroit en ’64, je n’ai plus remis pied à l’endroit où
j’ai grandi chez ma mère jusqu'à très récemment, jusqu’à en fait l’année dernière après 45 ans. Donc j’avais coupé court et du côté de mon père également,
c’est des gens qui avaient tellement persécuté mes parents que je n’ai jamais investi moindrement
dans cette relation. Donc j’étais comme un enfant unique sans aucune attache ni côté
maternel ni du côté paternel, chose qui est excessivement rare quand même dans les cultures africaines, en particulier dans la culture rwandaise de n’avoir aucune attache
ni d’un côté ni de l’autre côté. >> J.B.G. : Et vous avez parlé, je n’avais pas compris, que vous avez des petites sœurs
que vous avez vues à votre retour au Rwanda? >> E.B. : Oui >> J.B.G. : Il y’en avait combien? >> E.B. : Maintenant il y en a trois. C’est des vieilles femmes maintenant [éclat de rire]. Mais moi je les vois toujours avec cette différence d’âge, à l’époque,
parce que quand j’avais 20 ans, la plus vieille, elle avait cinq ans, six ans, donc il y’a pas de rapport. >> J.B.G. : Nous allons retourner plus tard quand vous serez de retour au Rwanda comme
vous aviez dit l’année passée vous étiez retourné mais après vos études en Belgique
est-ce que vous avez travaillé là-bas? >> E.B. : Non, après mes études en Belgique je suis rentré au Rwanda par un concours
de circonstances. Un de mes cousins était recteur de l’université. L’autre concours de circonstances, l’Université Nationale du Rwanda à ce moment-là était, comme vous le savez c’est une université qui a été fondée par des canadiens, par le père George
Henri Levesque et il y avait beaucoup de canadiens qui enseignaient dans les différentes facultés.
Mais l’année où je suis rentré, le Canada avait décidé de se retirer graduellement
des différentes facultés et ils avaient commencé par se retirer de la faculté des
sciences économiques et sociales. Dans cette faculté il y avait un poste de psychologie
et c’était le premier poste qui fut rwandisé, la rwandisation des postes. Donc le psychologue
canadien qui occupait, il a quitté et le poste était vacant et quand je suis arrivé
mon cousin qui était recteur de l’université il me dit il y a un poste vacant, de professeur de psychologie et vous pouvez le prendre parce que il n’y avait aucun autre psychologue
à ce moment-là. J’étais un des premiers psychologues au pays. Donc encore un autre
concours de circonstances qui a fait que j’ai eu un poste de professeur, je dirais sans
faire trop de démarches. Le poste était là et j’étais la seule personne qui pouvait
occuper le poste. >> J.B.G. : Donc votre famille s’en va au Rwanda et vous travaillez à l’université? >> E.B. : Oui >> J.B.G. : Pendant combien de temps? >> E.B. : Pendant trois ans. Après trois ans j’ai obtenu une bourse pour venir au
Canada. >> J.B.G. : Ah, c’est là que vous êtes venu au Canada? >> E.B. : C’est là que je suis venu au Canada. >> J.B.G. : Alors parlez-nous comment ça s’est passé ici au Canada? >> E.B. : D’abord je peux peut-être parler de comment j’ai eu cette bourse parce que ce n’est pas évident. J’étais professeur de psychologie et je donnais notamment les
cours de psychologie sociale. Le cours de psychologie sociale c’est un cours quand
même dans lequel on aborde beaucoup de choses. La psychologie de la foule, la manipulation, la formation des opinions, le sens critique et j’étais excessivement critique et je
voulais que mes étudiants deviennent vraiment très critiques. Beaucoup de gens trouvaient
que j’allais peut-être un peu trop loin parce que j’étais trop critique, bien sûr, quand je parlais notamment de la manipulation, quand je parlais de comment les gens peuvent
être amenés à collaborer avec un régime par la peur ou bien pour avoir des places
particulières. Alors tout ça, beaucoup de gens trouvaient que c’était trop imprudent de ma part, que je m’avançais un peu sur un terrain qui était très glissant. C’était
un régime militaire, c’était le régime de Habyarimana mais je me disais: ‘’
je suis un universitaire puis j’ai la mission de former les jeunes et puis je suis psychologue,
je me sentirais mal si je vais enseigner des mensonges, enseigner des choses qui ne viennent
pas de moi-même et donc j’y allais de bonne foi tout simplement’’. Je savais qu’il y avait des élèves notamment qui étaient des agents secrets parmi mes élèves et souvent
je m’adressais à eux. Je leurs disais: ‘’il y a des étudiants parmi nous qui sont des
agents de service de renseignement’’. Certains des camarades en ont peur parce que
des étudiants venaient m’en parler qu’il y a des étudiants qui les faisaient peur
qui les menaçaient et moi j’abordais ça en classe avec mes étudiants. Alors je m’adressais
directement à ces gens et je disais si vous êtes un agent de service de renseignements au pays, il n y’en aucun pays au monde qui n’a pas besoin d’agent de service de renseignements. Les américains ont la CIA les russes ont la KGB etc. Donc si vous faites votre travail
s’il y a des ennemis qui veulent attaquer le pays et que vous êtes réellement la personne qui doit renseigner le service de sécurité, tant mieux vous faites du bon travail pour votre pays. Mais si jamais vous montez un dossier qui est faux contre un camarade, sachez que tôt ou tard vous pourrez payer pour ça. D’autant plus que comme vous le voyez il
y a régulièrement de l’évolution en Afrique. À l’époque dans les années 70, il ne se passait pas une année sans qu’il y ait un coup d’état en Afrique donc moi je disais
à ces jeunes: regardez les régimes changent régulièrement. Si vous accusées injustement quelqu’un aujourd’hui, demain le régime pourrait changer et la personne pourrait à ce moment se venger ; donc soyez conscient de ce que vous faites quand vous faites ça.
Et là les gens avaient peur, ils tremblaient, certains des étudiants qui se sentaient très
proches de moi ils venaient et me disaient vraiment il y a des étudiants qui sont très
mécontents, on est en train de monter un rapport sur vous. Pause >> J.B.G. : Donc vous êtes en train d’enseigner à l’Université Nationale du Rwanda, puis
vous étiez en train de nous expliquer comment vous avez obtenu la bourse.
>> E.B. : Donc vu les attitudes que j’avais, j’étais très critique et je ne voulais pas jouer le jeu d’autres professeurs qui flattaient vraiment le régime. Il y avait
notamment le frère du président qui enseignait à la faculté de médecine et je me souviens
encore comment beaucoup de mes camarades [vague] pour se faire bien voir auprès de lui et moi chaque fois que je le voyais quand on allait prendre une bière je saisissais l’occasion pour le critiquer, pour dénoncer les politiques de son frère. Je me conduisais comme un universitaire
se conduit, comme ce que j’étais habitué à faire quand j’étais en Belgique et je
pense que dans un sens moi je lui disais: «écoutez Séraphin…quand tu regardes…toi tu es universitaire, quand tu regardes les choses qui se passent dans ce pays, puis il
y a des journalistes puis il y a des gens qui écrivent sur notre pays, tu devrais donner de bons conseils à ton frère». Il y a des choses qui sont inacceptables. Notamment quand
des professeurs dans une université comme celle-ci puissent aller jusqu’à avoir peur,
jusqu’à même d’un chauffeur, avoir peur de leurs étudiants, c’est honteux et je
pense que le fait que je disais ce que je pensais finalement j’étais un peu devenu comme le fou du roi. Ce type-là n’était pas si bête que ça. Je pense, peut-être
qu’il voyait qu’il valait mieux connaitre la vérité directement plutôt que les flatteries qui venaient de derrière. Moi il ne m’a jamais fait peur Séraphin. D’autant plus
que je me disais que je n’avais rien à perdre finalement. Je n’avais pas de biens, je n’avais pas de propriétés, je n’avais absolument rien, j’avais seulement mon poste que j’aimais c’est tout. Mais en même temps je savais que je ne pouvais pas vraiment
espérer avoir une bourse d’études. Mais quand même en 1980, début ’80, la délégation
canadienne est venue pour sélectionner les boursiers. On donnait des bourses. La plupart
des professeurs on avait tous une maitrise on n’avait pas de doctorats et après avoir
enseigné deux trois ans, on pouvait avoir une bourse pour venir au Canada. Moi, je n’étais
pas éligible parce que j’étais dans les sciences sociales. Ceux qui étaient éligibles pour le doctorat c’était ceux qui étaient en sciences, en agronomie, qui étaient dans
les facultés de biologie mais moi j’étais en sciences sociales. Ce n’était plus la
priorité pour le Canada et c’est pour ça que mon poste d’ailleurs avait été le premier à être rwandisé. Sauf que j’avais de très bons rapports avec mes collègues
canadiens avec qui je passais plus mes temps libres qu’avec mes collègues rwandais.
À l’hôtel Ibis ou à l’hôtel Faucon où les gens allaient prendre de la bière,
moi j’étais plus souvent avec mes copains canadiens, mes collègues canadiens qu’avec les rwandais parce que les rwandais c’était toujours de la politique et puis moi je n’arrivais pas à contrôler ce que j’allais dire parce que j’étais trop critique. Donc je me disais il vaut mieux quand même éviter de fréquenter les rwandais. J’étais beaucoup plus à l’aise d’être critique quand j’étais avec les canadiens. Donc finalement la délégation canadienne est venue pour sélectionner des boursiers et puis le doyen de ma faculté
qui était un bon copain, il a demandé 01 :02 :02 à la délégation s’il pouvait quand même mettre mon nom sur la liste des gens à présenter. Les gens ont dit: « écoutez, il n’est pas en sciences mais on va quand même le mettre mais normalement ce n’est pas lui
la priorité». Donc moi c’était comme pour me dire n’espère absolument rien tu
n’auras pas de bourse. Alors les vacances sont arrivées en ’80 donc on était censé
quitter, les boursiers étaient censés quitter au mois de septembre pour venir au Canada. Quand les vacances sont arrivées, moi j’ai dit à ma femme et à mes enfants je dis:
« on va à Kinshasa. On va en vacances visiter les grands parents parce que si jamais j’ai
une petite chance d’aller au Canada, là on n’aura pas moyen de revenir parce que c’est trop loin. Je n’aurais pas de quoi payer le billet d’avion pour [inaudible,
enregistrement embrouillé] …, petits enfants. Tous les autres boursiers, candidats boursiers, ils m’ont dit: mais es-tu fou? Si jamais tu as une petite chance d’avoir la bourse il faut rester ici pour traiter ton dossier. Il faut aller au ministère, il faut aller
dans les communes il faut quand même que tu sois là pour que ton dossier puisse bien
avancer. Mais moi je me disais justement la meilleure façon de traiter mon dossier c’est
de ne pas me faire voir. C’est qu’on m’ignore, qu’on ne sache pas que je suis potentiellement sur la liste. Donc je l’ai fait vraiment exprès, j’ai dit si j’ai une petite chance d’aller au Canada, il ne faut surtout pas que les gens du service de renseignement sachent que mon nom est sur la liste. Donc je suis parti tout simplement à Kinshasa avec ma
femme et mes enfants [inaudible, enregistrement embrouillé] et vers le mois, mi-août, je
suis passé à l’ambassade du Canada à Kinshasa faire une visite de courtoisie à
l’ambassadeur. Il y avait un de mes anciens collègues qui travaillait déjà là-bas et puis quand l’ambassadeur a appris qu’il y’avait un professeur de l’UNR [Université Nationale du Rwanda] qui était là, il m’a convoqué dans son bureau, il m’a dit : écoute [inaudible, enregistrement embrouillé] …, et il est trop tard pour envoyer par valise diplomatique,
est-ce que tu pourrais amener l’enveloppe que je vais te confier pour moi au ministre
de l’enseignement? Je dis: oui pas de problème. Donc c’est comme ça que j’ai transporté la valise diplomatique [rit]. Je pense que c’est des choses qui ne se feraient pas
actuellement mais tout est-il que c’était dans les années ’80 il y a beaucoup de choses qui se passaient comme ça, mais j’ai demandé quand même à l’ambassadeur est-ce que je peux connaitre les noms des boursiers. Oui, il m’a lu la liste des gens qui étaient là-dessus donc tous mes camarades et par hasard mon nom également était là-dessus sur la liste. Alors j’étais vraiment très content, j’ai amené l’enveloppe, j’ai demandé audience au ministre de l’enseignement [inaudible enregistrement embrouillé]…,
j’ai du courrier diplomatique pour le ministre, et l’ambassadeur m’a demandé de le remettre
en main à main, pas à sa secrétaire pas à personne, au ministre lui-même. S’il n’est pas là je reviendrais avec ça. Puis finalement on m’a dit d’aller voir le
ministre, le ministre était là, [inaudible enregistrement embrouillé] et je lui ai dit:
«monsieur le ministre je viens de Kinshasa, j’ai la liste des boursiers qui vont au Canada et l’ambassadeur m’a montré, mon nom également est sur la liste». Donc pour éviter trop de démarches compliquées normalement je dois revenir ici pour vous demander l’autorisation
[inaudible enregistrement embrouillé]. Il était mal pris pour me refuser ça. Il m’a
donné les papiers, je suis allé à la commune, tout de suite on m’a rempli le papier, je
suis allé à l’immigration, j’ai remis les papiers, évidemment les gens qui travaillaient
là-bas étaient mes anciens étudiants, [inaudible enregistrement embrouillé] je dis mais toi je te connais. Il dit: oui j’étais ton étudiant. Ah bon tu travailles maintenant ici? Oui tu m’as fait échoué [rit]. Alors là, j’ai compris que c’était foutu, je n’avais vraiment aucune chance. Finalement deux semaines après j’ai eu le passeport, j’ai jamais compris [rit] qu’est ce qui s’est passé. J’ai sauté dans l’avion et je suis venu ici. >> J.B.G. : Ça a été providentiel, en tout cas votre voyage à Kinshasa? >> E.B. : Tout à fait. En passant, deux de mes camarades qui étaient restés au pays
pour traiter leurs dossiers justement n’ont pas pu venir malheureusement. Ils se sont
fait trop voir. Moi je pense que c’est pour ça. >> J.B.G. : Vous avez étés chanceux, alors vous venez, vous arrivez ici, comment s’est
passée l’adaptation? >> E.B. : Oh ça s’est très bien passé. Je pense mon expérience en Belgique puis
le fait que j’avais beaucoup voyagé avant ça a été très facile. Je suis arrivé
à l’aéroport [inaudible enregistrement embrouillé] j’ai consulté la liste des logements à louer, il y avait des logements à louer à la semaine, j’ai téléphoné
[inaudible enregistrement embrouillé] tout de suite dans l’appartement et je suis allé
à côté chez Provigo tout de suite, j’ai fait mon marché et le soir on a fait le repas
à la maison ; je n’ai pas passé une seule nuit à l’hôtel et toute la semaine qui
a suivi j’ai pris le temps pour chercher un appartement qui était moins dispendieux et une semaine après j’étais à l’Université, à l’UQAM où j’ai commencé mes études
de doctorat. Une adaptation très rapide sans aucun problème. >> J.B.G. : Dans quelle université? >> E.B. : À l’université du Québec à Montréal. >> J.B.G. : J’imagine qu’en arrivant ici vous avez rencontré aussi quelques rwandais ou…la communauté rwandaise [inaudible, enregistrement embrouillé]. Comment ça s’est passé? >> E.B. : Je ne me souviens pas…il n’y avait pas beaucoup de rwandais à l’époque. Ceux qui sont venus c’était mes anciens étudiants qui étaient boursiers. Il y a
eu beaucoup de mes anciens étudiants qui étaient boursiers qui sont venus. Mais parce que c’était mes anciens étudiants, le rapport d’âge et de statut était tel que
je me sentais bien à l’aise de fréquenter les jeunes que j’avais enseignés. Donc
moi j’étais dans ma famille avec mes enfants. Encore une fois, tout comme j’étais en
Belgique, j’ai toujours évité de fréquenter des compatriotes [inaudible, enregistrement
embrouillé] tout simplement. J’ai commencé plutôt à me lier d’amitié avec mes camarades
d’université donc pour agrandir mon réseau social mais plus du côté des québécois
que des rwandais. >> J.B.G. : Donc ça fait combien de temps maintenant que vous êtes ici? >> E.B. : Ça fait 31 ans. >> J.B.G. : 31 ans que vous êtes québécois.
>> E.B. : Oui [sourit]. >> J.B.G. : J’imagine qu’à un certain moment vous avez fini les études, est-ce
que vous avez commencé à travailler? Comment ça s’est passé pour obtenir un emploi après les études? >> E.B. : C’était une époque qui était très difficile mais en même temps j’ai toujours eu beaucoup de chance dans ma vie. Peut-être que je suis né sous une bonne étoile. Un de mes anciens copains, collègue à l’Université Nationale du Rwanda, on
est entré en même temps ici et il était directeur de programme à l’Université
de Montréal. Comme on avait enseigné ensemble, à un moment donné il recrutait des chargés de cours, il savait les cours que je donnais et que j’avais les aptitudes pour ça, donc il m’a engagé comme chargé de cours à l’Université de Montréal à peine trois mois après mon arrivée. Donc j’ai commencé à enseigner comme chargé de cours à l’Université
de Montréal. Aussi, une fois j’ai été invité à Ottawa à l’ACDI dans des sessions
de pré-départ. Quand les coopérants partaient en Afrique, on donnait des formations pour
les préparer pour partir, connaître le pays, connaitre les coutumes etc. Donc on faisait
appel à des personnes ressources. On n’était pas nombreux à l’époque, beaucoup de personnes
ressources venants d’Afrique et il y avait encore beaucoup de coopérants qui partaient au Rwanda à l’époque. Donc on a téléphoné à l’Université, on apprit qu’il avait
un rwandais, on cherchait une personne ressource pour les coopérants qui allaient au Rwanda
et j’ai obtenu comme ça un petit contrat pour venir jaser avec les gens. Il n’y avait
pas de préparation particulière. C’était de leur parler du système politique, du système
social, religieux, éducationnel etc. Mais la personne qui gérait le programme à l’ACDI à ce moment-là a vu que j’avais beaucoup de ressources, que j’avais beaucoup d’expérience
et finalement il m’a proposé, pas comme personne ressource pour préparer les coopérants
mais vraiment pour donner des ateliers de formation pré-départ. Donc là il y avait déjà une petite équipe de personnes ressources qui préparait les ateliers à l’intention des personnes qui partaient à l’étranger. Alors à cause de mon background en psychologie,
en anthropologie, on m’a pris comme personne ressource à ce moment-là à l’ACDI. Donc
j’ai commencé à travailler l’ACDI. J’avais au moins un contrat une fois par mois parce
qu’il y avait des sessions de pré-départ régulièrement des coopérants qui partaient ; donc une fois par mois j’avais au moins une session pré-départ et c’était très bien payé. Plus tard quand on a coupé ma bourse, pour des raisons politiques, la seule
journée où je travaillais à l’époque à l’ACDI c’était suffisant pour payer
mon loyer et pour payer à manger, modestement quand même mais j’ai jamais eu le moindre
problème pour payer mon loyer ou bien pour manger. À cause d’une seule journée de travail je faisais bien mon travail, j’étais très estimé, j’avais de très bonnes évaluations, donc j’ai gardé ce petit emploi pendant des années. >> J.B.G. : Vous dites qu’on a coupé votre bourse pour des raisons politiques? >> E.B. : Parce que j’étais très critique, particulièrement à un moment donné je pense
que ça a débordé. L’ambassade nous a convoqués à Ottawa parce qu’ils avaient
l’intention de former les cellules. Une cellule…comme les cellules au Rwanda les cellules politiques ici au Canada. Donc on nous a convoqués à Ottawa, tous les étudiants,
réunion importante à laquelle devaient y être obligatoirement tous les étudiants parce que si tu n’y vas pas alors que c’est le Rwanda qui paie quasiment ta bourse, enfin
pas le Rwanda qui paie ta bourse mais qui a négocié ta bourse, c’était très mal vu. Donc je suis parti. Je ne savais pas véritablement de quoi ça allait être et l’ambassadeur
a commencé à nous dire qu’on va former des cellules, la cellule politique ici, la
cellule du [inaudible, enregistrement embrouillé] et c’est pour ça qu’on nous a convoqués
donc [inaudible, enregistrement embrouillé] etc. et moi j’ai dit non il n’en est pas
question. C’est une aberration. Alors je me suis fortement opposé au cours de cette
réunion. Alors j’ai donné mes raisons, j’ai dit : « écoutez, on a déjà trop de problèmes, on a déjà trop de tensions entre nous les rwandais. On ne parle pas déjà ici. Mais en même temps on a la chance d’être à l’étranger de dire ce qu’on veut au
moins pour une fois. Et puis certains d’entre nous sont dans les sciences politiques, d’autres sont en psychologie, d’autres sont en sociologie, ils sont dans des disciplines ou on leur demande d’être authentiques, de dire ce qu’ils pensent et maintenant vous nous amenez cette histoire de cellule qui va [inaudible, enregistrement embrouillé]. » En tout cas je dis : « moi
personnellement je suis totalement contre ça et je trouve que c’est abrutissant, je trouve que ce n’est pas une chose surtout à imposer aux étudiants qui sont à l’étranger. Ceux qui le voudront quand ils vont partir au pays, libre à eux d’adhérer au MRND, de porter les chemises du mouvement etc. de porter les petites médailles qu’on commençait déjà à distribuer mais ici je trouve que ce n’est pas rendre service aux étudiants. »
Ce qui est arrivé à ce moment-là les gens avaient tellement peur de s’approcher de
moi, durant le dîner à ce moment-là qu’on nous a servi, je ne me souviens pas à quel
hôtel, il y a personne qui a osé s’approcher de moi. Les gens m’évitaient. C’était comme pour dire, mais ce type-là il est dangereux. Mais il est fou. Mais on nous voit à côté
de lui ils vont penser que nous partageons les mêmes vues et les mêmes idées que lui ;
comme par hasard quand le ministre de l’enseignement est venu six mois après j’ai appris que
ma bourse avait été coupée. Pourquoi? L’ambassadeur m’a expliqué que j’étais orgueilleux. Quand on dit que…quand on dit d’un rwandais qu’il est orgueilleux c’est vraiment dire
que c’est un 01 :16 :40 insolant, c’est un ingrat, c’est quelqu’un qui est méprisant, donc ça comprend toute
cette idée-là. Alors le ministre m’a bel et bien dit qu’il y avait des mauvais rapports
contre moi, que j’étais quelqu’un qui avait un mauvais esprit, que j’étais un mauvais citoyen, que je suis ingrat envers le pays qui m’a donné la chance de venir
ici et que par conséquent on met fin à ma bourse et moi j’ai dit au ministre, j’ai
dit : « écoutez, oui vous m’avez payé la bourse, c’est moi qui va à la bibliothèque.
Moi je travaille, moi j’étudie et ce que j’ai dit à l’ambassade, j’ai exprimé
ma pensée. » Le ministre que je connaissais bien parce que c’était un ancien copain
d’études en Belgique, on s’était connu là-bas aussi, j’ai dit écoutez, il s’appelait
Charles je dis : « Charles, je m’excuse faites votre devoir moi je fais le mien. Vous
pouvez me couper votre bourse » ; ça m’importait peu. En fait ça faisait mon affaire qu’on coupe la bourse. Pourquoi ça faisait mon affaire, parce que j’étais à ce moment-là
divorcé et ma femme avait déjà obtenu un statut de réfugiée ici avec les enfants.
Elle avait obtenu ce statut pendant que j’étais parti au Rwanda faire mes recherches de terrain. Donc quand je suis rentré ici, j’ai appris que j’étais séparé, que mes enfants avaient déjà un statut spécial et moi comme un ancien boursier de l’ACDI, il fallait absolument
après mes études repartir au pays. Mais comme on m’avait coupé la bourse, moi j’ai
considéré que je n’avais plus d’attaches avec le pays. Le pays m’avait renié, on m’avait mis à l’index et par conséquent je n’avais plus rien à faire avec le pays.
Donc je suis resté là, quasiment dans le vide. Une chance que j’avais les charges
de cours que j’avais, que je donnais, à l’Université de Montréal, par après à l’UQAM finalement parce que j’enseignais bien et puis je maîtrisais bien la matière
et l’ACDI je faisais de bonnes évaluations. Donc l’ACDI me coupe la bourse mais en même temps un autre département de l’ACDI m’engage [rit]. Heureusement qu’ils ne communiquent pas ensemble, tous ces services. Donc finalement j’ai pu continuer à travailler comme ça
jusqu’à ce que je dépose ma thèse et quand j’ai déposé ma thèse, j’ai obtenu
un emploi tout de suite après quasiment. >> J.B.G. : Plusieurs choses qui sont arrivées presque en même temps, la séparation, couper la bourse et puis et j’imagine que c’est là que vous avez décidé de dire moi je reste ici, je vais faire ma vie ici au Canada? >> E.B. : Oui, moi je n’avais pas de choix parce que la situation, comme ça arrive dans beaucoup de cas de divorce évidemment, les rapports étaient très tendus avec mon ex,
la communication était vraiment, très mauvaise. Elle avait obtenu le statut de réfugiée
au moment où j’étais à l’extérieur et je ne sais pas en fait qu’est qu’elle
a dit de moi au bureau de l’immigration. Tout est-il que quand j’ai quitté pour
le Rwanda j’avais un petit dossier comme ça [geste de petit avec sa main] à l’immigration et quand je suis revenu j’avais un dossier comme ça [geste de grand avec ses mains]. Chaque fois que j’allais à l’immigration, quand on voyait mon nom on me renvoyait. On
attendait que je dépose ma thèse tout simplement pour être chassé du Canada. Quand j’ai
vu ça, je dis mais je ne vais pas déposer cette thèse. Alors je la laissais traîner.
Le problème, il fallait que…pour renouveler mon statut d’étudiant il fallait qu’à chaque année que j’aie suffisamment d’argent pour vivre pendant un an pour qu’on puisse me prolonger le contrat. Et à cause de ce petit emploi que j’avais à l’ACDI, j’avais
réussi à économiser, à mettre sur mon compte un certain montant d’argent et chaque fois j’avais fait un placement à la banque et je montrais la photocopie que j’ai de l’argent placé à la banque. Donc ils n’avaient pas de choix que de renouveler mon visa. Donc
j’ai commencé les démarches d’immigration. À l’époque il fallait sortir, je pense que même actuellement c’est la même chose, il fallait demander le statut d’immigrant en sortant du Canada. Donc je suis allé à New York. Le dossier n’avançait pas. Chaque
fois on me disait il y a quelque chose qui bloque à Montréal. Et puis je venais à Montréal, personne ne voulait me regarder à l’immigration. Et là j’étais vraiment
découragé, là je suis tombé véritablement en dépression. Je ne comprenais pas qu’est
ce qui se passait. Puis par chance un de mes anciens collègues encore canadien de l’Université
Nationale du Rwanda à qui je racontais mes déboires, il m’a dit qu’il connaissait
un de ses amis qui travaillait à l’immigration. Il m’a donné une petite note, je suis allé
voir cette personne à l’immigration du Québec. La personne m’a bien reçu et m’a
donné une petite note et m’a dit : « va au consulat québécois à New York, à la
délégation québécoise à New York, tu vas voir le responsable avec cette note, on
va essayer de débloquer ton dossier. » Je suis allé là-bas, puis les choses se sont débloquées comme ça, en moins d’un an j’ai finalement eu le fameux papier [sourit]
d’immigrant reçu. Et quand je l’ai obtenu je me souviens c’était le 17 décembre
quand je suis allé chercher ça à New York, j’ai obtenu ça. Quand je suis arrivé là
j’ai rédigé les dernières conclusions de ma thèse et je l’ai déposée. Enfin j’étais sauf. >> J.B.G. : Ca été une longue démarche, beaucoup d’émotions, beaucoup de choses. >> E.B. : Oui tout à fait. >> J.B.G. :Peux-tu nous dire depuis ce moment-là vous avez commencé à travailler de façon régulière? >> E.B. : Oui à ce moment-là à l’ACDI ils voulaient m’engager comme j’avais
une longue…beaucoup d’expérience, ils voulaient m’engager [inaudible, enregistrement embrouillé], d’ailleurs à l’époque mais c’était un travail…même si j’aimais le travail comme tel, mais je me voyais devenir fonctionnaire et puis faire des choses qui
ne correspondaient pas à ce que j’ai…je me suis dit : « mais le doctorat que j’ai fait, je l’ai pas fait juste pour devenir fonctionnaire, pour gérer des projets de
développement alors que ce n’est pas mon expertise » et j’ai hésité. Alors ils me pressaient, ils me disaient : « il faut que tu signes le contrat pour qu’on puisse t’engager » et là je disais : « donnez-moi encore trois semaines. » On m’a donné trois semaines, je réfléchissais. « Trois semaines sont passées, est-ce que
tu signe ou pas? » Je dis : « donnez-moi encore trois semaines » et ils m’ont donné encore trois semaines. Finalement ils ont réalisé que ça ne m’intéressait pas. Pourquoi je faisais ça? Parce que j’avais vu que à l’Université du Québec à Trois-Rivières
on affichait un poste de professeur dans mon domaine. Alors j’ai dit : « je vais tenter
ma chance. » J’étais vraiment naïf, je croyais que le fait de voir un poste dans
un journal, que je vais appliquer et que je vais…je devais l’avoir. Mais tout est-il que je me suis accroché à ça et le moment que mon dossier soit reçu à Trois-Rivières, à l’ACDI ils étaient impatients, ils ne voulaient plus attendre, ils m’ont dit : « écoute, on voit que tu ne veux pas le poste donc on va le donner à quelqu’un
d’autre. » J’ai dit : « ok, donnez à quelqu’un d’autre. » Donc moi je me suis cramponné à cette petite chance, peut-être à Trois-Rivières, je pourrais obtenir le poste. Finalement j’ai été convoqué à l’entrevue à Trois-Rivières. Dans les années 80 les universités n’engageaient pas. Il y avait vraiment très peu d’engagement et j’ai appris qu’on était 15 candidats à ce poste. Qu’est ce qui s’est passé c’est moi qui eut le poste [air surpris]. Le poste était payé moitié moins cher que
ce qu’on me payait à l’ACDI. Ça je le savais parce que j’avais vu les conditions. Mais j’étais tellement content de dire enfin je suis dans mon domaine, au moins parce que gagner beaucoup d’argent comme fonctionnaire mais faire quelque chose que je n’aimais
pas, non ça ne m’aurait pas du tout fait plaisir, d’autant plus que je connaissais beaucoup de fonctionnaires, beaucoup de copains à l’ACDI avec qui j’allais prendre une bière, avec qui je bavardais et beaucoup avaient une vie personnelle très problématique.
Il y avait des problèmes personnels assez considérables et je ne voulais pas finir comme ça. Je voulais vraiment faire une carrière comme j’ai toujours aimé. J’ai toujours
aimé l’enseignement et la recherche donc j’étais vraiment très content. Être reçu à Trois-Rivières pour moi c’était quasiment une bénédiction. >> J.B.G. : C’est là que vous êtes depuis ce moment-là jusqu’à maintenant? >> E.B. : Oui. >> J.B.G. : Parlez de…je ne sais pas si je vais dire les déboires mais tout le processus
que vous avez fait pour obtenir ce fameux statut d’immigrant reçu, j’imagine que
ici à Montréal ou au Québec il y a beaucoup de personnes qui se trouvent souvent dans
cette situation et vous comme psychologue j’imagine que vous avez rencontré quelques
personne, je ne sais pas mais j’imagine que vous êtes la bonne …, bien placé pour
pouvoir aider les personnes qui vivent des situations comme celle-là? >> E.B. : En tout cas, sûr et certain que moi je suis tout à fait disponible ; d’ailleurs à plusieurs occasions quand les gens avaient des difficultés j’étais disponible pour les aider, pour les encourager à passer à travers, pour les aider à passer à travers
ce processus pour surtout leur dire : « ne vous découragez pas », en particulier une chose que je dis toujours aux immigrants, je leurs dis : « c’est sûr que quand on immigre, c’est qu’il y a des raisons. C’est qu’on quitte des conditions qui
sont beaucoup plus difficiles et quand on arrive ici, ce n’est pas évident que ça soit également facile. Mais même si c’est difficile, je dis toujours pensez à vos enfants.
Pensez à la prochaine génération. » Moi je vois toujours la première génération comme une génération qui doit se sacrifier pour les générations futures. Tant mieux si dans certains cas comme dans mon cas, de façon exceptionnelle on peut avoir de la
chance et avoir un emploi dans son propre domaine mais je dis aux gens : « ne vous attendez pas nécessairement à avoir un emploi dans votre domaine. Ça pourrait être difficile. Même si ce n’est pas le cas, si vous n’avez pas un emploi dans votre domaine, ne désespérez pas, pensez à vos enfants parce que vos enfants, si vous les aidez, si vous êtes forts, si
vous ne vous découragez pas ils auront beaucoup de chance d’avoir quelque chose qui leur convient. » Et je pense que moi c’est le message que je pourrais véritablement envoyer. Je sais, il y a des gens qui sont médecins, qui sont des ingénieurs et qui doivent travailler dans un dépanneur, qui doivent travailler comme chauffeur de taxi mais l’important c’est de se dire : je fais ça pour mes enfants. Au moins je suis
dans un pays libre parce que vous pouvez être dans votre pays…on a fait une vaste recherche
au début des années 90 auprès des adolescents qui viennent de différents pays et je me
souviens une des entrevues que nous avons faites, c’était un monsieur qui était…qui fut recteur dans son université. Une université du moyen orient. Il était recteur d’une
université et qu’est-ce qu’il faisait comme travail, il travaillait dans un dépanneur.
Mais c’était resté le même gentleman, le même bonhomme. Le fait qu’il travaillait
dans un dépanneur ce n’était pas ça le problème. Il disait : « je suis dans un
monde libre et je travaille pour mes enfants. Je gagne ma vie honorablement. » Il racontait la vie qu’il menait dans son pays comme recteur, c’était épouvantable, de devoir
toujours se courber devant la police, l’agent du service des renseignements et puis à tout
moment penser que tu peux connaître des problèmes de tout genre. Il était dans un monde libre
et je pense c’est la même chose…j’espère évidemment que la société d’accueil va faire un effort pour intégrer vraiment les immigrants parce que d’un côté on fait venir beaucoup d’immigrants ici, des milliers, chaque année mais d’un autre coté on ne
fait pas vraiment beaucoup d’efforts pour les intégrer alors que les immigrants sont
parmi les gens les plus scolarisés au Québec. Ça c’est une honte je trouve c’est vraiment
dommage parce qu’il y a beaucoup de ressources. >> J.B.G. : Et puis depuis que vous êtes au Québec, ça fait longtemps évidemment
que vous avez quitté le pays même si vous êtes retourné l’année passée. Depuis que vous avez quitté le pays il s’est passé beaucoup de choses dans votre pays d’origine qui est le Rwanda, il y a eu la guerre puis après il y a eu un génocide puis après il y a eu [inaudible]. J’imagine que même à distance vous viviez des choses par rapport à ces événements, je ne sais pas si vous pouvez partager ce que vous avez vécu à
ce moment-là 01 :32 :43 >> E.B. : Oui c’est…c’est sûr que la tragédie et le drame et le génocide qu’a
connu notre pays a ébranlé non seulement tout rwandais, tout bon citoyen rwandais mais
également tout autre citoyen du monde parce qu’un génocide quand même comme on dit
c’est un crime contre l’humanité, c’est quelque chose qui frappe l’intégrité psychologique
de tout individu parce que c’est un acte qui est totalement barbare. Je pourrais revenir
en arrière en fait pour dire que ce qui est arrivé, le génocide en particulier, parce
que tu mentionnes la guerre, oui il y a eu la guerre en 1990. D’ailleurs quand la guerre
a éclaté en 1990, mon père venait de mourir trois semaines auparavant. Mon père est mort
début septembre et quand j’ai appris ça je venais de commencer la session. J’ai
dit : « j’irais visiter ma mère en décembre parce que maintenant de toute façon, le temps
de me préparer, le corps sera enterré et puis je commence la session ça servirait
à rien mais j’irais donc en décembre. » Puis finalement je n’ai pas pu y aller en décembre parce qu’au mois d’octobre la guerre a commencé. Le FPR a attaqué et donc je n’ai pas pu aller au Rwanda à ce moment-là. Alors la guerre évidemment a continué puis
à moment donné j’ai pris peur. Mes petits enfants qui n’avaient pas vu leurs grands-parents,
ils étaient en train de grandir et moi je me suis dit : « qu’est-ce qui pourrait
arriver avec cette guerre si elle s’éternise. » C’est à ce moment-là que je me suis dit je vais faire venir ma mère pour qu’elle voit ses petits-enfants parce qu’on ne sait jamais ce qui pourrait arriver. En fait le projet, j’avais déjà eu quand j’ai eu le poste à Trois-Rivières, j’avais déjà eu le projet de faire venir mes deux parents. Tous les deux ensemble en me disant : « c’est le beau cadeau que je pourrais leur donner pour les études qu’ils m’ont payées. Je vais leur faire voir également le pays. » Et moi comme j’ai quand même aussi une formation en anthropologie, je voulais en même temps faire comme une petite recherche. Je voulais voir les impressions qu’ils ont de ce pays. Je voulais les faire marcher, voyager, faire visiter les villes etc. et
juste les entendre commenter, voir vraiment quelqu’un qui sort de son village natal,
qui n’a jamais vécu en ville et qui est propulsé dans une ville comme Montréal.
Donc ça c’était le projet que j’avais. Finalement il n’a pas pu se concrétiser parce que mon père est mort mais là j’ai fait venir ma mère tout de suite parce que j’ai dit : « non il n’est pas question qu’elle puisse mourir sans voir ses petits-enfants, sans que les petits enfants puissent la voir. » Alors ma mère est venue, elle a vu ses petits-enfants
puis je l’ai promenée. On est allé même aux États-Unis visiter un ami qui était
là-bas dans l’état de New York et puis finalement ma mère est retournée au pays.
Deux ans après, ma mère est morte en 1992. Ma mère est morte en 1992 et quand j’ai
téléphoné au Rwanda, les amis m’ont dit : « écoute toi tu restes là où tu es. On
ne veut pas d’un autre cadavre » parce qu’on commençait à tuer les gens à ce
moment-là de façon sporadique. Il y avait des gens qu’on tuait à gauche à droite,
les opposants politiques et mes amis qui connaissaient plus ou moins mon histoire avec le régime,
même si je n’ai jamais affiché officiellement que j’étais un opposant politique, j’ai jamais porté la pancarte Habyarimana etc., les gens quand même savaient mes positions là-dessus. Donc les gens m’ont dit : « écoute, tu restes là, on s’occupe de ta mère,
on fait les rituels qu’il faut et puis tu viendras voir tes petites sœurs après la
guerre si jamais la guerre se termine » ; et malheureusement ce qui est arrivé est arrivé, par après, la tragédie qui s’est abattue sur notre pays. Mais déjà le fait
que je ne pouvais pas aller voir mère, ça pour moi, qui venait de mourir…son enfant…ma
mère m’avait beaucoup aimé, gâté, je n’étais pas parti non plus rendre les dernières
rituelles à mon père puis là je me disais mes parents ils meurent, je suis à l’extérieur
c’est vraiment bizarre. Je trouvais cette situation vraiment injuste. En même temps je mesurais le danger évidemment de partir au Rwanda à ce moment-là. Je me suis dit :
« ça serait trop dangereux. » Je trouvais ça vraiment très difficile. J’ai vécu
ça vraiment très difficilement de voir tout ce que mes parents ont fait pour moi et que je ne pouvais pas faire les dernières rituelles pour les accompagner. Quand le génocide est
arrivé, je dois te dire que moi j’ai toujours pensé, voyant le régime de Habyarimana,
j’ai toujours pensé qu’il devait…il va y avoir des représailles, des assassinats
systématiques continuels. Ça ne me surprenait pas. Je n’ai jamais pu penser que le génocide
pouvait avoir lieu. En fait je pense que beaucoup d’autres personnes aussi, en commençant
par les tutsi, je pense qu’il n’y a personne qui aurait jamais imaginé une telle chose
si non les gens auraient quitté le pays parce que je me souviens même alors que les massacres
avaient commencés à Kigali, j’ai téléphoné à quelques amis qui étaient à Butare, je leur ai dit : « écoutez, venez, il est temps de sortir du pays. Ça va mal. En tout
cas les nouvelles que nous avons à l’étranger nous disent que ça ne va pas. » Les gens disent : « oh non ce n’est pas grave, ici à Butare tout est tranquille en tout cas, tout est sous contrôle, nous avons un bon préfet qui gère bien les choses, ne t’inquiète pas etc. » C’était vraiment une chose qui nous a surpris. Mais en même
temps quand je regardais en arrière, ce n’était pas si surprenant que ça. Je reviens en arrière
en 1960, j’ai 9-10 ans. Mon enseignant était tutsi et quand on était en train de brûler
les maisons sur les collines en face de Bunyambiriri, je me souviens, j’ai couru, j’ai dit à
mon enseignant : « j’ai peur. Regardez, on est en train de brûler les maisons partout »
et puis on commençait à brûler les maisons également, près de l’école. J’ai dit :
« j’ai peur, qu’est-ce qu’on va devenir » et il m’a dit : « n’aie pas peur,
ce ne te regarde pas, rien ne va t’arriver, tranquillise-toi. » Umubyeyi vraiment, un
bon parent. Il savait que son tour était proche et en même temps il avait encore la
gentillesse de calmer un enfant qui avait peur. Quelques semaines après, ils sont venus,
ils ont détruit sa maison, ils ont massacrés beaucoup de membre de sa famille. Il s’en
est échappé de justesse mais on a tué sa sœur et on a tué sa petite sœur qui était
dans la même classe que moi. Les souvenirs que je me souviens de cette époque…je me
souviens c’était pendant la saison de pluie. Ça devait être au mois d’avril-mai. Les
images que je me souviens à l’âge de 9-10 ans, ça devait être au mois d’avril où il y avait vraiment des massacres. Moi j’étais chez ma grand-mère. C’était un endroit
où il n’y avait pas de tutsi là où j’habitais chez ma grand-mère. C’était seulement des hutu. Par après évidemment j’ai su…bon c’est des choses que j’ai pu savoir par
après, il y avait pas de tutsi c’était seulement des hutu. Donc il n’y a pas eu de maisons brûlées près de chez moi parce que c’était des hutu entre eux mais je voyais comme au lointain des troupes, des gens avec des lances, avec des flèches. Puis
je voyais le feu sur les collines avoisinantes. Puis ma grand-mère m’avait dit : toi, tu ne bouges pas tu restes ici parce que c’est la guerre. Mais un enfant de 10 ans, essaie
de retenir un enfant de 10 ans qui est aussi curieux. J’étais un enfant très curieux. J’avais peur mais en même temps j’étais curieux. Puis je pense qu’elle m’avait
demandé, à un moment donné, d’aller chercher du bois ou d’aller acheter du sel, je ne
sais pas, mais tout est-il que j’ai accouru au petit centre de négoce qui était peut-être
à 10 minutes à pied de chez moi en haut de la colline et c’est à ce moment-là que j’ai vu des troupes, des colonnes et des colonnes de tutsi qu’on allait jeter
dans la rivière Rukarara. J’étais enfui derrière la maison, derrière une boutique
et l’image que j’ai c’est de voir une de mes tantes sortir de sa maison, a couru
vers une femme qui tenait la main d’une petite fille. C’était vraisemblablement
une amie à elle, elle l’a embrassée les deux femmes se sont embrassées et ma tante
lui a dit murabeho rero [au revoir]. Elle a eu ce courage, la seule qui eut le courage
d’aller embrasser une amie dont l’issue était véritablement fatale et elle s’en rendait compte. Donc j’ai été témoin de cette scène et je voyais des vieillards,
des femmes, des enfants très calmes, qui ne disaient rien, qui étaient comme dans
une procession religieuse et les gens qu’on allait jeter dans la rivière. Donc je suis retourné à la maison et ça c’est une image…1960…image que j’ai toujours gardée
de cette époque-là. Tout ce monde-là a péri. On racontait quelques cas d’enfants
qui ont pu se sauver. Certains en nageant, d’autres tout simplement par chance qui
s’accrochaient à un roseau au milieu de la rivière mais la plupart de ces personnes
sont mortes. C’est une scène qui traumatise un enfant de 10 ans. En tout cas moi, je parle
pour moi, c’est une scène qui m’a beaucoup traumatisé. Là je me souviens plus tout
à fait de l’époque mais je pense que c’était après les vacances, à un moment donné, après les vacances de Noël en 1961, il y a eu d’autres massacres en 1961 et certains
de mes camarades ont dû fuir ainsi que l’un de mes enseignants. Ils ont fui à la paroisse
de Cyanika. Ils se sont 01 :44 :12 réfugiés là-bas. Donc ils sont restés dans l’église pendant des semaines et des semaines. Ils faisaient même leurs besoins à l’intérieur parce que c’était le
massacre s’ils sortaient à l’extérieur. C’est des gens qui ont étés protégés par un prêtre missionnaire Père blanc qui s’appelle De Jamblinne qui a vraiment sauvé
beaucoup de gens à Cyanika en 1960. Je me souviens un de mes camarades, je pense qu’on
était en cinquième primaire, je me souviens de lui après je pense 3 semaines ou un mois, il sortait maintenant de cette église et il est revenu encore suivre les cours avec
moi et c’était un sentiment de honte. Moi de voir mes camarades tutsi qui ont vécu
pendant trois semaines, un mois ou plus dont [ ?] je me souviens pas tout à fait, dans
cette église, je ne savais pas quoi dire. On ne se disait absolument rien. On a continué
à suivre les cours ensemble, par après on est allé à l’école secondaire au Groupe Scolaire, même chose. On apprenait que tel jeune on a massacré les membres de sa famille. Il est rescapé, il a peut-être un frère ou une sœur mais on nous disait absolument
rien. J’ai étudié à l’école secondaire, on a jamais, ni les Frères à l’époque
ni aucun professeur, c’était comme tabou, on ne parlait pas de ce qui s’est passé
dans le pays. C’est totalement étrange. >> J.B.G. : Et pourtant ce n’était pas la matière qui manquait! >> E.B. : Ça ne manquait pas. C’est de voir tout un tabou qui entoure ça. Donc on
jouait avec les camarades, on jouait ensemble et un de mes camarades avait une grande cicatrice
sur le bras et j’avais appris qu’on l’avait jeté dans le feu. Il avait complètement
brûlé le bras. Je n’ai jamais pu poser la question. Aucun de mes camarades hutu ne
lui a jamais posé la question. S’il a parlé de cette histoire c’est vraisemblablement
à quelques amis tutsi. Donc on étudiait ensemble dans la même classe, peut-être moitié, moitié hutu et tutsi mais c’était tabou. On a jamais parlé ni de 1960 ni de 1961 ni de 1963. Tabou à l’école. Moi j’avais beaucoup de camarades. Plus tard
j’ai su que c’était des tutsi parce que en 1994 ils ont été tués. Certains je pouvais
bien deviner que c’était des tutsi le fait qu’on était des amis, ce n’était pas
l’ethnie qui me préoccupait d’autant plus que je ne venais pas d’une de ces grandes
familles hutu très puissantes. Moi je venais d’une famille hutu qui était très effacée,
très pauvre. [nta maboko], faible véritablement. Donc je dirais que même ma tendance était
plus de m’allier à aussi faible que moi plutôt que puissant. Donc manifestement il
y a quelque chose qui m’attirait plus, qui m’emmenait à avoir plus d’affinité avec quelques étudiants tutsi que hutu. En tout cas quand je voyais les hutu très militants
qui affichaient le hutu ça me faisait peur parce que moi je sentais évidemment que c’était
vraiment des gens de qui véritablement se méfier. Donc 1960 est pour moi…quand le
génocide est arrivé en 1994, j’ai repensé à ces années en fait. Je n’ai jamais oublié
ces années que [quand ?] j’étais jeune. Ça m’est toujours resté en mémoire comme
une empreinte et 1994 que je suivais à la télévision, dans les journaux comme beaucoup
de rwandais, ma femme était enceinte au mois d’avril 1994 elle avait sept mois. Je voyais
sa grosse bedaine comme ça et je lisais les histoires d’horreur qui se passaient au
Rwanda. Des femmes enceintes qu’on éventrait et je regardais ma femme, je lisais ces histoires-là,
je me disais : ce n’est pas possible et moi qui a toujours été croyant, ma foi m’a
abandonné. Je me disais comment est-ce que Dieu peut véritablement permettre des choses
comme ça. J’ai provoqué beaucoup de gens d’église autour du génocide rwandais. Je dis provoquer parce que je leurs disais comment peut-on expliquer la présence de
Dieu avec des choses comme ça. Comment peut-il sacrifier les gens comme ça et même par après je demandais aux rescapés qui avaient la foi, qui allaient à l’église, qui priaient.
C’est une question que je leur posais souvent ; je dis d’où vous vient la foi? Est-ce que
ça ne vous arrive pas d’être abandonnés par cette foi? De vous demander mais pourquoi
Dieu a pu permettre des choses comme ça. Que des familles entières puissent être démolies, démembrées. Qu’est ce qui s’est passé? C’est des questions, des interrogations
…il y a jamais de réponse à ça. Je pense que la foi…Dieu c’est véritablement un
01 :53 :28 mystère mais c’est des questionnements qui m’ont hantés, même encore aujourd’hui. Mon garçon qui allait naître, tel que ça
se fait dans la tradition rwandaise, je me suis dit quel nom je vais donner à cet enfant?
Je lui ai trouvé un nom, je l’ai appelé Uzaribara. C’est lui qui va raconter l’histoire.
Sa mère est québécoise mais il a cette double identité, rwandaise-québécoise.
Il a actuellement 17 ans comme tous les enfants qui sont nés pendant le génocide et il est
fier de son nom. On est allé au Rwanda ensemble l’année passée. Donc on lui demandait
son nom et…Habimana et il ajoutait Uzaribara. Les gens disaient : qu’est-ce que ça veut dire Uzaribara? C’est lui qui va raconter l’histoire. Évidemment le génocide il n’a pas vraiment…d’un côté il n’a pas connu ça parce que il était dans le ventre de sa mère. Mais d’un autre côté le génocide,… Il connaît le génocide
à entendre son père parler du génocide presque tous les jours. Même il me disait :
« tu vis dans le génocide » parce que quand je parle de mes recherches, quand je parle de mes publications, quand je parle…depuis 1994 je ne fais mes recherches que sur le
génocide évidemment. J’ai abandonné les autres axes de recherche que je faisais pour me consacrer essentiellement sur le génocide.
>> J.B.G. : Emmanuel, en visitant cette histoire de 1960, 1994 puis maintenant, c’est quoi
l’émotion qui vous habite. >> E.B. : L’émotion qui m’habite…ce n’est pas la tristesse. C’est plus fort que la tristesse. J’ai passé à travers beaucoup d’émotions. Bien sûr il y a le
découragement concernant l’espèce humaine, il y a ce sentiment d’abandon, il y a ce
questionnement incompréhensible. Mais il y a eu pendant plusieurs années un poids
lourd. Un sentiment de honte. De honte d’être hutu. Je dois vous dire qu’au début quand
je suis arrivé ici en 1980, les gens me demandaient : « d’où viens-tu? » Je disais : « je
viens du Rwanda » et souvent les gens disaient : Rwanda? [expression d’ignorance] en pensant à l’Angola. Le Rwanda était un pays inconnu. Personne ne parlait du Rwanda. Alors il fallait souvent expliquer, bon c’est petit, c’est en Afrique centrale et les gens disaient ah Rwanda, Burundi c’est là où il y a des hutu et des tutsi. Es-tu hutu ou tutsi? C’est la question que les gens souvent me posaient. Évidemment à ce moment-là je disais c’est de la foutaise [geste d’ignorer la question avec sa main]. C’est beaucoup plus complexe
que ça. Je ne répondais jamais à la question à ça, ou que je suis hutu ou tutsi parce
que j’ai jamais eu un sentiment d’être hutu. Moi je n’ai jamais porté cette identité
et le fait aussi d’avoir, à l’étranger quand j’étais en Belgique, vécu plus dans le milieu des congolais, fréquenté, épousé une congolaise, fréquenté les congolais,
j’avais plus une identité d’africain. J’étais avec des intellectuels très militants,
africanistes où on discutait des problèmes postcoloniaux, des problèmes de décolonisation ;
c’était plus ça cette identité que j’avais. L’identité d’être noir, de vivre en Belgique où on discriminait les noirs et de sentir que les noirs…que tu viens d’Angola,
que tu viens du Sénégal, de n’importe où, tu es noir d’abord. Mais quand le génocide
est arrivé, là on me posait la question. Es-tu : hutu ou bien es-tu tutsi? Je ne pouvais
plus fuir. Là je disais je suis hutu et c’est là où j’ai commencé à prendre cette
identité. Oui je me voyais hutu. Être hutu après le génocide c’est être vu comme
le méchant, être vu comme le meurtrier. J’ai assumé cette identité et c’est
une identité qui est très difficile à porter surtout quand tu es professeur et qu’à chaque année tu reçois 150, 200, 300 étudiants et qu’au début de chaque année, quand je demande aux étudiants de se présenter et quand c’est mon tour de se présenter,
les étudiants me demandaient toujours : d’où viens-tu? C’est quoi ton accent?
C’est quoi ton pays? Je ne pouvais plus dire je suis seulement rwandais et les affaires
d’identité de hutu et tutsi c’est de la foutaise. Je leurs disais je suis rwandais et je suis hutu et chaque fois que les gens me posent la question, que je dis que je suis
hutu, certains sont un peu mal à l’aise parce que dans leurs têtes, un hutu est un
meurtrier. C’est un méchant et ils ont en face d’eux un intellectuel. Quelqu’un qui n’a pas l’air d’être méchant, qui n’a pas l’air d’être mauvais. C’est
à ce moment qu’ils disent : c’est bizarre on croyait que les hutu c’était des méchants.
À ce moment-là je prends le temps de dire : ce n’est pas tous les hutu, l’histoire
est beaucoup plus complexe et d’ailleurs dans le génocide il y a eu ce qu’on appelle des hutu modérés qui sont morts également. Mais je prends le temps à ce moment-là d’expliquer
véritablement le conflit qui a eu lieu. Mais pour revenir à ta question, un sentiment de tristesse, un sentiment de désolation et aussi un sentiment de honte. Honte face à mes compatriotes tutsi. Je vivais à Trois-Rivières. Seul rwandais même jusqu'à présent, je
pense qu’il y a peut-être encore un ou deux rwandais que je ne connais que je ne
vois pas, mais il parait qu’il y’en a quelques-uns mais je vis seul là-bas. Sauf que quand je viens ici à Montréal évidemment il y a une grande communauté et moi j’ai
des amis, j’ai des gens que j’ai connus tutsi, je me sentais mal face à des tutsi
quand je venais ici à Montréal. Qu’est-ce que je vais leur dire? Je me disais : est-ce
que si je leur dis : « je compatis à votre drame, à votre souffrance », vont-ils
me croire? Parce que nous sommes entre nous rwandais. Les rwandais on sait que les rwandais peuvent dire de belles choses mais des choses qu’on ne croit pas et moi je me disais : quelqu’un qui souffre, je ne peux pas me permettre d’aller lui présenter mes sympathies et qu’il va penser que je suis un hypocrite. C’était ce malaise-là que je vivais mais
en même temps je me disais ce malaise, il est quoi par rapport au drame que la personne
a vécu. J’étais véritablement déchiré de l’intérieur et plus déchiré encore quand je croisais un hutu et que les hutu pensent que je suis hutu, ils peuvent alors
se permettre de me parler des critiques qu’ils ont contre le régime actuel tutsi. Là c’était
la rage véritablement qui me saisissait. J’ai vécu tous ces affects mélangés de
tristesse, de colère, honte pendant pratiquement 10 ans.
>> J.B.G. : Beaucoup d’émotions que vous avez vécues à cause des événements qui
se passaient au pays mais des choses qui continuent à vous accompagner même actuellement?
>> E.B. : Oui donc il y a ces images qu’on a vues à la télévision, notamment les corps
qu’on jetait dans la rivière, les corps décomposés ou les gens qu’ils coupent à la machette. C’est des choses que j’ai vues qui m’ont véritablement bouleversé.
Je ne pouvais pas comprendre comment on peut arriver à commettre des choses comme ça,
comment on peut haïr et faire des choses aussi atroces contre un être humain. Même
un animal on le tue avec une certaine dignité pour lui éviter de souffrir. Donc c’est
indescriptible. Les sentiments qui m’habitent depuis le génocide c’est vraiment indescriptible.
J’ai vécu longtemps avec ces affects déchirants, un mélange de honte, un mélange de culpabilité.
Culpabilité pourquoi? Ça arrive même que je me souvenais un ami ou un camarade tutsi
que j’ai critiqué, avec qui je me suis battu, avec qui j’ai eu un argument, je me sentais coupable. Je me suis dit : « ah s’il a survécu maintenant il peut se dire que c’était un hutu et là il me voit comme quelqu’un qui est génocidaire potentiel »,
aller jusqu’à penser des choses comme ça alors que dans la vie évidemment on a des
arguments, on a des conflits, des querelles avec n’importe qui. Chaque fois qu’il y avait la commémoration ici à Montréal, je regardais les nouvelles, je lisais dans
les journaux, je voyais la procession des tutsi qui allaient au fleuve jeter les fleurs et j’avais envie de venir. Mais je me disais : je ne peux pas apparaître au milieu des tutsi.
Moi hutu, qu’est-ce qu’ils vont dire. Ils vont dire que naje kubashinyagurira, ils vont dire que naje kubabyina ku mubyimba. Ce sont des expressions rwandaises vraiment
très difficiles à traduire. Un peu comme je viens…kubyina ku mubyimba c’est venir
danser sur un voisin, il vient de perdre un membre de la famille, alors que les autres
sont en train de pleurer le défunt et toi tu viens danser autour du cadavre. Tu es tellement
content, tu bois, tu jubiles de plaisir. C’est ça kubyina ku mubyimba et moi je me suis
dit : si je vais auprès de mes compatriotes tutsi qui commémorent la mort des leurs,
moi hutu ils vont penser que je suis venu danser autour du cadavre, kubyina ku mubyimba,
ils vont penser que naje kubashinyagurira et je me disais : je ne peux pas leur faire
ça. Par respect je vais vivre ma souffrance, je vais vivre mes sentiments de détresse,
dans l’intimité à la télévision mais je ne peux pas faire ça. Sauf qu’année après année en même temps je me disais : mais ces gens je les rencontre quand même de temps en temps parce que je connais quelques-uns et je leur demande des nouvelles, s’ils
ont des rescapés…ils vont dire c’est un hypocrite. Il ne vient même pas nous aider,
il ne vient même pas nous secourir, même pas dans les commémorations. J’étais déchiré entre ces affects. Puis pour le dixième, j’en ai parlé à un ami qui est organisateur.
Un de mes amis, pour ne pas le nommer, Callixte Kabayiza, je lui ai dit que je voulais venir à la commémoration. Mais je lui ai dit que je ne voudrais surtout pas que les gens puissent
se sentir un peu nargués dans leur souffrance par un hutu qui vient au milieu d’eux. J’ai
dit : je ne voudrais vraiment pas que les gens puissent penser ça. Je voudrais venir
commémorer avec vous parce que j’ai perdu aussi des amis tutsi dans le génocide et
j’ai perdu des amis hutu dans le génocide mais surtout ce n’est pas la raison principale.
C’est que c’est quelque chose qui m’a ébranlé véritablement. C’est un crime contre l’humanité. On n’a pas besoin d’être rwandais pour se sentir déchiré par ce qui est arrivé. Je voudrais être solidaire avec vous. Callixte m’a dit :
si tu savais combien ça nous ferait, au contraire, plaisir que des hutu puissent venir, que quelqu’un
comme toi puisse venir à la commémoration. Donc c’est comme ça que je suis venu à
la dixième commémoration et d’ailleurs en ce moment-là avec Callixte on avait organisé aussi un colloque sur la santé mentale des rescapés. Il y a eu des communications, j’étais
à la table ronde et c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à venir
à toutes les commémorations, aux veillées avec la communauté tutsi et que je me suis
impliqué dans les recherches également sur le génocide, jusque même dans une activité
comme celle-ci. >> J.B.G. : Vous vous sentez bien accueilli dans la communauté des rescapés du génocide?
>> E.B. : J’étais vraiment touché, j’étais surpris par l’accueil. Je croyais que les
gens vont se sentir vraiment insultés et que les gens vont ressentir de la colère
mais en même temps je me disais une fois que j’ai pris la décision de venir, je
me disais : oui il peut y avoir quelques tutsi qui pourraient ressentir de la colère de voir un hutu là-bas, ça serait de lui permettre de sortir sa colère au moins vis-à-vis
d’un hutu qu’il voit là-bas. De lui permettre de sortir ça parce que ça lui ferait du
bien. Je sais que je n’ai pas, non seulement je n’ai pas commis de crime, mais je n’ai pas appuyé, je n’ai pas été complice mais si ça peut permettre à quelqu’un
de ressortir sa colère et qu’au moins je sois le bouc émissaire, ça serait une bonne
chose. Quand bien même ils m’insultent, quand bien même ils versent la bière sur moi, quand bien même ils me désignent du doigt comme un génocidaire, c’est quoi
ma souffrance, mon humiliation par rapport à ce qu’ils vécu. C’est toujours ça que je me dis. Je me dis toujours, partout où je vais si un tutsi, à un moment donné
se met à insulter les hutu, même si à un moment donné je peux me sentir en colère,
si je peux me sentir agacé, quel que soit le sentiment que je peux ressentir, que ce
soit ma honte, que ce soit ma peur, que ce soit ma crispation, c’est quoi par rapport
à ce que les gens ont vécu. C’est quoi par rapport à la déchirure à la blessure
qu’ils vivent ? Depuis ce moment-là, non seulement je suis venu à la commémoration
mais un an après, il y a eu quelques rwandais qui sont venus du Rwanda ici, à l’occasion
de ces colloques, que j’ai rencontrés et qui m’ont dit : Emmanuel ça serait bien que tu viennes au Rwanda. Parce que quand j’ai quitté le Rwanda en 1980 j’y étais retourné seulement pour faire mes recherches de terrain parce que l’ACDI exigeait absolument qu’on retourne faire le terrain et j’avais peur qu’on allait me retenir là-bas, que
je n’allais pas revenir et quand par bonheur je suis revenu ici, j’avais dit : c’est fini, je n’ai plus rien à voir avec le Rwanda, c’est fini ; je n’y retourne pas donc tout le règne de Habyarimana. Finalement le génocide a eu lieu et puis je ne suis
pas retourné au Rwanda. Donc en 1985 je suis retourné au Rwanda pour la première fois,
après 25 ans. Après 23 ans disons parce que la dernière fois j’avais été en 1983-1984
donc après 22-23 ans je n’avais plus mis les pieds au Rwanda. >> J.B.G. : Vous m’avez dit que c’est l’année passée que vous avez été là
encore? 02 :08 :08 >> R. : Je suis parti au Rwanda pour la première fois en 1985. C’était à l’occasion d’un
colloque. Je n’ai pas été à l’intérieur. J’ai quand même été à Butare où j’avais
presque grandi et où j’ai enseigné. Bien sûr j’ai visité le mémorial de Kigali.
Je pense que quand on retourne au Rwanda, quand on visite ce mémorial, c’est un endroit
véritablement émouvant. Surtout quand on va dans la section réservée aux enfants.
J’ai tremblé quand j’étais-là, j’ai flanché, j’ai pleuré, j’étais devenu quasiment inconsolable. Encore une fois je me disais : ce n’est pas possible. Il n’y
a personne qui peut comprendre comment des choses comme ça peuvent arriver : les voisins
qui tuent leurs voisins, des choses comme ça. Avec les images que je gardais de Gikongoro
quand j’étais jeune en 1960, donc à l’endroit où j’ai grandi chez ma grand-mère, moi
je voulais retourner à Gikongoro, surtout quand on m’a dit que le plus grand mémorial,
le plus atroce au Rwanda se trouve à Gikongoro à Murambi. Donc dans mon imaginaire, dans
mes souvenirs de dire : il y a certainement des gens qui sont dans ce mémorial de Murambi
que je connais et ils ont été tués par des gens que je connais. Des gens de Gikongoro,
non seulement que je connais, peut-être même des membres de ma famille, de la parenté
de ma mère particulièrement. Donc pour moi, retourner à Gikongoro, à l’endroit où
j’ai fait mon école primaire, je ne voulais surtout pas y mettre pied. Je ne voulais vraiment
pas du tout retourner à cet endroit. L’année passée je suis parti au Rwanda faire mon
année sabbatique et à un moment donné, mon ami Callixte est venu et je l’ai accompagné
chez lui à Kibeho. Puis…il allait me montrer chez lui pour la première fois et je me souviens
je lui ai demandé… : « Callixte où était ta maison? Où était la maison de tes parents? » Il me dit : « Je pense que c’est ici…parce qu’il avait [geste
de maison], le sorgho a poussé, c’est des champs, puis à un moment donné il me dit : ah non ce n’était pas ici. Non c’est vraiment ici [pointe un endroit]. C’est
là-bas. Puis je lui ai dit : comment tu te sens Callixte, de venir ici, un endroit où l’on a tué tes parents, parce qu’on est allé au mémorial de Kibeho où l’on
a tué ses parents, puis je lui ai dit : d’où te vient le courage de venir ici?
Il me dit c’est important de venir ici parce que j’ai grandi ici et il faut que les gens
qui nous ont tué, qui ont tué les nôtres voient que nous sommes des survivants, des rescapés, qu’on est encore en vie et je reviens ici pour ça. On a rencontré d’ailleurs,
en quittant chez lui un homme qui était soupçonné d’avoir tué beaucoup de gens sur sa colline.
C’est à ce moment-là que je lui ai dit que moi je n’ai pas le courage de retourner où j’ai grandi, où j’ai quitté en 1964 à cause des souvenirs que j’avais petit
garçon en 1964 quand je voyais les gens qu’on allait jeter dans la rivière Rukarara, avec
encore ce souvenir de cette tante qui va embrasser son amie, l’image vraiment est restée comme
une photographie et Callixte qui me dit : peut-être tu devrais y retourner. Tu devrais
y retourner parce que tu as grandis là-bas. [Soupire] J’ai pris mon courage à deux mains et je suis parti avec ma fille. Ma fille qui est née en Belgique, finalement qui retournait
au Rwanda 30 ans après, donc qui voyait le quartier où on habitait à Butare et qui
n’avait jamais été à cet endroit où j’ai grandi. Elle a été chez mes parents dans la maison où vivaient mes parents mais pas à cet endroit où j’ai fait mon école
primaire. Donc je suis parti avec ma famille. C’était vraiment un pèlerinage. Moi je
me disais : qui est ce que je vais rencontrer à cet endroit et surtout qu’est-ce qu’ils
ont fait. Parce que moi ma peur était toujours : je vais rencontrer les gens qui ont peut-être tué et ils vont m’embrasser. Je vais serrer la main des gens qui ont pris la machette,
qui ont coupé la tête d’un enfant, la tête d’une femme et je vais embrasser ces
gens-là. Pour moi, aller à cet endroit…je m’interdisais, je disais je ne peux pas
y aller. Donc en prenant mon courage à deux mains, j’arrive sur cette colline et je
vois un vieillard dans ses champs. Je l’ai reconnu. Un cousin à moi. Je l’ai salué.
Évidemment je ne m’étais pas annoncé, personne ne pouvait savoir qui je suis, ça
faisait 45 ans que je n’avais pas mis pied là-bas. Il avait appris que quand même j’étais
venu, il a deviné. Serait-ce Emmanuel? J’ai dit : oui c’est Emmanuel ; il s’appelle Antoine. J’ai dit : oui Antoine c’est Emmanuel. Il est venu on s’est embrassé, on s’est salué, je lui ai présenté ma fille. Donc j’ai vu où j’ai grandi et
bien sûr ma curiosité était de savoir qu’est-ce qu’il avait fait pendant le génocide. Comment
il s’était conduit. La question me brûlait les lèvres ça c’est sûr. Il fallait absolument
que je la lui pose. Alors je lui ai posé la question. J’ai dit peux-tu me parler
de qu’est ce qui s’est passé durant le génocide. Il a 80 ans actuellement. Il m’a
dit : écoute, moi…un de mes enfants était malade, les gens se sont enfuis, les voisins
sont partis mais moi je suis resté tranquillement ici. J’avais un enfant qui était malade,
j’étais veuf, ma femme était morte et puis moi je n’ai pas voulu aller à l’étranger.
Je n’avais tué personne, je n’avais volé les vaches de personne, je suis bien à l’aise
dans ma propriété que tu vois, je n’avais rien à craindre ; pourquoi aller à l’étranger
comme ça ? Pourquoi fuir alors que je n’étais pas coupable ? Je suis resté ici. C’était vraiment comme si on enlevait un poids sur mes épaules de voir que [essuie larmes des
yeux]…je suis ému quand je parle à cet homme-là qui pour moi j’appelle vraiment
un juste parmi les justes. J’étais vraiment ému de le voir et puis c’était comme pour
dire : enfin il y a quand même des justes. Il y a un juste, Il y a des rescapés aussi
parmi les justes. Donc c’est la réflexion qui m’est passé vraiment par l’esprit.
J’étais tellement content d’apprendre ça, de voir que cet homme-là qui a 80 ans,
il est resté là, il n’a pas bougé, il n’a pas tué, il a protégé les siens.
Alors il m’a raconté que les soldats du FPR sont venus, à un moment donné tout le monde avait fui puis lui il était là. Donc on lui posait des questions pour savoir pourquoi
lui n’a pas fui. Il a dit je n’ai pas fui parce que je n’ai tué personne. As-tu
de l’argent? Il dit : oui j’ai de l’argent. Il avait beaucoup d’argent. Il dit j’ai
des vaches, j’ai une propriété, j’amène des choses au marché. Puis finalement ils
l’ont laissé, ils sont partis. J’étais content de voir ce juste parmi les justes
finalement qui était là. >> J.B.G. : C’est un voyage de pèlerinage comme vous dites. >> E.B. : Oui et puis je suis allé à l’école primaire où j’ai fait mon école et j’ai trouvé un de mes vieux copains de classe qui est enseignant là-bas. Avec ses enfants et avec ma fille on a pris beaucoup de photos des enfants. Lui je n’ai pas pu lui parler.
Bien sûr il ne fallait non plus que je parte comme un enquêteur, demander qu’est-ce
qu’un tel a fait, etc. J’étais content de voir les petits enfants qui étaient là.
L’avenir, les jeunes enfants, le sourire innocent et ma fille était tellement contente
de voir où son père a étudié et on a pris beaucoup de photos. D’ailleurs j’ai fait
un album photos et puis j’ai fait un calendrier que j’ai envoyé à l’enseignant pour
qu’il puisse mettre dans la classe. Un calendrier avec les photos de ses enfants en me disant
que c’est bien pour les enfants de voir que quelqu’un qui a étudié, qui a été
sur les mêmes bancs de l’école comme eux, de ce petit village, il a pu se rendre loin.
Pour certains, ça peut être un modèle de voir que je reviens là-bas avec ma fille.
Je suis certain que peut-être il y’en a un ou deux qui peuvent se mettre à rêver,
un jour, pousser beaucoup plus loin, faire quelque chose, sortir de cet endroit ou y
rester et développer le pays en disant : il y a un qui a vécu ici et qui est rendu
loin et qui ne nous a pas oubliés, qui est revenu nous voir. J’étais vraiment très
content d’être là-bas. Une autre figure qui m’a fait plaisir évidemment de retourner
là-bas c’est une cousine à moi avec qui j’ai grandi quand j’étais jeune, qui m’a beaucoup protégé. C’est une femme d’une bonté extraordinaire et je me souviens
justement en 1960 alors qu’on tuait, qu’on volait les vaches des tutsi, qu’on mangeait
les vaches des tutsi, elle m’avait dit : toi si jamais quelqu’un te fait de la viande,
ne prends surtout pas la viande. C’est une viande du diable. C’est des gens qui sont
des criminels. Il faut prier, il ne faut surtout pas te laisser corrompre. Elle m’a surprotégé
cette femme. Elle était d’une bonté extraordinaire. Donc elle m’avait dit que durant le génocide
elle avait caché un petit enfant parce qu’on venait de massacrer ses parents puis l’enfant
jouait avec ses enfants à elle et puis la nuit, ils sont allés chercher l’enfant et ils l’ont caché chez elle. Puis à un moment donné…parce que les voisins envoyaient
d’autres enfants pour aller sonder si on n’aurait caché d’autres enfants là-bas ; il faut être assez pervers pour juste envoyer un enfant parce qu’un adulte il sait qu’on
va lui cacher ça, donc les voisins envoyaient des petits enfants en disant les enfants aiment jouer 02 :22 :15 Ensemble : allez vérifier s’il n’y aurait pas de enfants qui sont cachés. Donc ma cousine
quand même qui est assez brillante avait dit à ses enfants : il ne faut surtout pas
dire que nous cachons un enfant ici parce qu’on envoie ses enfants baje gutata, c’est
comme ça qu’elle me disait, ils viennent espionner ; il ne faut pas qu’on sache qu’on a caché un enfant ici. Donc jusqu’à la fin du génocide on a pu sauver cet enfant.
Ma cousine est égale à elle-même, elle s’appelle Marguerite, pour moi c’est vraiment
une femme merveilleuse. >> J.B.G. : Finalement votre visite au Rwanda a été très bénéfique pour vous?
>> E.B. : Oui il y a eu quelque chose vraiment de réparateur. Par exemple ma cousine justement
quand je suis allé chez elle avec ma fille, j’ai dit : raconte-moi, durant le génocide,
qu’est-ce que vous avez fait? Avez-vous fui au Congo comme les autres? Elle dit :
pourquoi fuir? On a rien fait. On n’a tué personne. C’est elle-même qui avait dit
à mes petites sœurs…moi j’avais acheté une autre propriété à mes parents, je ne
voulais pas que mes parents restent dans cette région de Gikongoro, donc je leur ai acheté une propriété près de Nyanza. Durant le génocide mes petites sœurs…ma mère était morte, mon père était mort, ils ont dit : on ne connaît personne ici, on est en train
de tuer, il faut absolument qu’on retourne dans notre lieu de naissance parce que là
on connaît des gens. Donc ils sont retournés là-bas et quand ils sont retournés, ma cousine Marguerite leur a dit : allez chez vous, restez dans votre maison, vous n’avez tué personne, pourquoi vous devez fuir? Pourquoi vous devez aller au Congo? Parce que les gens
disaient : il faut fuir, le FPR va venir, il va tuer tout le monde. Mais ils ne vont
pas vous tuer, vous n’avez tué personne, restez là où vous êtes tranquillement. Donc elle a bien fait de donner de bons conseils à mes petites sœurs qui sont restées dans
leur maison, l’ancienne maison parentale et puis elle, est restée avec son mari jusqu’à
la fin du génocide. Il faut dire que mon imagination avait beaucoup travaillé parce
que je me disais les histoires des années 60 avec les gens qui brûlaient les maisons, avec les vaches des tutsi qu’on mangeait, qu’on tuait etc. moi c’était toujours
de dire…je devenais un peu paranoïa, je disais : je vais rencontrer des gens qui ont tué et ces gens vont venir m’embrasser, ils vont me serrer les mains. Puis je ne veux pas serrer la main des gens qui ont pris la machette, qui ont tué des gens. Je ne veux pas entendre ça. Je ne veux pas être avec ce monde-là. Donc de voir ces gens qui n’avaient
pas versé le sang, qui n’avaient pas fait des crimes, ça m’a fait vraiment du bien véritablement d’y retourner. >> J.B.G. : Il y a une chose que je retiens, c’est que vous êtes arrivé au Rwanda,
la chose que vous m’avez dit la plus importante c’est le lieu de commémoration, ce site
où il y a des gens qui sont là et puis les personnes que vous avez rencontrées et qui
vous ont rappelés des choses importantes que vous avez vécues quand vous étiez là et j’aimerais savoir comment vous avez vu le Rwanda en général quand vous êtes arrivé dans le pays, comment les gens vivent en général après le génocide, l’impression que vous avez eu en arrivant au Rwanda? >> E.B. : C’est étrange parce que j’ai visité beaucoup de pays africains au cours des dernières années, j’ai passé mon année sabbatique en Afrique du Sud il y a
sept ans en 2004-2005, j’ai été au Sénégal, j’ai été au Mali, j’ai été dans certains
pays, au Burkina Faso, puis là j’arrive au Rwanda, je vois un pays qui est bien organisé.
Je vois un pays qui est propre. Je vois un pays de gens qui travaillent. Je vois un pays
propret je dirais. Moi je m’imaginais quand j’étais ici que le pays était totalement
démembré. Je m’imaginais des routes plein de trous. Je m’imaginais des maisons délabrées. Je m’imaginais un pays tout détruit, en tout cas totalement désorganisé comme certains pays limitrophes que j’ai visités et quand j’étais au Rwanda j’ai vu vraiment les
efforts de reconstruction physique. C’est extraordinaire. Je parle de reconstruction physique parce que psychologiquement, c’est sûr quand tu commences à parler avec gens, qu’ils posent des questions, les gens parlent de morts, en particulier moi qui était professeur
à l’université quand j’allais à Kigali, je ne pouvais pas passer cinq minutes sans
croiser quelqu’un qui me connaisse ou que je connais. La première année j’ai été
à Kigali, j’ai marché sans rencontrer aucune personne que je connaisse. À Butare
où j’avais enseigné, où j’avais étudié où théoriquement je devais connaître beaucoup de monde j’ai visité, j’ai marché à pied. J’avais loué un taxi de Kigali vers
Butare et en arrivant à Butare à Rwabuye donc vers la montée, vraiment vers la ville
de Butare, j’avais dit au chauffeur : continue, moi je vais marcher à pied. Je voulais prendre
contact avec cette petite ville dans laquelle j’avais grandi, où j’avais travaillé
et en me disant : je vais voir combien de personnes que je connaisse. J’ai, de Rwabuye
jusqu'à l’Université Nationale du Rwanda, je n’ai rencontré personne que je connaisse. J’ai été au Groupe Scolaire où j’ai étudié, personne. Je n’en revenais pas. Un pays où tu as grandi et où tu ne connais personne. C’est quand même assez étrange.
>> J.B.G. : Ça doit être un choc.
>> E.B. : C’est un choc. Mais en même temps je voyais la reconstruction physique.
Physiquement c’est vraiment un beau pays le Rwanda. C’est là où je me suis souvenu…j’ai commencé en disant que les Canadiens ou les Européens disaient que le Rwanda était un beau pays, je ne voyais pas en quoi ce pays était beau. Là après avoir vu d’autres pays en Afrique, après avoir voyagé, c’est vrai que c’est un beau pays. >> J.B.G. : Pour revenir sur la reconstruction physique je ne sais pas s’il y avait aussi
une reconstruction psychologique? >> E.B. : Psychologiquement, il y a des efforts. Je pense qu’il y a quelque chose…moi comme
un psychologue…et j’en parle là où je donne des conférences, quand je rencontre
des collègues, des psychiatres, je leur dis qu’il y a vraiment des choses que nous ignorons
au niveau de la reconstruction psychologique des individus. Pourquoi? Parce que le génocide
des tutsi c’est un traumatisme pour tout Rwandais hutu, tutsi, twa, expatriés qui
étaient là, toute personne qui était au Rwanda, c’est un traumatisme au sens qu’on
définit un traumatisme. Un traumatisme qui peut donner lieu à ce qu’on appelle trouble de stress post traumatique c’est être témoin des atrocités hors du commun. Donc le fait
de voir qu’on est en train de tuer une personne, le fait d’enjamber des cadavres dans les
rues, des barrières etc…quel que soit ton ethnie c’est une situation traumatique. Il y a eu un million de morts en trois mois. On ne parle pas de blessés, on ne parle pas
de personnes violées, on ne parle pas d’autres millions de personnes véritablement traumatisées.
Donc voir qu’on circule dans ce pays et les gens n’ont…oui il y a des gens qui
ont vécu des traumatismes psychologiques assez graves, des états dissociatifs, psychotiques,
de la dépression, ou de ce syndrome de stress post traumatique mais on se serait attendu
que ce soit quasiment tous les Rwandais. Moi je me serais attendu à ce que au moins cinq
millions de Rwandais tombent en dépression quasiment, voire sept millions d’individus tombent en dépression majeurs, aient le stress post traumatique. Qu’est-ce qu’on voit? C’est des gens qui sont debout. Oui les gens vont dire : il y a un tel, ça été
très dur, il n’arrive pas à s’en sortir, c’est très difficile mais la majorité
des personnes sont debout. Sans doute que bon nombre d’entre eux sont rongés de l’intérieur
mais ils sont debout. Ils sont debout sans avoir étés aidés par des psychologues.
L’année dernière j’étais encore au Rwanda, maintenant il y a beaucoup de psychiatres au Rwanda. L’année dernière il y’en avait trois. Maintenant depuis le génocide, à peu près une centaine, 150 psychologues dans tout le pays. Les trois psychiatres ils
sont tous à Kigali. Il y a deux qui travaillent à temps plein, l’autre travaille à temps
partiel et les psychologues, la majorité d’entre eux ils sont à Kigali dans des
ONG. Il faut reconnaître que la majorité des personnes qui ont vécu ces traumatismes
sévères n’ont pas reçu l’aide psychologique au sens où nous l’entendons ici. Ils n’ont
pas reçu en tout cas l’aide de la part des spécialistes. Qu’est ce qui explique qu’ils sont passés à travers. Qu’est ce qui s’est passé. Ça c’est l’inconnu pour moi comme un psychologue rwandais. >> J.B.G. : C’est un phénomène qui devrait susciter beaucoup de recherches plutôt que
de traitement. >> E.B. : Absolument. Moi ça me choque quand je vois les gens…quand ils parlent du génocide, ce qui les intéressent c’est la dépression, c’est le stress post traumatique. Mais moi je leur ai dit : ce qui devrait plutôt nous intéresser c’est de savoir comment les
gens qui ont été exposés à des choses aussi épouvantables puissent continuer à
fonctionner. Y compris les rescapés tutsi rwandais qui sont ici à Montréal. J’en
ai parlé à plusieurs d’entre eux. J’ai dit : est-ce que tu as vu un psychiatre? As-tu été suivi en psychothérapie? Plusieurs, non ; ils n’ont pas vu de psychiatres, ils n’ont pas vu de psychologues et ils s’acquittent de leurs responsabilités familiales
et professionnelles et sociales. On se s’attendait pas à ce que quelqu’un qui a vécu des
choses aussi épouvantables…on parle ce n’est pas seulement être témoin, on parle
des gens qui ont perdus tous les membres de leur famille, la parenté et qui ont été
traumatisés, qui ont vécu dans des conditions épouvantables pendant des mois et des mois.
Moi comme un psychologue, véritablement, il n’y a aucun psychiatre ou bien aucun
psychologue qui pouvait écrire là-dessus parce qu’il y a eu le Holocauste [inaudible]
et on a commencé à travailler sur le Holocauste [inaudible] plusieurs années après. Il y
a eu le génocide cambodgien qu’on a totalement étouffé. On commence à peine à juger les
ex Cambodgiens. Il n’y a pas eu beaucoup de recherches là-dessus. En fait c’est le génocide rwandais, véritablement qui a donné lieu à beaucoup plus d’intérêts au niveau des scientifiques mais nous avons encore beaucoup de choses à apprendre de la part des Rwandais. De comprendre qu’est ce qui s’est passé, où est ce qu’ils trouvent la force. Que des gens aient vécu le stress post traumatique au sens où on
l’entend, oui il y a quelques cas. Mais c’est surprenant de voir combien de personnes
vraiment sont passées à travers. Et …bon il y a beaucoup de termes qu’on utilise : la résilience, la conscience post traumatique. Je pense qu’à un moment donné, il faut
qu’on mette la théorie à coté, qu’on soit auprès des Rwandais et qu’on leur
demande qu’ils nous parlent, qu’ils puissent enrichir nos théories. Parce que le danger
c’est quand on commence à travailler, à faire des recherches avec un questionnaire qu’on a élaboré, un questionnaire sur le stress post traumatique, élaboré sur la base des gens qui ont connus des accidents d’auto, des soldats américains qui ont connu la guerre du Vietnam ou bien qui sont rentrés de l’Iraq et qui ont vu des psychiatres,
des psychologues et qu’ils ont connu des phénomènes de flashback etc. et qu’on
a construit un questionnaire et qu’on veut appliquer ce même questionnaire aux Rwandais.
Ou un chauffeur d’autobus qui fait des accidents ou bien un taximan qui fait des accidents
et qui est témoin du sang et plein de choses il vit un traumatisme etc…mais on ne peut
pas comparer ça au génocide. Il y a quelque chose d’autre qu’ont vécu les Rwandais.
Moi c’est ça qui m’intéresse, c’est ça que je cherche à comprendre et je dirais
humblement que je n’arrive pas encore à comprendre. >> J.B.G. : Que vous êtes en train de chercher à comprendre. >> E.B. : Que je cherche à comprendre. >> J.B.G. : Emmanuel, nous nous acheminons vers la conclusion, je ne sais pas si je peux
vous demander, de façon générale, comment vous vous sentez maintenant par rapport à
tous ces défis, à tout votre cheminement jusqu’à présent, de manière générale si vous jetez un coup d’œil global sur votre vie, comment vous vous sentez maintenant? 02 :36 :15 >> E.B. : La façon que je me sens, je suis toujours habité par un sentiment de tristesse, de solitude de voir que ce crime abominable, ce génocide commis par des centaines de milliers
de Rwandais, qu’il n’y ait pas un mouvement de la part de hutu pour demander pardon. Qu’il
n’y ait pas de hutu qui puissent faire des actions si symboliques soit-elles de réparation.
Parce que pour moi il ne suffit pas seulement de demander pardon avec des discours, avec des pétitions, il faut réparer. Mais la réparation pour moi elle restera symbolique.
Les rescapés qui ont perdu leurs parents, les hommes qui ont perdu leurs femmes, les
femmes qui ont perdu leurs maris, les gens qui ont perdu leurs frères et sœurs, il n’y a rien qui peut réparer ces pertes. Mais la réparation, elle sera toujours symbolique. Mais il faut qu’il y ait réparation. Il ne faut pas seulement demander pardon. Et
chacun peut réparer selon ses moyens. Alors la question que tu me poses c’est vraiment
être habité par ce sentiment de solitude parce que quand je vais au Rwanda il y a des
signes de reconstruction physique. Les gens font tout leur possible pour vivre ensemble,
hutu et tutsi. Mais les gens continuent à faire comme si rien ne s’est passé. Comme
si encore une fois, ce déni que j’ai vécu quand j’étais à l’école secondaire
où on savait qu’il a des élèves tutsi, on a brûlé leurs maisons, on a tué leurs
parents ou bien on a blessés leurs parents et certains ils ont des membres de leurs parents
qui sont réfugiés, qui sont à l’étranger et eux ils sont au Rwanda, élevés par un
oncle, une tante mais on sait que le parent il est à l’extérieur, on a absolument
rien dit là-dessus et j’ai l’impression que c’est la même chose qui se passe actuellement au Rwanda. Le prix qu’on demande aux Rwandais, aux tutsi rwandais, ceux qui étaient au Rwanda,
le prix qu’on leurs demande, la réconciliation, la construction, il est énorme. À mon avis
il repose sur les épaules des rescapés tutsi. C’est comme si on leur demandait de fermer
les yeux, d’oublier. Juste de se souvenir pendant les moments de commémoration. Moi comme hutu, oui j’assume maintenant cette identité que je n’ai jamais assumé jusqu’à
50 ans. Je m’en foutais pas mal de me dire que je suis hutu mais à partir de 50 ans
j’étais forcé de reconnaitre que oui j’ai des ancêtres qui étaient des hutu. Je dois
vivre avec cette identité hutu. Alors cette identité hutu, c’est une identité que je trouve véritablement honteuse. Moi je n’ai pas honte mais j’ai honte pour les
hutu et ça me fait tellement…ce n’est pas de la peine…je ne sais pas comment nommer
ça. Je trouve que même si c’est humiliant…c’est sûr que cette humiliation…que de demander
pardon. Mais cette humiliation, elle est quoi par rapport aux gens qui ont tout perdu. C’est
quoi de reconnaitre que les miens, ils ont commis un crime et au nom des miens je voudrais
demander pardon. Dans ce geste d’humilité, je demande pardon pour des gens qui ne veulent pas demander pardon. S’humilier, s’agenouiller, quémander le pardon à un rescapé. Ce geste
d’humilité, il est considéré comme une humiliation pour beaucoup de Hutu qui ne veulent
pas demander pardon. Mais ils doivent toujours se dire c’est quoi cette humiliation par rapport à quelqu’un qui a tout perdu, qui est la comme un arbre dans un feu de brousse,
un arbre qui reste seul, tout a brûlé autour et qui commence à pousser quelques branches
parce qu’il y a quelques rescapés qui ressemblent pour moi à cet arbre brûlé, un feu de brousse
qui détruit complètement tout et cet arbre qui brûle jusque dans ses branches et qui,
petit à petit, commence par avoir une petite feuille et puis une branche et qui commence
à renaitre mais qui garde les brûlures qui sont là. Et à côté, les hutu sont comme
la forêt d’à côté qui est prospère, qui est verdoyante, avec des branches, avec
ses arbres, qui est giboyeuse et qui sont là. L’avenir de ce pays…heureusement
il y a les jeunes mais c’est dommage que les adultes hutu qui étaient au Rwanda et
qui y sont encore, continuent à vivre un peu comme en se disant : pourvu qu’on vieillisse,
qu’on nous enterre et qu’on oublie, pourvu que les années passent et qu’on enterre
tout ça. Donc se lancent dans les affaires, continuent à faire comme si rien ne s’est passé. C’est ça qui me désole véritablement. J.G.B. : J’étais particulièrement touché par le nom que vous avez donné à votre fils, Uzaribara. J’ai senti l’importance que vous donnez à la mémoire et tout ce que vous venez de dire, un arbre qui a été brûlé
mais que il y a quand même quelque chose qui commence à pousser et je sens dans votre
témoignage l’importance de la mémoire.
>> E.B. : Oui, ça fait mal…on pose souvent la question et on voit lors des veillées notamment…et il y a des rescapés qui ne veulent pas venir dans les veillées commémoratives parce que ça fait mal de repenser…ce n’est pas seulement à ce moment-là qu’on pense
aux siens qu’on a perdus mais ce sont des moments chargés et qui ébranlent beaucoup d’individus. Certains même vont jusqu’à dire : est-ce que ça vaut la peine de continuer? Est-ce qu’on ne devrait pas cesser ça, ça déstabilise les gens. Il y a même des gens qui ne veulent pas y aller, y compris les rescapés mais je pense que c’est important.
Il faut vraiment aller dans les commémorations. Il ne faut pas enterrer l’histoire. Si justement
on dit : il ne faut pas que ça puisse se reproduire, ça ne peut arriver que si on
a le courage de regarder ces scènes d’horreur et qu’on en parle à nos enfants, qu’on en parle aux étrangers. Moi d’ethnie hutu que je puisse le dire aux autres hutu, que
je puisse le dire aux étrangers et que je puisse le dire aux tutsi qui sont en face
de moi, qui peuvent peut-être dire : qu’est-ce qu’on peut prendre de ces paroles d’un
hutu ? Es-tu sincère ou c’est tout simplement [indyarya] de l’hypocrisie ? Que des gens
puissent penser ça, moi ce n’est pas ça qui me fait de la peine. Je le comprendrais
bien à cent pour cent et je n’en voudrais vraiment pas du tout à un tutsi qui pourrait dire : on se méfie de ce hutu qui fait semblant de ne pas épouser la cause de ses congénères
qui nous ont rejetés et qui ne veulent pas faire amende honorable. C’est tout à fait
compréhensible qu’on puisse vraiment se méfier de tous les hutu parce que, actuellement,
les hutu, quand j’étais au Rwanda et partout où je vais, c’est la question que je pose :
Est-ce qu’il y a un mouvement de hutu actuellement pour demander pardon ? Est-ce qu’il aurait
des hutu…je donnais une conférence l’année passée, décembre dernier, sur invitation à un forum organisé par la première dame, j’avais donné ma conférence puis quelqu’un
m’avait posé une question, à un moment donné après que j’ai fini ma conférence
puis il me demandait comment moi je me sens comme hutu. Comment je vois l’avenir du
pays. Puis moi j’avais dit que je reviens au Rwanda, mon espoir est de trouver quelques
hutu, deux, trois, cinq avec qui ensemble on peut s’asseoir et de voir comment on
pourrait travailler pour réparer, symboliquement bien sûr. Comme je le disais, la réparation
ici ne peut être que symbolique parce qu’on ne peut pas ramener les morts. On ne peut
pas oublier ces horreurs mais en même temps ce qui est arrivé est arrivé, ce drame que
les tutsi ont vécu, ce génocide qui est épouvantable. Mais en même temps la vie continue. Il faut reconstruire le pays. Mais pour reconstruire le pays il faut qu’il
y ait des gens qui puissent dire : on a commis des choses horribles. Le on, même si on n’a pas participé, de dire il y a une idéologie. Cette idéologie qui été nourrie par les
gens de notre groupe ethnique pour éliminer une autre ethnie. Il faut qu’on puisse dénoncer
ça parce qu’actuellement encore il y a des gens qui sont de négationnistes et je peux te dire une chose, j’ai hésité après le génocide d’aller au Rwanda et je suis
allé sur invitation, principalement de mes amis tutsi. Je ne voulais pas y aller parce
que je ne voulais pas que j’arrive quelque part, qu’un hutu me voit, qu’il vienne
m’embrasser pour me parler de la misère, pour me parler du drame des hutu dans le Rwanda
d’aujourd’hui et malheureusement à deux, trois reprises, c’est ce que j’ai senti
quand j’étais au Rwanda. Les gens que j’ai connu…c’est particulièrement deux femmes
que j’ai connues donc dans les années 80 avant que je quitte, le fait de me voir hutu
c’est comme si elles se sentent bien à l’aise de me parler de leurs détresses
parce qu’actuellement on dit que le pouvoir appartient aux tutsi et que les hutu sont
laissés pour compte ; et à qui les hutu peuvent dire ça si ce n’est qu’à un
hutu pour se sentir en confiance ? Être témoin de la détresse de ces gens-là, qui
ne disent absolument rien du génocide, qui ne disent absolument rien de leurs voisins mais qui parlent tout simplement de leurs détresses d’aujourd’hui [akababaro ka
bahutu] actuellement. C’est épouvantable et quand je vois ça je trouve ça…ça me
désole. C’est pour ça que je dis : j’aimerais qu’il puisse y avoir certains hutu de bonne
volonté qui puissent ensemble dire : qu’est-ce qu’on peut faire pour réparer ? Des gestes
de réparation c’est quoi ? C’est fonder une petite fondation par exemple, aider des
orphelins, des enfants chefs de ménage qui sont nombreux au pays. C’est aider les veuves.
C’est voir les jeunes. C’est avoir le courage de parler aux négationnistes qui
sont nombreux au pays et à l’extérieur du pays. C’est de leur dire : nous avons
commis un crime et il faut qu’on puisse oublier. Ce n’est pas de juger le gouvernement
actuel. Avez-vous vu un régime africain actuel qui ne commet pas des excès ? Tous les régimes, pas seulement d’ailleurs les régimes africains…on parle de la corruption au Rwanda il y a-t-il un pays où il n’y a pas de corruption ? Dans ce beau pays, on parle de la corruption
dans le secteur de la construction. Il y a la corruption partout. Mais c’est comme
si les opposants au régime actuel prennent prétexte de ce qui ne va pas au pays pour
mettre à coté le génocide. Puis je dis : c’est deux choses différentes. On ne peut
pas juger le régime de Kagame et le confondre avec le génocide. On ne peut pas dire que
l’opposition est muselée au Rwanda pour qu’on oublie le génocide. C’est deux
choses totalement différentes. >> J.B.G. : Je pense que ce que vous dites ça réveille une grande importance de savoir
faire la part des choses, ce qui a manqué souvent dans ce que vous avez dit et les gens qui ne pouvaient pas faire la part des choses mais il y a quelque chose que j’aimerais
conclure. C’est que vous avez dit la vie continue malgré tout. Alors je pense, cette
note d’espoir sur laquelle on peut clôturer, je ne sais pas si vous avez un mot de la fin
avant de clôturer? >> E.B. : [Soupire, grande réflexion] Ce que je voudrais dire particulièrement c’est
un grand merci à la communauté tutsi de Montréal. Je trouve que les rescapés tutsi de Montréal sont très courageux. Ils ont travaillés très fort, ils se sont impliqués
dans ce projet notamment et ils m’ont accueilli. Ils m’ont accueilli comme un hutu qui voulait
compatir sincèrement à ce qu’ils ont vécu et qui…ils ont compris que oui c’est possible
de faire la reconstruction de notre pays avec également quelques hutu. C’est possible
et je voudrais si jamais un jour il y a quelques hutu qui peuvent voir ce témoignage, de dire :
ayons le courage de reconstruire notre pays. Il y a trop de blessures dans notre pays.
Il y a eu beaucoup de gens qui ont été terriblement meurtris. Ayons la décence et l’humilité
de demander pardon et d’aider ces gens-là dans leurs deuils. Un deuil qui est très
difficile pour la majorité des rescapés. Oui il y a des hutu aussi qui ont connu des
malheurs durant le génocide. Il y a des familles hutu qui ont été décimées. Il y a des
hutu qui sont morts durant le génocide. Mais ils ne sont pas morts parce qu’il y avait
un génocide déjà [dirigé ?] contre les hutu. Ils sont morts à cause de ce génocide, ils sont morts à cause de la guerre, ils sont morts sans doute de représailles de
l’armée du FPR, ils sont morts à cause des conséquences de ce génocide. J’aimerais
que les hutu de bonne volonté puissent faire la part des choses et qu’ils puissent…j’aimerais pour terminer là-dessus, si la Communauté Rwandaise de Montréal, hutu et tutsi, à un moment donné s’ils pouvaient commémorer ensemble leurs morts parce que les hutu ont
perdu aussi des membres de leurs familles. Qu’ils puissent commémorer avec les tutsi
en disant : oui nous avons perdu les nôtres aussi durant ce génocide mais construisons
notre pays ensemble. Soyons des frères véritablement et pas dans les discours démagogiques, soyons
véritablement des frères parce qu’on est condamné de vivre ensemble dans ce petit pays et à l’étranger, de partager cette identité des Rwandais parce nous avons dit
non au hutuland, au tutsiland, nous sommes tous des Rwandais. Il faut qu’on continue
à vivre ensemble et c’est important. Qu’on se pardonne véritablement, mutuellement et
qu’on puisse vraiment travailler ensemble. >> J.B.G. : Merci Emmanuel, merci pour cette conclusion, qu’on puisse travailler ensemble
parce que nous sommes tous Rwandais et que nous sommes condamnés à vivre ensemble.
Je vous remercie de votre générosité de témoignage et bon courage dans votre authenticité,
de continuer à être authentique. Merci beaucoup. >> E.B. : Merci.
où j’enseigne au département de psychologie à l’université du Québec à Trois-Rivières,
je suis arrivé au Québec en 1980 avec ma famille. Je ne sais pas qu’est-ce que vous aimeriez de plus pour me présenter… ? >> J.B.G. : Oui c’est ça, de quel pays vous venez ? >> E.B. : …Donc je suis rwandais et j’ai grandi au Rwanda jusqu'à l’âge de 20 ans.
Après j’ai quitté pour aller faire mes études universitaires en Belgique [inaudible à l’âge de?] 20, 21 ans. >> J.B.G. : A 20 ans vous avez quitté le Rwanda ? >> E.B. : J’ai quitté le Rwanda à l’âge de 20 ans et demi 21 ans. Mettons 21 ans.
>> J.B.G. : Et maintenant vous avez quel âge ? >> E.B. : Là, j’ai 60 ans révolus. [Sourit] >> J.B.G. : Ca fait très longtemps ! >> E.B. : Oui. >> J.B.G. : Et parlez-nous de vos souvenirs d’enfance avant de quitter le pays, avant de quitter le Rwanda. >> E.B. :…Mes souvenirs d’enfance du Rwanda…d’abord…souvent les gens, les étrangers comme mes professeurs à l’école venaient et disaient c’est un beau pays le Rwanda, c’est extraordinaire et moi je ne voyais pas la beauté de ce pays. Je n’ai
jamais compris qu’est-ce qu’ils trouvaient de beau dans le pays. Parce que pour moi le
pays finalement se résumait à ce que j’avais vécu, les souvenirs d’enfance qui m’avaient
marqué et il n’y avait pas beaucoup de belles choses qui étaient bonnes. Donc c’est pour ça que je ne voyais à quel point ça pouvait être un beau pays.
>> J.B.G. : Les gens qui parlaient de la beauté du Rwanda parlaient évidemment de
la beauté géographique et j’imagine que dans votre famille vous avez des voisins.
Est-ce que vous avez des souvenirs de vos voisins de chez vous?
>> E.B. : Oui, bien sûr j’ai d’excellents souvenirs de mes voisins. Il faut dire que, pour résumer mon histoire brièvement, comme c’est le cas dans la tradition rwandaise, je pense même encore [réflexion douteuse], peut-être moins aujourd’hui, mais à mon époque c’était une chose qui était fréquente, je n’ai pas grandi chez mes parents. J’ai été élevé chez mes grands-parents. Ma grand-mère était veuve et la coutume était
que ses enfants, surtout les filles, envoient un de leurs enfants chez la grand maman pour
l’aider dans ses travaux. On peut dire que c’est une façon justement d’aider une
vielle maman qui est seule, qui n’a pas d’aide, à avoir quelqu’un pour l’aider
dans ses tâches ménagères et ma mère était très attachée à sa maman et donc elle m’a
envoyé vivre là-bas. Mais il y a d’autres circonstances derrière plus complexes qui
ont motivé ma mère à m’envoyer chez ma grand-maman. C’est une très longue histoire
[sourit]. Disons que j’ai grandi chez ma grand-mère et donc les voisins que je connais
c’est plus les voisins du côté maternel que du côté paternel où je n’ai pas véritablement
vécu. J’ai passé toute mon enfance chez ma grand-mère maternelle jusqu'à ce que
j’aille au pensionnat à l’école secondaire et puis plus tard je quitte le pays.
>> J.B.G. : Vous deviez avoir des copains comme jeune garçon ? Vous deviez avoir des
amis ? J’imagine qu’ils sont des souvenirs qu’on ne peut pas oublier quand vous étiez
chez votre grand-mère ? >> E.B. : Oui, j’avais de bons copains avec lesquels j’allais à l’école, des
copains avec qui je faisais des jeux d’enfants. On allait à l’école évidemment à pied, en courant, en jouant à la balle, avec le cerceau, on partait à pied, on rentrait à
pied. C’est des souvenirs… sont tous quand même vraiment très agréables. L’insouciance finalement, je dirais. >> J.B.G. : En jouant à la balle ça veut dire c’est le soccer ? >> E.B. : Le soccer oui. >> J.B.G. : Parlez de nous de la région où vous avez grandi au Rwanda. De quelle
région vous venez. Juste nous situer un peu au Rwanda.
>> E.B. : J’ai grandi à Gikongoro dans la commune de Karama sur une colline qui s’appelle
Kiraro. C’est là où étaient mes grands-parents maternels alors que mon lieu d’origine c’était
dans la commune voisine Rukondo, sur la colline de Kabirizi où j’ai vécu pas très longtemps,
un peu plus tard, un peu plus vieux vers l’âge de 13-15 ans. >> J.B.G. : C’est une région qui se trouve au nord, sud ?
>> E.B. : C’est dans le sud. >> J.B.G. : C’est quoi les souvenirs que vous avez de vos parents ?
>> E.B. : J’ai de très bons souvenirs de mes parents. D’abord ma mère c’était
une femme qui était brillante, qui était intelligente, qui regrettait de ne pas avoir
fait des études alors qu’elle aurait pu véritablement réussir. Je me souviens, alors
que j’ai commencé à aller vivre chez mes parents vers l’âge de 14-15 ans, ma mère,
tous les matins se levait, elle prenait sa bible et puis elle me lisait un passage de
la bible. Souvent les mêmes passages. Plus tard d’ailleurs en vieillissant je me suis
dit est ce que ma mère avait appris des passages par cœur (sourit). C’était avant qu’elle
perde la vue; parce que plus tard elle a perdu la vue Elle était très contente évidemment
de me montrer qu’elle était lettrée. Elle était très fière surtout qu’elle était
dans une région où tout le monde était analphabète, mon père était analphabète, mon père n’a jamais été à l’école, il ne savait lire et quand ma mère lisait
la bible, mon père était assis à côté tranquillement, il écoutait. C’était un
moment de méditation qu’on commençait très tôt le matin. D’autres souvenirs, je suis l’ainé de la famille. Donc je vous ai dit que j’ai été élevé chez ma grand-mère.
D’après ce que m’a expliqué ma mère, elle avait beaucoup de tensions, beaucoup
de conflits avec sa belle-mère, la mère de mon père, avec ses belles sœurs, ses
beaux-frères et elle avait peur qu’ils puissent m’empoisonner, qu’ils puissent m’ensorceler. Donc, pour elle, les conflits étaient tels qu’elle ne les faisait pas
confiance. Donc elle a décidé, de connivence avec mon père de m’emmener vivre chez ma
grand-mère maternelle. Par après, il y a eu d’autres enfants qui m’ont suivi, deux
frères et deux sœurs. Ils sont tous morts en bas âge, ce qui a renforcé dans les croyances
de ma mère qu’ils ont étés empoisonnés par sa belle-famille. Ma mère avait cette
conviction, mon père aussi d’ailleurs avait cette conviction. Ce qui fait que vivre chez
mes grands-parents c’était plus comme un lieu sûr. Me mettre en sécurité loin des
ennemis. C’est épouvantable quand les ennemis évidemment sont des membres proches de la
famille et non des étrangers. Finalement, plus tard on verra avec le génocide que les
plus proches sont souvent les plus dangereux pour le sujet. Et donc le fait que jusqu’à
l’âge de 14-15 ans j’étais comme un enfant unique finalement parce que les enfants
qui m’ont suivi étaient tous décédés, mon père et ma mère se décrivaient comme ”incike”,
donc les parents qui ont perdu tous leurs enfants. C’était à tel point que comme j’avais été placé chez ma grand-mère très jeune, mes grands-parents, mes oncles
et tantes du côté paternel m’avaient complètement oublié. Ils savaient que mes parents avaient
mis au monde des enfants, qu’ils étaient tous morts et cet enfant ainé qui était
parti très jeune à quelques mois, ils avaient complètement oublié mon existence. Donc
je n’existais pas parce que je n’avais pas mis pied chez mes parents jusqu'à l’âge
de 13-14 ans et quand je suis…, parce que je voulais toujours y aller, je disais je
veux voir où habitent mes parents, ma mère ne voulait pas, ma grand-mère non plus ne
voulait pas. Donc quand je suis allé là-bas pour la première fois, les gens demandaient
à ma mère, mais qui est cet enfant il te ressemble beaucoup? Ma mère disait c’est
mon petit frère alors les gens ont cru ça. Ils croyaient que j’étais effectivement le petit frère à ma mère. Alors ma mère avait quand même un attachement qui était
très profond. J’ai compris plus tard, surtout en faisant la psychologie, à quel point il
y avait un investissement massif dans cet enfant qui était unique sans être unique.
J’étais comme un enfant très précieux pour ma mère. Il ne fallait vraiment pas que quelque chose puisse m’arriver, donc dans un sens, surprotégé. Je pourrais dire
que souvent les…, peuvent dire j’ai vécu des conflits avec mes parents. Ce n’est
pas mon cas. J’étais choyé, excessivement aimé par mes parents parce que j’avais ce statut tout à fait particulier. Alors du côté de mon père, je dirais que j’avais
une très bonne relation avec mon père. C’est quelqu'un qui me respectait beaucoup, qui
m’aimait beaucoup, sans doute encore une fois pour ces raisons quand tu as un enfant unique dans un pays où la richesse c’est avoir beaucoup d’enfants, cet enfant-là devient précieux. Ce n’est pas la même chose que quand tu as cinq, six enfants, dix
enfants. J’étais entouré de voisins où les familles se contaient par des dizaines
d’enfants alors que dans mon cas, j’étais un seul enfant. Donc cela a une signification
particulière pour l’enfant et pour les parents. Je me souviens souvent mon père
quand il voulait me parler, me donner des conseils, comme beaucoup de jeunes j’allais jouer et puis je rentrais très tard où je ne voyais pas que le soleil allait se coucher,
par exemple 17h30-17h45 je vois encore le soleil, il fait beau je continue à jouer
alors que je suis à cinq, six kilomètres de la maison puis six heures le soleil se
couche, 15 minutes après c’est l’obscurité totale. J’arrivais à la maison vers sept
heures et chaque fois mes parents étaient furieux, ils avaient peur et mon père me disait: « mon ami j’ai quelque chose à te dire ». Mon père quand il s’adressait à moi il me disait toujours mon ami. Je me disais mon dieu les autres papas ils parlent
avec rudesse à leurs enfants, ils les grondent, ils les insultent, les fouettent et moi il y a toute cette attention particulière. J’étais vraiment…ce n’est pas que je me sentais
choyé mais ça m’intriguait. Les autres enfants me disaient comment leurs parents avaient été durs, les… [inaudible], les frappaient puis moi c’est comme si je me disais pourquoi mes parents ne me frappent pas? Pourquoi mon père n’est pas dur envers moi? Alors là ça m’intriguait un peu. Donc mon père c’était vraiment…une relation
tout à fait particulière que j’ai eu avec lui. Il y a beaucoup d’autres choses aussi
qui faisaient que c’était un homme que j’estimais beaucoup. Il m’a transmis beaucoup de valeurs très importantes. >> J.B.G. : De très bons souvenirs de vos parents. Je retiens spécialement comment
votre mère est une femme brillante et puis [inaudible] et puis que votre papa c’était
quelqu’un qui écoutait, qui savait bien écouter et puis aussi qui vous disait mon ami, qui vous donnait le statut d’un ami plutôt que d’un fils. J’imagine que cette
relation a joué quelque chose de très important dans votre vie, d’éducation, de formation,
ça été quelque chose de très positif ? >> E.B. : Tout à fait. >> J.B.G. : Parlez-moi de votre école. Quand vous avec commencé l’école primaire, comment
ça se passait? >> E.B. : Vraiment ça s’est bien passé. L’école primaire, l’école secondaire…
Moi, j’aimais aller à l’école, j’apprenais assez facilement, je n’ai jamais fait d’efforts à l’école et j’aimais vraiment l’école. Les seuls mauvais souvenirs que j’ai de
l’école c’est les congés et les vacances. Je n’aimais pas les congés, je n’aimais pas les vacances. J’aimais tout le temps rester à l’école. Peut-être aussi parce que quand c’était les vacances, c’était les travaux à la maison, les travaux aux
champs puis je n’aimais pas ça. J’aimais plutôt étudier. Et ma mère très vite elle a compris ça. Elle a compris qu’on n’avait pas à attendre grand-chose de moi au niveau
d’habiletés pour travailler comme les autres enfants aux champs, construire la maison, plein de choses. Alors que mon père forçait pour que je sois un peu plus dégourdi comme
les autres, ma mère disait laisse mon enfant tranquille. Alors souvent quand j’allais garder les vaches, je partais avec des livres. Je lisais, J’ai toujours aimé lire quand
j’étais jeune. J’ai commencé assez tôt. C’est sûr que les autres enfants, les autres
bergers qui me voyaient avec des livres garder les vaches, des fois les vaches partaient
dans les propriétés d’autrui, dans les récoltes d’autrui parce que j’étais absorbé par ce que je lisais. Alors les voisins étaient mécontents. Mais j’étais comme un enfant bizarre. Mon père ça l’intriguait un peu mais ma mère c’était comme pour
dire lui c’est un intellectuel il faut le laisser tranquille. Mais j’ai beaucoup aimé,
l’école secondaire c’était la même chose. J’ai fait l’école secondaire au
Groupe Scolaire de Butare qui était à l’époque l’une des meilleures, si non la meilleure école du pays. J’ai réussi brillamment. Je n’ai jamais été premier de classe. Loin de là, je n’ai jamais eu cette ambition de devenir premier de classe. J’aimais tout
simplement être à l’école. On enseignait, j’apprenais, ça passait. Je n’ai jamais
fait les devoirs. Ça entrait puis je faisais les examens, je les réussissais sans aucun
problème. Mais mon ambition n’a jamais été premier de classe. Pas du tout.
>> J.B.G. : Un garçon, intelligent, brillant comme vous à cette là, j’imagine que vous
devriez avoir des relations, pouvez-vous nous décrire un peu votre relation avec le corps
professoral, les enseignants? Parce que souvent on aime bien savoir ce qui se passe entre
quelqu’un qui est brillant avec des enseignants. >> E.B. : J’avais effectivement de très bons rapports avec mes professeurs. Particulièrement
l’école secondaire. Au primaire je ne me souviens pas tellement. On était dans de grandes classes quand même où les enfants étaient presque au même niveau. Mais à
l’école secondaire, j’ai remarqué les Frères m’appréciaient beaucoup, les Frères
m’aimaient beaucoup, ce qui rendait jaloux beaucoup de mes camarades qui trouvaient que j’étais le chouchou des Frères. Mais c’est vrai j’ai été très apprécié par les
Frères, j’avais une relation qui était tout à fait particulière. >> J.B.G. : Et après l’école secondaire? >> E.B. : Après l’école secondaire…, petite anecdote, je suis psychologue et cette vocation s’est dessinée par chance assez tôt. Il y avait un Frère dominicain-canadien qui enseignait à l’université national du Rwanda et il est venu nous donner une conférence…je
pense que j’étais en deuxième ou troisième année secondaire. Il est venu nous donner
une conférence sur les typologies, sur les types de personnalités. J’étais fasciné
vraiment par sa conférence et là je me suis dit un jour je vais faire la psychologie.
Une autre anecdote…quelques années plus tôt, peut-être cinq-six ans plus tôt, j’étais
en deuxième ou troisième primaire et notre enseignant avait un petit frère qui étudiait
à Louvain et puis le petit frère venait nous rendre visite dans la classe. Je ne me
souviens même pas de ce qu’il nous a dit mais ce dont je me souviens c’est qu’il nous avait dit qu’il étudiait à Louvain. Je devais peut être avoir neuf-dix ans. Puis
moi quand je le regardais, il était beau, il portait un beau chapeau, il était bien habillé puis dans mes fantasmes de jeune enfant je dis, moi aussi j’aimerais un jour
aller étudier à Louvain. Et donc quand j’ai terminé l’école secondaire c’est à
Louvain que je suis allé étudier. C’est vraiment par un 00 :25 :05 concours de circonstance, un vieux rêve finalement qui s’est concrétisé. À l’époque on pouvait avoir une bourse d’études pour
aller étudier à l’étranger si on avait de bonnes notes mais il y avait beaucoup d’élèves
qui avaient évidement de bonnes notes. C’était mon cas. J’avais de bonnes notes puis le moment de donner des bourses d’études est passé, je n’ai pas eu la bourse d’études. J’étais malheureux parce que je voyais les gens qui avaient un dossier moins bon
que le mien qui étaient partis et j’étais désespéré. J’avais une cousine qui avait
marié à l’époque le ministre de l’éducation. Je suis allé la voir, j’ai supplié, j’ai
dit est ce que vous ne pourriez pas demander à votre mari si j’ai une petite chance
d’avoir une bourse d’études pour aller à l’étranger. Puis elle en a parlé à son mari et à cette époque-là, le gouvernement rwandais avait des bourses d’études pour certains de ses étudiants. En tout cas cette année-là le Rwanda avait envoyé en Belgique
beaucoup d’étudiants, je pense une trentaine. Il m’a mis sur la liste. Beaucoup de ces
étudiants c’était des étudiants qui venaient de la région de Gitarama, la région originaire
de l’ancien président. La majorité venait de cette région-là, ce ministre d’ailleurs
était de cette région-là. Mais par cette chance que je connaissais la femme du ministre,
je fus un des rares qui venait d’une autre préfecture de Gikongoro qui a pu partir comme
ça en Belgique. Donc vraiment par chance, concours de circonstances comme ça arrive souvent dans la vie. >> J.B.G. : Vous avez été chanceux donc vous êtes parti immédiatement après l’école
secondaire où vous avez d’abord commencé à faire l’université puis partir?
>> E.B. : Non, je suis parti directement après l’école secondaire. >> J.B.G. : Vous êtes parti vraiment très jeune? >> E.B. : Oui >> J.B.G. : Parles-nous un petit peu de votre vie avec les amis pendant que vous étiez
à l’école secondaire et comment ça se passait. Donc vous étiez à l’école et après pendant les vacances comme vous disiez vous, vous retourniez à la maison. Est-ce que vous deviez travailler pour avoir à manger? Ou bien vous aidiez les parents? Qu’est ce qui se passait à ce moment-là? >> E.B. : À l’école secondaire les frais de scolarité qu’on appelle le minerval, je dirais que c’était relativement cher quand même pour les parents pauvres parce qu’il y a eu beaucoup de jeunes qui n’avaient pas assez d’argent pour payer le minerval
donc qui ne venaient pas finalement, qui délaissaient l’école à cause de ça. Alors quand j’ai
réussi l’école primaire, plutôt quand j’ai réussi l’examen pour entrer au secondaire,
je me souviens à l’époque c’était un pour cent qui pouvait aller au secondaire. Donc je faisais partie de cet un pour cent qui pouvait aller à l’école secondaire.
Mon père…, je pourrais l’expliquer un peu plus tard, mon père n’était pas à la maison. Il était parti en Uganda comme un travailleur saisonnier. En fait, ce que
j’ai pu me rendre compte par après c’est que quand il y avait des chicanes entre mon père et ma mère c’était une forte tête, elle était très intelligente, elle était
dominatrice, elle venait d’une famille très riche, elle avait beaucoup d’aisance, elle
avait beaucoup d’estime d’elle-même, donc elle était vraiment très dominatrice. Mon père lui venait plutôt d’une famille modeste et c’est quelqu’un qui était
très pacifique, qui n’aimait pas les crises, des conflits, donc quand ma mère avait des
conflits avec lui, lui ne voulait surtout pas de batailles. Il partait. Il disait qu’il
allait travailler pour avoir un peu d’argent parce qu’à l’époque, il y avait beaucoup
de gens qui partaient en Uganda notamment, mais lui ce qu’il faisait, il ne travaillait pas véritablement, il se promenait. Quand il gagnait un peu d’argent, il se promenait et quand il rentrait il me parlait des voyages qu’il avait faits. Il avait fait le tour
de toute l’Afrique de l’Est jusqu’en Zanzibar en Tanzanie. Il a voyagé par train,
il a voyagé par bateau et chaque fois qu’il rentrait il disait les Rwandais pensent qu’ils sont intelligents, ils pensent, ils pensent qu’ils connaissent les choses mais ils ne connaissent absolument rien. Il avait vraiment un grand mépris envers les rwandais parce qu’il trouvait que c’est des gens qui étaient imbus d’eux-mêmes et qui n’ont jamais voyagé. Lui, il disait: « moi j’ai voyagé j’ai vu beaucoup d’espaces, beaucoup,
j’ai vu beaucoup de pays ». Il avait vraiment cet esprit ouvert. Donc je pense que j’ai
retenu ça de lui. La curiosité, les voyages, aussi le côté un peu dépenses [sourit].
C’est quelqu’un qui n’était pas capable d’économiser. Quand il avait un peu d’argent,
il partait, il faisait des voyages. Donc quand j’ai réussi pour aller à l’école secondaire,
mon père n’était pas là, il était parti dans ses voyages encore et ma mère est allé chercher de l’aide auprès de ses cousins. Elle venait d’une famille très bourgeoise. Ses cousins c’était des bourgeois, des commerçants. Ses grands frères c’est des
gens qui avaient des grandes propriétés. C’est vraiment ce genre de famille très
prospère. Je me souviens, chez ma grand-mère quand j’étais jeune, il y’avait tellement
de vaches qu’il y avait des vaches dans l’enclos de derrière mu gikari et mu rugo donc dans l’enclos de devant et je me souviens quand on trayait les vaches, on remplissait
des cruches et des cruches de lait et puis il y avait des pauvres qui venaient souvent
à la maison demander du lait. C’était la distribution du lait. Les pauvres qui cherchaient
à manger on leur donnait une portion de la terre pour avoir des patates douces, des maniocs
donc un milieu bourgeois comme ça. Ma mère avait grandi dans ce milieu bourgeois, d’autorité
aussi parce que je dirais qu’elle était quand même relativement assez autoritaire.
Alors, je réussis les études elle se dit, je vais demander à mes frères, mes cousins, ils vont m’aider pour que mon enfant puisse aller étudier et tous ils ont refusé parce
qu’à l’école j’étudiais avec leurs enfants et j’étais le seul qui avait réussi. Alors les enfants de ses frères, de ses cousins qui étudiaient avec moi, aucun n’avait
réussi pour aller au secondaire et c’est moi l’enfant étranger, ça c’est l’analyse que j’ai fait par après finalement, mais c’est moi qui venait d’ailleurs. L’enfant qui venait d’ailleurs, qui réussit. Alors ils se sont dit mais, son mari n’est pas
là, ils sont pauvres et si on les aide pas, cet enfant n’ira pas à l’école. Donc
ils ont renvoyé ma mère comme ça et elle avait donc trois mois parce qu’on a appris
que j’allais à l’école secondaire peut-être…c’était vers le mois de juillet…fin juin début
juillet et il fallait partir pour septembre. Donc elle n’avait pas une très grande période
pour réunir le minerval pour pouvoir partir m’acheter des uniformes, plein de choses.
Alors elle m’a dit bon, évidement du côté de son mari, dans la famille de son mari, il n’était pas question, il n’y avait personne à qui elle pouvait demander de l’aide.
Donc, elle s’est retrouvée toute seule sans rien quasiment. Elle ne s’attendait
pas…, et puis elle ne savait pas qu’est-ce que ça peut coûter pour envoyer un enfant
à l’école secondaire. Alors elle m’a dit on va aller au marché. Tous les mercredis
et tous les samedis on allait au marché, les marchés locaux, avec des provisions,
des patates douces, du manioc, des haricots et une semaine avant le début de l’école
j’avais enfin réuni le minerval mais pas assez, même pas pour m’acheter une valise. Je me souviens j’avais pris une vieille valise que mon père avait ramené de Uganda, le seul gain précieux [sourit] que je pouvais utiliser. Donc j’ai pris la valise de mon père, alors je suis allé à l’école et quand je suis rentré aux vacances de Pâques…de
Noël pardon, mon père était rentré. Alors, peut-être vers le mois d’octobre ou bien
ma mère avait dépêché quelqu’un parce qu’il y avait des voyageurs, des travailleurs saisonniers qui allaient régulièrement en Uganda et je pense qu’elle a envoyé quelqu’un en disant si jamais vous apprenez que mon mari est quelque part, dites-lui de rentrer
parce que j’ai besoin de lui. Alors finalement quand je suis rentré, pendant les vacances
de Noël, mon père était rentré et ma mère m’avait dit qu’elle l’avait beaucoup grondé. Elle lui avait dit voilà désormais tu vas rester ici, on a un enfant qui a réussi,
il faut travailler, il faut absolument que tu puisses m’aider à pouvoir travailler pour payer ses études. Alors mon père est resté, obéissant [rit] puis là ils ont travaillé dur. Quand je rentrais des vacances de 00 :36 :16 Pâques ou les grandes vacances,
je partais toujours avec mes parents, avec des marchandises sur la tête dans les marchés
pour avoir un peu d’argent pour payer mes études. C’est une époque dont je me souviens bien. Je suis quand même content de dire, oui j’ai travaillé un peu pour payer mes
études parce que des fois, l’un des marchés, fallait faire à peu près plus d’une dizaine de kilomètres avec un panier sur la tête. Ce n’était pas tout près, c’était quand
même assez loin et fallait surtout pas prendre même pas un franc pour s’acheter un Coca
Cola ou un Fanta. On ramenait tout l’argent à la maison.
>> J.B.G. : Après quand vous allez à l’école, j’aimerais savoir, après on va parler quand
vous serez arrivé en Belgique, j’aimerais savoir comment ça se passait la relation entre vous quand étiez à l’école secondaire, au Groupe Scolaire comme vous avez dit, comment
ça se passait la relation entre les étudiants? >> E.B. : quand on est…, je suis arrivé à l’école secondaire c’était en ’64
où j’ai fait ma première année à l’école secondaire. Cette année-là il y avait, en
’63, il y avait eu des troubles dans le sud du pays. Il y avait eu des massacres de
tutsi parce que je pense que c’était des représailles suite à l’attaque des inyenzi
qui venaient je pense du Burundi. Les inyenzi étant le sobriquet qu’on avait donné aux
réfugiés tutsi qui partaient, donc les inyenzi les cancrelats et donc ils avaient fait une
attaque qui fût sérieusement réprimée. Nn seulement on a réussi à les repousser,
je ne sais pas si c’était avec l’aide de la Belgique ou bien du Congo mais c’est
qu’on fait des représailles à la population, on a brûlé les huttes des tutsi, on a mangé
leurs vaches et puis il y a eu des gens qui ont été tués, qui ont été massacrés.
Donc quand je suis arrivé au groupe scolaire, les Frères de la Charité à cette époque-là, en tout cas ils avaient une grande animosité envers les gens qui venaient de Gikongoro, parce que moi je venais de Gikongoro et à Gikongoro il y avait eu beaucoup de massacres notamment dans la paroisse de Cyanika, paroisse d’où j’étais originaire. Donc ils nous
considéraient comme des criminels, comme des meurtriers. Alors tous les gens…ils disaient tous les gens de Gikongoro , ils disaient: « vous les gens de Gikongoro, vous êtes des meurtriers, vous êtes des violeurs, vous êtes des massacreurs » ; et
donc cette situation était particulièrement très très difficile. Il est vrai qu’il
y avait des gens qui venaient certainement des grandes familles hutu à l’époque qui
étaient un peu comme des grands militants mais je me souviens qu’à cause de la réaction
des Frères vis-à-vis des massacres, notamment des élèves qui étudiaient là-bas, donc
des élèves qui étaient comme mes aînés d’un an ou deux ans et qui n’étaient pas revenus, ça fait que ces élèves qui étaient un peu [militantismes?] se faisaient
assez doux. Autrement les rapports entre camarades de classe, hutu et tutsi, c’était relativement
assez bien. Au fur et à mesure particulièrement qu’on passait d’un niveau à un autre
niveau, la proportion ethnique s’équilibrait. Au départ, il y avait beaucoup plus de hutu mais, en fait il y avait eu beaucoup de hutu qui avaient eu les places à l’école secondaire
sans nécessairement être brillants, sans nécessairement être intelligents et ils furent éliminés au fur et à mesure alors que les tutsi souvent c’était des élèves qui étaient beaucoup plus brillants. Donc au fur et à mesure qu’on allait dans les années supérieures, il y avait un équilibre proportionnel entre les hutu et les tutsi. >> J.B.G. : En fait ce que je comprends, la relation entre vous et les camarades il y avait aucun problème mais ce que je sens qui était un peu…, je ne sais pas je dirais
bizarre mais l’attitude des Frères par rapport aux gens qui venaient de Gikongoro,
j’imagine c’était comme une attitude un peu blessante? Un jeune garçon à qui
on affiche une attitude de criminel c’était quand même quelque chose.
>> E.B. : Il faut dire que c’était…, moi j’avais des souvenirs de quelques années auparavant, trois ans auparavant en 60 où j’avais vu les huttes des tutsi brulées, où j’avais vu les gens qu’on allait jeter dans la rivière. J’avais encore ces souvenirs
qui étaient très frais dans ma tête et pour moi la réaction des Frères je ne la trouvais pas exagérée. Je trouvais que c’était tout à fait légitime parce qu’effectivement
il y avait des gens à mon avis qui étaient à l’école pas parce qu’ils étaient
intelligents mais ils étaient à l’école parce que c’était des hutu tout simplement et parce qu’ils prenaient à ce moment-là la place des tutsi qui avaient été tués et qui ne pouvaient pas revenir à l’école. Pour un éducateur c’est quand même épouvantable
de voir que tu as une classe, mettons d’un certain nombre d’élèves, ils partent en vacances et puis le tiers, la moitié, le trois quart ne reviennent pas à cause de leurs origines ethniques. Donc moi je le sentais, la peur que j’avais était plutôt qu’ils
disent mais toi aussi tu es hutu tu es un criminel alors que je n’avais pas été
un criminel évidemment ça, ça m’aurait fait de la peine. Mais ils parlaient tout simplement de façon générale sans nécessairement avoir de l’animosité envers, à ma connaissance, tel ou tel enfant. Mais de façon générale, c’était comme pour nous dire vous les gens
de Gikongoro, et quand ils disaient ça on sentait vous les hutu de Gikongoro, on vous a à l’œil, faites bien attention. >> J.B.G. : C’est quelque chose de marquant pour toute la vie >> E.B. : Oui tout à fait. >> J.B.G. : Donc vous finissez l’école secondaire, comme vous avez dit vous allez en Belgique et comment ça se passe là-bas? >> E.B. : En Belgique c’était beaucoup plus problématique. Quand je suis arrivé en Belgique, la situation était telle qu’il y avait quelques refugiés tutsi et il y avait
beaucoup de hutu. Comme je te mentionnais, quand j’ai obtenu la bourse pour aller en
Belgique il y avait beaucoup d’étudiants rwandais mais c’était majoritairement hutu.
En fait je ne me souviens d’aucun tutsi qui avait eu une bourse du gouvernement. Tous
les boursiers c’était des hutu. Il y avait certains tutsi qui étaient là également
mais je ne sais pas comment ils sont venus. Peut-être via des bourses privées ou des
relations tout à fait particulières qu’ils pouvaient avoir avec les gens qui étaient au gouvernement mais c’était vraiment à compte-goutte donc la majorité des étudiants c’était des hutu. Donc, il y avait quand même une petite minorité de tutsi notamment
ceux qui étaient arrivés un peu plus tôt, donc qui étaient mes aînés qui étaient là-bas et je me souviens que il y avait souvent les regroupements de hutu et des tutsi [geste
de séparation], notamment dans les bistros. Les tutsi avaient leur bistros, les hutu avaient leur bistros. Deux ans après, il y eut le coup d’état de Habyarimana et là, c’était
encore plus cristallisé. Les hutu du nord, qui avaient vraiment leur bistro, qui se sentaient
maintenant en pouvoir, qui se sentaient beaucoup plus puissants et les tutsi du sud maintenant
qui essayaient de devenir amis avec ces hutu du nord. Donc les tensions ethniques devenaient
encore plus forts, dans les années ’73-74 à ce moment-là.
>> J.B.G. : C’était comme le transfert des problèmes du Rwanda en Belgique?
>> E.B. : Absolument c’est…même maintenant on dit que les choses…, ça n’a pas changé. C’était véritablement la situation qu’on observait à cette époque-là et semble-t-il encore aujourd’hui c’est la même chose. >> J.B.G. : Si je comprends bien donc comme vous m’avez dit au début, quand vous avez quitté le pays vous aviez à peut-près 20 ans, vous êtes en Belgique, vous faites vos
études et puis après vos études vous aller travailler ou bien vous êtes marié? Parlez-nous
de votre famille. >> E.B. : Quand je suis arrivé en Belgique, moi j’étais excessivement mal à l’aise
avec ces questions de nature ethniques. Les gens qui affichaient fortement leur identité
hutu, ils me faisaient peur. C’était des gens du nord particulièrement ou les gens
du sud qui étaient un peu trop militants. Compte tenu de ce que j’expliquais un peu plus tôt, le fait de venir d’une famille plutôt…, où j’étais comme un enfant
unique, en fait quand je suis allé à l’école secondaire, c’était à ce moment-là que
mes parents ont eu d’autres enfants que je n’ai pas connu véritablement parce que
je n’étais plus là. Donc j’ai toujours grandi comme un enfant unique, donc je me protégeais, je faisais attention. D’ailleurs aussi, tout ce qui concerne les jeux violents
je faisais attention à ça. Donc pour moi, ce militantisme, ces manifestations, j’étais
loin de ça. J’ai toujours évité de fréquenter les rwandais quand j’étais en Belgique. Je n’avais aucun ami rwandais à l’exception d’un de mes copains que j’avais à l’école
secondaire qui venait d’un milieu familial plus ou moins semblable au mien. Donc, on était tout le temps tout seul donc on a évité ces regroupements [militantismes??] qu’on voyait chez les autres camarades et très vite, beaucoup d’autres étudiants allaient
dans des bistros, ils buvaient, ils se saoulaient, ils se battaient etc…, ou ils allaient danser.
Moi je me tenais toujours loin d’eux. Finalement je me suis marié beaucoup plus tôt. J’ai
rencontré une camarade de classe qui était congolaise. Ça faisait à peine deux ans
que je venais d’arriver, peut-être un an et demi et je me suis marié avec elle. C’était
un scandale chez les rwandais évidemment de marier une congolaise parce que pour un
rwandais, un rwandais c’est l’élite, c’est le peuple élu quasiment. On avait encore à l’époque ce mépris vis-à-vis des autres peuples, notamment les voisins, les burundais, les congolais. C’était comme si j’avais trahi véritablement mes camarades en épousant une étrangère. Mais curieusement pour les congolais, parce que mon ex, parce
qu’on est divorcé actuellement, elle était d’origine ruba et les baruba c’est les
congolais les plus fiers [rit] qui se considèrent comme les africains au-dessus de tout le monde.
Alors eux aussi disaient leur fille allait épouser un petit rwandais, vraiment c’était
avec beaucoup de mépris. Ils ont failli saboter le mariage donc finalement c’était assez tendu. Quand les rwandais ont appris ça finalement ils ont dit mais les congolais ils veulent
battre notre enfant, on va se battre donc c’était plus ou moins une situation comme ça, mais après le mariage, j’étais plus souvent avec la communauté congolaise. J’ai
toujours aimé les congolais, j’ai toujours aimé leur esprit d’ouverture, ils prennent
la vie très simplement, ces petits groupuscules, en tout cas à l’époque c’était comme
ça. C’était des gens qui étaient au-dessus de tout. C’est aussi des grands intellectuels
parce que c’était…, il y avait des grands intellectuels que je fréquentais à ce moment-là
et graduellement je pense que quand j’étais au Rwanda j’ai vraiment totalement perdu
contact avec les rwandais. J’étais plus dans la communauté des congolais.
>> J.B.G. : Vous vous mariez et puis après vous avez des enfants…, j’imagine que du côté de votre ex sa famille se demandait comment ça se fait qu’elle a épousé un
rwandais et de votre côté aussi les rwandais qui disaient comment ça se fait qu’on épouse
une congolaise. Alors qu’est-ce que ça faisait comme couple, comment vous viviez cette relation de couple? >> E.B. : J’étais quelqu’un de responsable évidemment, j’étais un bon père de famille, j’avais mes deux enfants, je m’occupais bien de mes enfants et puis j’étudiais
bien. Beaucoup de mes camarades qui étaient dans la même faculté que moi ça leur a
pris beaucoup d’années avant de terminer et moi j’ai gradué en…, année après
année sans aucun problème. Donc finalement, comme je ne fréquentais plus tellement les rwandais, c’est comme si ils m’ont complètement oubliés et du coté des congolais, ils ont
fini par voir que oui j’étais un petit rwandais mais j’étais un petit rwandais
qui était respectable, qui respectait leur fille, qui m’occupait bien de mes enfants et qui travaillait bien. Donc finalement les congolais m’ont bien adopté et donc je vivais dans leur milieu vraiment comme un des leurs finalement. Je me sentais beaucoup
plus à l’aise parce qu’avec eux il n’y avait pas ces questions ethniques particulièrement.
Je dois dire 00 :50 :24 que j’étais plus dans la communauté des baruba qui était une très grande communauté et des gens qui sont très fiers. C’est
vraiment des gens qui sont très fiers, des grands travailleurs aussi, c’est des gens
qui aimaient le travail, qui étaient brillants également et qui avaient de quoi être fier
finalement parce que c’est vrai qu’ils venaient d’un grand pays, ça c’était
un fait. >> J.B.G. : Pendant que vous étiez en Belgique, est-ce que vous aviez une certaine relation
avec les parents qui étaient restés au Rwanda? >> E.B. : Oui… bien sûr à l’époque c’était la correspondance, j’écrivais, puis comme tout rwandais qui vient d’un milieu plutôt peu aisé, je dirais même
pauvre, j’envoyais régulièrement de l’argent, avec ma bourse d’études, j’envoyais de l’argent à mes parents. J’ai pu aller une seule fois pendant les vacances au Rwanda
donc pour voir mes parents en ’75. Donc j’étais parti tout seul à ce moment-là,
c’est à ce moment-là que j’ai presque fait connaissance avec mes petites sœurs qui étaient des petits « bouts de chou ». Donc j’ai vu finalement que maintenant on
avait une famille et là, les voisins maintenant savaient que finalement cet enfant qu’ils
n’avaient jamais connu enfin c’était l’enfant finalement de leur fils. Mon père
qu’on regardait de haut, qu’on méprisait et là on commençait à le respecter parce
qu’on voyait qu’il avait un enfant qui était parti assez loin, vraiment à l’étranger.
Donc les gens me regardaient, je dirais même avec certaines craintes. Respect mêlé d’une
certaine crainte véritablement parce qu’ils savaient, tout ce qu’ils avaient pu faire vivre à mes parents, toute la discrimination que mes parents avaient dû vivre, le rejet,
le mépris et là ils voyaient que mes parents, ils avaient un enfant qui peut-être pourrait
avoir plus tard un bel avenir. Mais je dirais que c’était trop tard pour investir dans
leur relation avec les voisins. C’était trop tard et du côté de mon père et du
côté de ma mère parce que pour moi je n’avais jamais oublié comment la famille de ma mère
avait refusé de nous aider et donc moi je me suis dit: « je n’ai plus de rapports
je n’ai plus de liens avec cette famille-là, je n’ai rien à faire chez eux ». Donc
depuis que j’ai quitté cet endroit en ’64, je n’ai plus remis pied à l’endroit où
j’ai grandi chez ma mère jusqu'à très récemment, jusqu’à en fait l’année dernière après 45 ans. Donc j’avais coupé court et du côté de mon père également,
c’est des gens qui avaient tellement persécuté mes parents que je n’ai jamais investi moindrement
dans cette relation. Donc j’étais comme un enfant unique sans aucune attache ni côté
maternel ni du côté paternel, chose qui est excessivement rare quand même dans les cultures africaines, en particulier dans la culture rwandaise de n’avoir aucune attache
ni d’un côté ni de l’autre côté. >> J.B.G. : Et vous avez parlé, je n’avais pas compris, que vous avez des petites sœurs
que vous avez vues à votre retour au Rwanda? >> E.B. : Oui >> J.B.G. : Il y’en avait combien? >> E.B. : Maintenant il y en a trois. C’est des vieilles femmes maintenant [éclat de rire]. Mais moi je les vois toujours avec cette différence d’âge, à l’époque,
parce que quand j’avais 20 ans, la plus vieille, elle avait cinq ans, six ans, donc il y’a pas de rapport. >> J.B.G. : Nous allons retourner plus tard quand vous serez de retour au Rwanda comme
vous aviez dit l’année passée vous étiez retourné mais après vos études en Belgique
est-ce que vous avez travaillé là-bas? >> E.B. : Non, après mes études en Belgique je suis rentré au Rwanda par un concours
de circonstances. Un de mes cousins était recteur de l’université. L’autre concours de circonstances, l’Université Nationale du Rwanda à ce moment-là était, comme vous le savez c’est une université qui a été fondée par des canadiens, par le père George
Henri Levesque et il y avait beaucoup de canadiens qui enseignaient dans les différentes facultés.
Mais l’année où je suis rentré, le Canada avait décidé de se retirer graduellement
des différentes facultés et ils avaient commencé par se retirer de la faculté des
sciences économiques et sociales. Dans cette faculté il y avait un poste de psychologie
et c’était le premier poste qui fut rwandisé, la rwandisation des postes. Donc le psychologue
canadien qui occupait, il a quitté et le poste était vacant et quand je suis arrivé
mon cousin qui était recteur de l’université il me dit il y a un poste vacant, de professeur de psychologie et vous pouvez le prendre parce que il n’y avait aucun autre psychologue
à ce moment-là. J’étais un des premiers psychologues au pays. Donc encore un autre
concours de circonstances qui a fait que j’ai eu un poste de professeur, je dirais sans
faire trop de démarches. Le poste était là et j’étais la seule personne qui pouvait
occuper le poste. >> J.B.G. : Donc votre famille s’en va au Rwanda et vous travaillez à l’université? >> E.B. : Oui >> J.B.G. : Pendant combien de temps? >> E.B. : Pendant trois ans. Après trois ans j’ai obtenu une bourse pour venir au
Canada. >> J.B.G. : Ah, c’est là que vous êtes venu au Canada? >> E.B. : C’est là que je suis venu au Canada. >> J.B.G. : Alors parlez-nous comment ça s’est passé ici au Canada? >> E.B. : D’abord je peux peut-être parler de comment j’ai eu cette bourse parce que ce n’est pas évident. J’étais professeur de psychologie et je donnais notamment les
cours de psychologie sociale. Le cours de psychologie sociale c’est un cours quand
même dans lequel on aborde beaucoup de choses. La psychologie de la foule, la manipulation, la formation des opinions, le sens critique et j’étais excessivement critique et je
voulais que mes étudiants deviennent vraiment très critiques. Beaucoup de gens trouvaient
que j’allais peut-être un peu trop loin parce que j’étais trop critique, bien sûr, quand je parlais notamment de la manipulation, quand je parlais de comment les gens peuvent
être amenés à collaborer avec un régime par la peur ou bien pour avoir des places
particulières. Alors tout ça, beaucoup de gens trouvaient que c’était trop imprudent de ma part, que je m’avançais un peu sur un terrain qui était très glissant. C’était
un régime militaire, c’était le régime de Habyarimana mais je me disais: ‘’
je suis un universitaire puis j’ai la mission de former les jeunes et puis je suis psychologue,
je me sentirais mal si je vais enseigner des mensonges, enseigner des choses qui ne viennent
pas de moi-même et donc j’y allais de bonne foi tout simplement’’. Je savais qu’il y avait des élèves notamment qui étaient des agents secrets parmi mes élèves et souvent
je m’adressais à eux. Je leurs disais: ‘’il y a des étudiants parmi nous qui sont des
agents de service de renseignement’’. Certains des camarades en ont peur parce que
des étudiants venaient m’en parler qu’il y a des étudiants qui les faisaient peur
qui les menaçaient et moi j’abordais ça en classe avec mes étudiants. Alors je m’adressais
directement à ces gens et je disais si vous êtes un agent de service de renseignements au pays, il n y’en aucun pays au monde qui n’a pas besoin d’agent de service de renseignements. Les américains ont la CIA les russes ont la KGB etc. Donc si vous faites votre travail
s’il y a des ennemis qui veulent attaquer le pays et que vous êtes réellement la personne qui doit renseigner le service de sécurité, tant mieux vous faites du bon travail pour votre pays. Mais si jamais vous montez un dossier qui est faux contre un camarade, sachez que tôt ou tard vous pourrez payer pour ça. D’autant plus que comme vous le voyez il
y a régulièrement de l’évolution en Afrique. À l’époque dans les années 70, il ne se passait pas une année sans qu’il y ait un coup d’état en Afrique donc moi je disais
à ces jeunes: regardez les régimes changent régulièrement. Si vous accusées injustement quelqu’un aujourd’hui, demain le régime pourrait changer et la personne pourrait à ce moment se venger ; donc soyez conscient de ce que vous faites quand vous faites ça.
Et là les gens avaient peur, ils tremblaient, certains des étudiants qui se sentaient très
proches de moi ils venaient et me disaient vraiment il y a des étudiants qui sont très
mécontents, on est en train de monter un rapport sur vous. Pause >> J.B.G. : Donc vous êtes en train d’enseigner à l’Université Nationale du Rwanda, puis
vous étiez en train de nous expliquer comment vous avez obtenu la bourse.
>> E.B. : Donc vu les attitudes que j’avais, j’étais très critique et je ne voulais pas jouer le jeu d’autres professeurs qui flattaient vraiment le régime. Il y avait
notamment le frère du président qui enseignait à la faculté de médecine et je me souviens
encore comment beaucoup de mes camarades [vague] pour se faire bien voir auprès de lui et moi chaque fois que je le voyais quand on allait prendre une bière je saisissais l’occasion pour le critiquer, pour dénoncer les politiques de son frère. Je me conduisais comme un universitaire
se conduit, comme ce que j’étais habitué à faire quand j’étais en Belgique et je
pense que dans un sens moi je lui disais: «écoutez Séraphin…quand tu regardes…toi tu es universitaire, quand tu regardes les choses qui se passent dans ce pays, puis il
y a des journalistes puis il y a des gens qui écrivent sur notre pays, tu devrais donner de bons conseils à ton frère». Il y a des choses qui sont inacceptables. Notamment quand
des professeurs dans une université comme celle-ci puissent aller jusqu’à avoir peur,
jusqu’à même d’un chauffeur, avoir peur de leurs étudiants, c’est honteux et je
pense que le fait que je disais ce que je pensais finalement j’étais un peu devenu comme le fou du roi. Ce type-là n’était pas si bête que ça. Je pense, peut-être
qu’il voyait qu’il valait mieux connaitre la vérité directement plutôt que les flatteries qui venaient de derrière. Moi il ne m’a jamais fait peur Séraphin. D’autant plus
que je me disais que je n’avais rien à perdre finalement. Je n’avais pas de biens, je n’avais pas de propriétés, je n’avais absolument rien, j’avais seulement mon poste que j’aimais c’est tout. Mais en même temps je savais que je ne pouvais pas vraiment
espérer avoir une bourse d’études. Mais quand même en 1980, début ’80, la délégation
canadienne est venue pour sélectionner les boursiers. On donnait des bourses. La plupart
des professeurs on avait tous une maitrise on n’avait pas de doctorats et après avoir
enseigné deux trois ans, on pouvait avoir une bourse pour venir au Canada. Moi, je n’étais
pas éligible parce que j’étais dans les sciences sociales. Ceux qui étaient éligibles pour le doctorat c’était ceux qui étaient en sciences, en agronomie, qui étaient dans
les facultés de biologie mais moi j’étais en sciences sociales. Ce n’était plus la
priorité pour le Canada et c’est pour ça que mon poste d’ailleurs avait été le premier à être rwandisé. Sauf que j’avais de très bons rapports avec mes collègues
canadiens avec qui je passais plus mes temps libres qu’avec mes collègues rwandais.
À l’hôtel Ibis ou à l’hôtel Faucon où les gens allaient prendre de la bière,
moi j’étais plus souvent avec mes copains canadiens, mes collègues canadiens qu’avec les rwandais parce que les rwandais c’était toujours de la politique et puis moi je n’arrivais pas à contrôler ce que j’allais dire parce que j’étais trop critique. Donc je me disais il vaut mieux quand même éviter de fréquenter les rwandais. J’étais beaucoup plus à l’aise d’être critique quand j’étais avec les canadiens. Donc finalement la délégation canadienne est venue pour sélectionner des boursiers et puis le doyen de ma faculté
qui était un bon copain, il a demandé 01 :02 :02 à la délégation s’il pouvait quand même mettre mon nom sur la liste des gens à présenter. Les gens ont dit: « écoutez, il n’est pas en sciences mais on va quand même le mettre mais normalement ce n’est pas lui
la priorité». Donc moi c’était comme pour me dire n’espère absolument rien tu
n’auras pas de bourse. Alors les vacances sont arrivées en ’80 donc on était censé
quitter, les boursiers étaient censés quitter au mois de septembre pour venir au Canada. Quand les vacances sont arrivées, moi j’ai dit à ma femme et à mes enfants je dis:
« on va à Kinshasa. On va en vacances visiter les grands parents parce que si jamais j’ai
une petite chance d’aller au Canada, là on n’aura pas moyen de revenir parce que c’est trop loin. Je n’aurais pas de quoi payer le billet d’avion pour [inaudible,
enregistrement embrouillé] …, petits enfants. Tous les autres boursiers, candidats boursiers, ils m’ont dit: mais es-tu fou? Si jamais tu as une petite chance d’avoir la bourse il faut rester ici pour traiter ton dossier. Il faut aller au ministère, il faut aller
dans les communes il faut quand même que tu sois là pour que ton dossier puisse bien
avancer. Mais moi je me disais justement la meilleure façon de traiter mon dossier c’est
de ne pas me faire voir. C’est qu’on m’ignore, qu’on ne sache pas que je suis potentiellement sur la liste. Donc je l’ai fait vraiment exprès, j’ai dit si j’ai une petite chance d’aller au Canada, il ne faut surtout pas que les gens du service de renseignement sachent que mon nom est sur la liste. Donc je suis parti tout simplement à Kinshasa avec ma
femme et mes enfants [inaudible, enregistrement embrouillé] et vers le mois, mi-août, je
suis passé à l’ambassade du Canada à Kinshasa faire une visite de courtoisie à
l’ambassadeur. Il y avait un de mes anciens collègues qui travaillait déjà là-bas et puis quand l’ambassadeur a appris qu’il y’avait un professeur de l’UNR [Université Nationale du Rwanda] qui était là, il m’a convoqué dans son bureau, il m’a dit : écoute [inaudible, enregistrement embrouillé] …, et il est trop tard pour envoyer par valise diplomatique,
est-ce que tu pourrais amener l’enveloppe que je vais te confier pour moi au ministre
de l’enseignement? Je dis: oui pas de problème. Donc c’est comme ça que j’ai transporté la valise diplomatique [rit]. Je pense que c’est des choses qui ne se feraient pas
actuellement mais tout est-il que c’était dans les années ’80 il y a beaucoup de choses qui se passaient comme ça, mais j’ai demandé quand même à l’ambassadeur est-ce que je peux connaitre les noms des boursiers. Oui, il m’a lu la liste des gens qui étaient là-dessus donc tous mes camarades et par hasard mon nom également était là-dessus sur la liste. Alors j’étais vraiment très content, j’ai amené l’enveloppe, j’ai demandé audience au ministre de l’enseignement [inaudible enregistrement embrouillé]…,
j’ai du courrier diplomatique pour le ministre, et l’ambassadeur m’a demandé de le remettre
en main à main, pas à sa secrétaire pas à personne, au ministre lui-même. S’il n’est pas là je reviendrais avec ça. Puis finalement on m’a dit d’aller voir le
ministre, le ministre était là, [inaudible enregistrement embrouillé] et je lui ai dit:
«monsieur le ministre je viens de Kinshasa, j’ai la liste des boursiers qui vont au Canada et l’ambassadeur m’a montré, mon nom également est sur la liste». Donc pour éviter trop de démarches compliquées normalement je dois revenir ici pour vous demander l’autorisation
[inaudible enregistrement embrouillé]. Il était mal pris pour me refuser ça. Il m’a
donné les papiers, je suis allé à la commune, tout de suite on m’a rempli le papier, je
suis allé à l’immigration, j’ai remis les papiers, évidemment les gens qui travaillaient
là-bas étaient mes anciens étudiants, [inaudible enregistrement embrouillé] je dis mais toi je te connais. Il dit: oui j’étais ton étudiant. Ah bon tu travailles maintenant ici? Oui tu m’as fait échoué [rit]. Alors là, j’ai compris que c’était foutu, je n’avais vraiment aucune chance. Finalement deux semaines après j’ai eu le passeport, j’ai jamais compris [rit] qu’est ce qui s’est passé. J’ai sauté dans l’avion et je suis venu ici. >> J.B.G. : Ça a été providentiel, en tout cas votre voyage à Kinshasa? >> E.B. : Tout à fait. En passant, deux de mes camarades qui étaient restés au pays
pour traiter leurs dossiers justement n’ont pas pu venir malheureusement. Ils se sont
fait trop voir. Moi je pense que c’est pour ça. >> J.B.G. : Vous avez étés chanceux, alors vous venez, vous arrivez ici, comment s’est
passée l’adaptation? >> E.B. : Oh ça s’est très bien passé. Je pense mon expérience en Belgique puis
le fait que j’avais beaucoup voyagé avant ça a été très facile. Je suis arrivé
à l’aéroport [inaudible enregistrement embrouillé] j’ai consulté la liste des logements à louer, il y avait des logements à louer à la semaine, j’ai téléphoné
[inaudible enregistrement embrouillé] tout de suite dans l’appartement et je suis allé
à côté chez Provigo tout de suite, j’ai fait mon marché et le soir on a fait le repas
à la maison ; je n’ai pas passé une seule nuit à l’hôtel et toute la semaine qui
a suivi j’ai pris le temps pour chercher un appartement qui était moins dispendieux et une semaine après j’étais à l’Université, à l’UQAM où j’ai commencé mes études
de doctorat. Une adaptation très rapide sans aucun problème. >> J.B.G. : Dans quelle université? >> E.B. : À l’université du Québec à Montréal. >> J.B.G. : J’imagine qu’en arrivant ici vous avez rencontré aussi quelques rwandais ou…la communauté rwandaise [inaudible, enregistrement embrouillé]. Comment ça s’est passé? >> E.B. : Je ne me souviens pas…il n’y avait pas beaucoup de rwandais à l’époque. Ceux qui sont venus c’était mes anciens étudiants qui étaient boursiers. Il y a
eu beaucoup de mes anciens étudiants qui étaient boursiers qui sont venus. Mais parce que c’était mes anciens étudiants, le rapport d’âge et de statut était tel que
je me sentais bien à l’aise de fréquenter les jeunes que j’avais enseignés. Donc
moi j’étais dans ma famille avec mes enfants. Encore une fois, tout comme j’étais en
Belgique, j’ai toujours évité de fréquenter des compatriotes [inaudible, enregistrement
embrouillé] tout simplement. J’ai commencé plutôt à me lier d’amitié avec mes camarades
d’université donc pour agrandir mon réseau social mais plus du côté des québécois
que des rwandais. >> J.B.G. : Donc ça fait combien de temps maintenant que vous êtes ici? >> E.B. : Ça fait 31 ans. >> J.B.G. : 31 ans que vous êtes québécois.
>> E.B. : Oui [sourit]. >> J.B.G. : J’imagine qu’à un certain moment vous avez fini les études, est-ce
que vous avez commencé à travailler? Comment ça s’est passé pour obtenir un emploi après les études? >> E.B. : C’était une époque qui était très difficile mais en même temps j’ai toujours eu beaucoup de chance dans ma vie. Peut-être que je suis né sous une bonne étoile. Un de mes anciens copains, collègue à l’Université Nationale du Rwanda, on
est entré en même temps ici et il était directeur de programme à l’Université
de Montréal. Comme on avait enseigné ensemble, à un moment donné il recrutait des chargés de cours, il savait les cours que je donnais et que j’avais les aptitudes pour ça, donc il m’a engagé comme chargé de cours à l’Université de Montréal à peine trois mois après mon arrivée. Donc j’ai commencé à enseigner comme chargé de cours à l’Université
de Montréal. Aussi, une fois j’ai été invité à Ottawa à l’ACDI dans des sessions
de pré-départ. Quand les coopérants partaient en Afrique, on donnait des formations pour
les préparer pour partir, connaître le pays, connaitre les coutumes etc. Donc on faisait
appel à des personnes ressources. On n’était pas nombreux à l’époque, beaucoup de personnes
ressources venants d’Afrique et il y avait encore beaucoup de coopérants qui partaient au Rwanda à l’époque. Donc on a téléphoné à l’Université, on apprit qu’il avait
un rwandais, on cherchait une personne ressource pour les coopérants qui allaient au Rwanda
et j’ai obtenu comme ça un petit contrat pour venir jaser avec les gens. Il n’y avait
pas de préparation particulière. C’était de leur parler du système politique, du système
social, religieux, éducationnel etc. Mais la personne qui gérait le programme à l’ACDI à ce moment-là a vu que j’avais beaucoup de ressources, que j’avais beaucoup d’expérience
et finalement il m’a proposé, pas comme personne ressource pour préparer les coopérants
mais vraiment pour donner des ateliers de formation pré-départ. Donc là il y avait déjà une petite équipe de personnes ressources qui préparait les ateliers à l’intention des personnes qui partaient à l’étranger. Alors à cause de mon background en psychologie,
en anthropologie, on m’a pris comme personne ressource à ce moment-là à l’ACDI. Donc
j’ai commencé à travailler l’ACDI. J’avais au moins un contrat une fois par mois parce
qu’il y avait des sessions de pré-départ régulièrement des coopérants qui partaient ; donc une fois par mois j’avais au moins une session pré-départ et c’était très bien payé. Plus tard quand on a coupé ma bourse, pour des raisons politiques, la seule
journée où je travaillais à l’époque à l’ACDI c’était suffisant pour payer
mon loyer et pour payer à manger, modestement quand même mais j’ai jamais eu le moindre
problème pour payer mon loyer ou bien pour manger. À cause d’une seule journée de travail je faisais bien mon travail, j’étais très estimé, j’avais de très bonnes évaluations, donc j’ai gardé ce petit emploi pendant des années. >> J.B.G. : Vous dites qu’on a coupé votre bourse pour des raisons politiques? >> E.B. : Parce que j’étais très critique, particulièrement à un moment donné je pense
que ça a débordé. L’ambassade nous a convoqués à Ottawa parce qu’ils avaient
l’intention de former les cellules. Une cellule…comme les cellules au Rwanda les cellules politiques ici au Canada. Donc on nous a convoqués à Ottawa, tous les étudiants,
réunion importante à laquelle devaient y être obligatoirement tous les étudiants parce que si tu n’y vas pas alors que c’est le Rwanda qui paie quasiment ta bourse, enfin
pas le Rwanda qui paie ta bourse mais qui a négocié ta bourse, c’était très mal vu. Donc je suis parti. Je ne savais pas véritablement de quoi ça allait être et l’ambassadeur
a commencé à nous dire qu’on va former des cellules, la cellule politique ici, la
cellule du [inaudible, enregistrement embrouillé] et c’est pour ça qu’on nous a convoqués
donc [inaudible, enregistrement embrouillé] etc. et moi j’ai dit non il n’en est pas
question. C’est une aberration. Alors je me suis fortement opposé au cours de cette
réunion. Alors j’ai donné mes raisons, j’ai dit : « écoutez, on a déjà trop de problèmes, on a déjà trop de tensions entre nous les rwandais. On ne parle pas déjà ici. Mais en même temps on a la chance d’être à l’étranger de dire ce qu’on veut au
moins pour une fois. Et puis certains d’entre nous sont dans les sciences politiques, d’autres sont en psychologie, d’autres sont en sociologie, ils sont dans des disciplines ou on leur demande d’être authentiques, de dire ce qu’ils pensent et maintenant vous nous amenez cette histoire de cellule qui va [inaudible, enregistrement embrouillé]. » En tout cas je dis : « moi
personnellement je suis totalement contre ça et je trouve que c’est abrutissant, je trouve que ce n’est pas une chose surtout à imposer aux étudiants qui sont à l’étranger. Ceux qui le voudront quand ils vont partir au pays, libre à eux d’adhérer au MRND, de porter les chemises du mouvement etc. de porter les petites médailles qu’on commençait déjà à distribuer mais ici je trouve que ce n’est pas rendre service aux étudiants. »
Ce qui est arrivé à ce moment-là les gens avaient tellement peur de s’approcher de
moi, durant le dîner à ce moment-là qu’on nous a servi, je ne me souviens pas à quel
hôtel, il y a personne qui a osé s’approcher de moi. Les gens m’évitaient. C’était comme pour dire, mais ce type-là il est dangereux. Mais il est fou. Mais on nous voit à côté
de lui ils vont penser que nous partageons les mêmes vues et les mêmes idées que lui ;
comme par hasard quand le ministre de l’enseignement est venu six mois après j’ai appris que
ma bourse avait été coupée. Pourquoi? L’ambassadeur m’a expliqué que j’étais orgueilleux. Quand on dit que…quand on dit d’un rwandais qu’il est orgueilleux c’est vraiment dire
que c’est un 01 :16 :40 insolant, c’est un ingrat, c’est quelqu’un qui est méprisant, donc ça comprend toute
cette idée-là. Alors le ministre m’a bel et bien dit qu’il y avait des mauvais rapports
contre moi, que j’étais quelqu’un qui avait un mauvais esprit, que j’étais un mauvais citoyen, que je suis ingrat envers le pays qui m’a donné la chance de venir
ici et que par conséquent on met fin à ma bourse et moi j’ai dit au ministre, j’ai
dit : « écoutez, oui vous m’avez payé la bourse, c’est moi qui va à la bibliothèque.
Moi je travaille, moi j’étudie et ce que j’ai dit à l’ambassade, j’ai exprimé
ma pensée. » Le ministre que je connaissais bien parce que c’était un ancien copain
d’études en Belgique, on s’était connu là-bas aussi, j’ai dit écoutez, il s’appelait
Charles je dis : « Charles, je m’excuse faites votre devoir moi je fais le mien. Vous
pouvez me couper votre bourse » ; ça m’importait peu. En fait ça faisait mon affaire qu’on coupe la bourse. Pourquoi ça faisait mon affaire, parce que j’étais à ce moment-là
divorcé et ma femme avait déjà obtenu un statut de réfugiée ici avec les enfants.
Elle avait obtenu ce statut pendant que j’étais parti au Rwanda faire mes recherches de terrain. Donc quand je suis rentré ici, j’ai appris que j’étais séparé, que mes enfants avaient déjà un statut spécial et moi comme un ancien boursier de l’ACDI, il fallait absolument
après mes études repartir au pays. Mais comme on m’avait coupé la bourse, moi j’ai
considéré que je n’avais plus d’attaches avec le pays. Le pays m’avait renié, on m’avait mis à l’index et par conséquent je n’avais plus rien à faire avec le pays.
Donc je suis resté là, quasiment dans le vide. Une chance que j’avais les charges
de cours que j’avais, que je donnais, à l’Université de Montréal, par après à l’UQAM finalement parce que j’enseignais bien et puis je maîtrisais bien la matière
et l’ACDI je faisais de bonnes évaluations. Donc l’ACDI me coupe la bourse mais en même temps un autre département de l’ACDI m’engage [rit]. Heureusement qu’ils ne communiquent pas ensemble, tous ces services. Donc finalement j’ai pu continuer à travailler comme ça
jusqu’à ce que je dépose ma thèse et quand j’ai déposé ma thèse, j’ai obtenu
un emploi tout de suite après quasiment. >> J.B.G. : Plusieurs choses qui sont arrivées presque en même temps, la séparation, couper la bourse et puis et j’imagine que c’est là que vous avez décidé de dire moi je reste ici, je vais faire ma vie ici au Canada? >> E.B. : Oui, moi je n’avais pas de choix parce que la situation, comme ça arrive dans beaucoup de cas de divorce évidemment, les rapports étaient très tendus avec mon ex,
la communication était vraiment, très mauvaise. Elle avait obtenu le statut de réfugiée
au moment où j’étais à l’extérieur et je ne sais pas en fait qu’est qu’elle
a dit de moi au bureau de l’immigration. Tout est-il que quand j’ai quitté pour
le Rwanda j’avais un petit dossier comme ça [geste de petit avec sa main] à l’immigration et quand je suis revenu j’avais un dossier comme ça [geste de grand avec ses mains]. Chaque fois que j’allais à l’immigration, quand on voyait mon nom on me renvoyait. On
attendait que je dépose ma thèse tout simplement pour être chassé du Canada. Quand j’ai
vu ça, je dis mais je ne vais pas déposer cette thèse. Alors je la laissais traîner.
Le problème, il fallait que…pour renouveler mon statut d’étudiant il fallait qu’à chaque année que j’aie suffisamment d’argent pour vivre pendant un an pour qu’on puisse me prolonger le contrat. Et à cause de ce petit emploi que j’avais à l’ACDI, j’avais
réussi à économiser, à mettre sur mon compte un certain montant d’argent et chaque fois j’avais fait un placement à la banque et je montrais la photocopie que j’ai de l’argent placé à la banque. Donc ils n’avaient pas de choix que de renouveler mon visa. Donc
j’ai commencé les démarches d’immigration. À l’époque il fallait sortir, je pense que même actuellement c’est la même chose, il fallait demander le statut d’immigrant en sortant du Canada. Donc je suis allé à New York. Le dossier n’avançait pas. Chaque
fois on me disait il y a quelque chose qui bloque à Montréal. Et puis je venais à Montréal, personne ne voulait me regarder à l’immigration. Et là j’étais vraiment
découragé, là je suis tombé véritablement en dépression. Je ne comprenais pas qu’est
ce qui se passait. Puis par chance un de mes anciens collègues encore canadien de l’Université
Nationale du Rwanda à qui je racontais mes déboires, il m’a dit qu’il connaissait
un de ses amis qui travaillait à l’immigration. Il m’a donné une petite note, je suis allé
voir cette personne à l’immigration du Québec. La personne m’a bien reçu et m’a
donné une petite note et m’a dit : « va au consulat québécois à New York, à la
délégation québécoise à New York, tu vas voir le responsable avec cette note, on
va essayer de débloquer ton dossier. » Je suis allé là-bas, puis les choses se sont débloquées comme ça, en moins d’un an j’ai finalement eu le fameux papier [sourit]
d’immigrant reçu. Et quand je l’ai obtenu je me souviens c’était le 17 décembre
quand je suis allé chercher ça à New York, j’ai obtenu ça. Quand je suis arrivé là
j’ai rédigé les dernières conclusions de ma thèse et je l’ai déposée. Enfin j’étais sauf. >> J.B.G. : Ca été une longue démarche, beaucoup d’émotions, beaucoup de choses. >> E.B. : Oui tout à fait. >> J.B.G. :Peux-tu nous dire depuis ce moment-là vous avez commencé à travailler de façon régulière? >> E.B. : Oui à ce moment-là à l’ACDI ils voulaient m’engager comme j’avais
une longue…beaucoup d’expérience, ils voulaient m’engager [inaudible, enregistrement embrouillé], d’ailleurs à l’époque mais c’était un travail…même si j’aimais le travail comme tel, mais je me voyais devenir fonctionnaire et puis faire des choses qui
ne correspondaient pas à ce que j’ai…je me suis dit : « mais le doctorat que j’ai fait, je l’ai pas fait juste pour devenir fonctionnaire, pour gérer des projets de
développement alors que ce n’est pas mon expertise » et j’ai hésité. Alors ils me pressaient, ils me disaient : « il faut que tu signes le contrat pour qu’on puisse t’engager » et là je disais : « donnez-moi encore trois semaines. » On m’a donné trois semaines, je réfléchissais. « Trois semaines sont passées, est-ce que
tu signe ou pas? » Je dis : « donnez-moi encore trois semaines » et ils m’ont donné encore trois semaines. Finalement ils ont réalisé que ça ne m’intéressait pas. Pourquoi je faisais ça? Parce que j’avais vu que à l’Université du Québec à Trois-Rivières
on affichait un poste de professeur dans mon domaine. Alors j’ai dit : « je vais tenter
ma chance. » J’étais vraiment naïf, je croyais que le fait de voir un poste dans
un journal, que je vais appliquer et que je vais…je devais l’avoir. Mais tout est-il que je me suis accroché à ça et le moment que mon dossier soit reçu à Trois-Rivières, à l’ACDI ils étaient impatients, ils ne voulaient plus attendre, ils m’ont dit : « écoute, on voit que tu ne veux pas le poste donc on va le donner à quelqu’un
d’autre. » J’ai dit : « ok, donnez à quelqu’un d’autre. » Donc moi je me suis cramponné à cette petite chance, peut-être à Trois-Rivières, je pourrais obtenir le poste. Finalement j’ai été convoqué à l’entrevue à Trois-Rivières. Dans les années 80 les universités n’engageaient pas. Il y avait vraiment très peu d’engagement et j’ai appris qu’on était 15 candidats à ce poste. Qu’est ce qui s’est passé c’est moi qui eut le poste [air surpris]. Le poste était payé moitié moins cher que
ce qu’on me payait à l’ACDI. Ça je le savais parce que j’avais vu les conditions. Mais j’étais tellement content de dire enfin je suis dans mon domaine, au moins parce que gagner beaucoup d’argent comme fonctionnaire mais faire quelque chose que je n’aimais
pas, non ça ne m’aurait pas du tout fait plaisir, d’autant plus que je connaissais beaucoup de fonctionnaires, beaucoup de copains à l’ACDI avec qui j’allais prendre une bière, avec qui je bavardais et beaucoup avaient une vie personnelle très problématique.
Il y avait des problèmes personnels assez considérables et je ne voulais pas finir comme ça. Je voulais vraiment faire une carrière comme j’ai toujours aimé. J’ai toujours
aimé l’enseignement et la recherche donc j’étais vraiment très content. Être reçu à Trois-Rivières pour moi c’était quasiment une bénédiction. >> J.B.G. : C’est là que vous êtes depuis ce moment-là jusqu’à maintenant? >> E.B. : Oui. >> J.B.G. : Parlez de…je ne sais pas si je vais dire les déboires mais tout le processus
que vous avez fait pour obtenir ce fameux statut d’immigrant reçu, j’imagine que
ici à Montréal ou au Québec il y a beaucoup de personnes qui se trouvent souvent dans
cette situation et vous comme psychologue j’imagine que vous avez rencontré quelques
personne, je ne sais pas mais j’imagine que vous êtes la bonne …, bien placé pour
pouvoir aider les personnes qui vivent des situations comme celle-là? >> E.B. : En tout cas, sûr et certain que moi je suis tout à fait disponible ; d’ailleurs à plusieurs occasions quand les gens avaient des difficultés j’étais disponible pour les aider, pour les encourager à passer à travers, pour les aider à passer à travers
ce processus pour surtout leur dire : « ne vous découragez pas », en particulier une chose que je dis toujours aux immigrants, je leurs dis : « c’est sûr que quand on immigre, c’est qu’il y a des raisons. C’est qu’on quitte des conditions qui
sont beaucoup plus difficiles et quand on arrive ici, ce n’est pas évident que ça soit également facile. Mais même si c’est difficile, je dis toujours pensez à vos enfants.
Pensez à la prochaine génération. » Moi je vois toujours la première génération comme une génération qui doit se sacrifier pour les générations futures. Tant mieux si dans certains cas comme dans mon cas, de façon exceptionnelle on peut avoir de la
chance et avoir un emploi dans son propre domaine mais je dis aux gens : « ne vous attendez pas nécessairement à avoir un emploi dans votre domaine. Ça pourrait être difficile. Même si ce n’est pas le cas, si vous n’avez pas un emploi dans votre domaine, ne désespérez pas, pensez à vos enfants parce que vos enfants, si vous les aidez, si vous êtes forts, si
vous ne vous découragez pas ils auront beaucoup de chance d’avoir quelque chose qui leur convient. » Et je pense que moi c’est le message que je pourrais véritablement envoyer. Je sais, il y a des gens qui sont médecins, qui sont des ingénieurs et qui doivent travailler dans un dépanneur, qui doivent travailler comme chauffeur de taxi mais l’important c’est de se dire : je fais ça pour mes enfants. Au moins je suis
dans un pays libre parce que vous pouvez être dans votre pays…on a fait une vaste recherche
au début des années 90 auprès des adolescents qui viennent de différents pays et je me
souviens une des entrevues que nous avons faites, c’était un monsieur qui était…qui fut recteur dans son université. Une université du moyen orient. Il était recteur d’une
université et qu’est-ce qu’il faisait comme travail, il travaillait dans un dépanneur.
Mais c’était resté le même gentleman, le même bonhomme. Le fait qu’il travaillait
dans un dépanneur ce n’était pas ça le problème. Il disait : « je suis dans un
monde libre et je travaille pour mes enfants. Je gagne ma vie honorablement. » Il racontait la vie qu’il menait dans son pays comme recteur, c’était épouvantable, de devoir
toujours se courber devant la police, l’agent du service des renseignements et puis à tout
moment penser que tu peux connaître des problèmes de tout genre. Il était dans un monde libre
et je pense c’est la même chose…j’espère évidemment que la société d’accueil va faire un effort pour intégrer vraiment les immigrants parce que d’un côté on fait venir beaucoup d’immigrants ici, des milliers, chaque année mais d’un autre coté on ne
fait pas vraiment beaucoup d’efforts pour les intégrer alors que les immigrants sont
parmi les gens les plus scolarisés au Québec. Ça c’est une honte je trouve c’est vraiment
dommage parce qu’il y a beaucoup de ressources. >> J.B.G. : Et puis depuis que vous êtes au Québec, ça fait longtemps évidemment
que vous avez quitté le pays même si vous êtes retourné l’année passée. Depuis que vous avez quitté le pays il s’est passé beaucoup de choses dans votre pays d’origine qui est le Rwanda, il y a eu la guerre puis après il y a eu un génocide puis après il y a eu [inaudible]. J’imagine que même à distance vous viviez des choses par rapport à ces événements, je ne sais pas si vous pouvez partager ce que vous avez vécu à
ce moment-là 01 :32 :43 >> E.B. : Oui c’est…c’est sûr que la tragédie et le drame et le génocide qu’a
connu notre pays a ébranlé non seulement tout rwandais, tout bon citoyen rwandais mais
également tout autre citoyen du monde parce qu’un génocide quand même comme on dit
c’est un crime contre l’humanité, c’est quelque chose qui frappe l’intégrité psychologique
de tout individu parce que c’est un acte qui est totalement barbare. Je pourrais revenir
en arrière en fait pour dire que ce qui est arrivé, le génocide en particulier, parce
que tu mentionnes la guerre, oui il y a eu la guerre en 1990. D’ailleurs quand la guerre
a éclaté en 1990, mon père venait de mourir trois semaines auparavant. Mon père est mort
début septembre et quand j’ai appris ça je venais de commencer la session. J’ai
dit : « j’irais visiter ma mère en décembre parce que maintenant de toute façon, le temps
de me préparer, le corps sera enterré et puis je commence la session ça servirait
à rien mais j’irais donc en décembre. » Puis finalement je n’ai pas pu y aller en décembre parce qu’au mois d’octobre la guerre a commencé. Le FPR a attaqué et donc je n’ai pas pu aller au Rwanda à ce moment-là. Alors la guerre évidemment a continué puis
à moment donné j’ai pris peur. Mes petits enfants qui n’avaient pas vu leurs grands-parents,
ils étaient en train de grandir et moi je me suis dit : « qu’est-ce qui pourrait
arriver avec cette guerre si elle s’éternise. » C’est à ce moment-là que je me suis dit je vais faire venir ma mère pour qu’elle voit ses petits-enfants parce qu’on ne sait jamais ce qui pourrait arriver. En fait le projet, j’avais déjà eu quand j’ai eu le poste à Trois-Rivières, j’avais déjà eu le projet de faire venir mes deux parents. Tous les deux ensemble en me disant : « c’est le beau cadeau que je pourrais leur donner pour les études qu’ils m’ont payées. Je vais leur faire voir également le pays. » Et moi comme j’ai quand même aussi une formation en anthropologie, je voulais en même temps faire comme une petite recherche. Je voulais voir les impressions qu’ils ont de ce pays. Je voulais les faire marcher, voyager, faire visiter les villes etc. et
juste les entendre commenter, voir vraiment quelqu’un qui sort de son village natal,
qui n’a jamais vécu en ville et qui est propulsé dans une ville comme Montréal.
Donc ça c’était le projet que j’avais. Finalement il n’a pas pu se concrétiser parce que mon père est mort mais là j’ai fait venir ma mère tout de suite parce que j’ai dit : « non il n’est pas question qu’elle puisse mourir sans voir ses petits-enfants, sans que les petits enfants puissent la voir. » Alors ma mère est venue, elle a vu ses petits-enfants
puis je l’ai promenée. On est allé même aux États-Unis visiter un ami qui était
là-bas dans l’état de New York et puis finalement ma mère est retournée au pays.
Deux ans après, ma mère est morte en 1992. Ma mère est morte en 1992 et quand j’ai
téléphoné au Rwanda, les amis m’ont dit : « écoute toi tu restes là où tu es. On
ne veut pas d’un autre cadavre » parce qu’on commençait à tuer les gens à ce
moment-là de façon sporadique. Il y avait des gens qu’on tuait à gauche à droite,
les opposants politiques et mes amis qui connaissaient plus ou moins mon histoire avec le régime,
même si je n’ai jamais affiché officiellement que j’étais un opposant politique, j’ai jamais porté la pancarte Habyarimana etc., les gens quand même savaient mes positions là-dessus. Donc les gens m’ont dit : « écoute, tu restes là, on s’occupe de ta mère,
on fait les rituels qu’il faut et puis tu viendras voir tes petites sœurs après la
guerre si jamais la guerre se termine » ; et malheureusement ce qui est arrivé est arrivé, par après, la tragédie qui s’est abattue sur notre pays. Mais déjà le fait
que je ne pouvais pas aller voir mère, ça pour moi, qui venait de mourir…son enfant…ma
mère m’avait beaucoup aimé, gâté, je n’étais pas parti non plus rendre les dernières
rituelles à mon père puis là je me disais mes parents ils meurent, je suis à l’extérieur
c’est vraiment bizarre. Je trouvais cette situation vraiment injuste. En même temps je mesurais le danger évidemment de partir au Rwanda à ce moment-là. Je me suis dit :
« ça serait trop dangereux. » Je trouvais ça vraiment très difficile. J’ai vécu
ça vraiment très difficilement de voir tout ce que mes parents ont fait pour moi et que je ne pouvais pas faire les dernières rituelles pour les accompagner. Quand le génocide est
arrivé, je dois te dire que moi j’ai toujours pensé, voyant le régime de Habyarimana,
j’ai toujours pensé qu’il devait…il va y avoir des représailles, des assassinats
systématiques continuels. Ça ne me surprenait pas. Je n’ai jamais pu penser que le génocide
pouvait avoir lieu. En fait je pense que beaucoup d’autres personnes aussi, en commençant
par les tutsi, je pense qu’il n’y a personne qui aurait jamais imaginé une telle chose
si non les gens auraient quitté le pays parce que je me souviens même alors que les massacres
avaient commencés à Kigali, j’ai téléphoné à quelques amis qui étaient à Butare, je leur ai dit : « écoutez, venez, il est temps de sortir du pays. Ça va mal. En tout
cas les nouvelles que nous avons à l’étranger nous disent que ça ne va pas. » Les gens disent : « oh non ce n’est pas grave, ici à Butare tout est tranquille en tout cas, tout est sous contrôle, nous avons un bon préfet qui gère bien les choses, ne t’inquiète pas etc. » C’était vraiment une chose qui nous a surpris. Mais en même
temps quand je regardais en arrière, ce n’était pas si surprenant que ça. Je reviens en arrière
en 1960, j’ai 9-10 ans. Mon enseignant était tutsi et quand on était en train de brûler
les maisons sur les collines en face de Bunyambiriri, je me souviens, j’ai couru, j’ai dit à
mon enseignant : « j’ai peur. Regardez, on est en train de brûler les maisons partout »
et puis on commençait à brûler les maisons également, près de l’école. J’ai dit :
« j’ai peur, qu’est-ce qu’on va devenir » et il m’a dit : « n’aie pas peur,
ce ne te regarde pas, rien ne va t’arriver, tranquillise-toi. » Umubyeyi vraiment, un
bon parent. Il savait que son tour était proche et en même temps il avait encore la
gentillesse de calmer un enfant qui avait peur. Quelques semaines après, ils sont venus,
ils ont détruit sa maison, ils ont massacrés beaucoup de membre de sa famille. Il s’en
est échappé de justesse mais on a tué sa sœur et on a tué sa petite sœur qui était
dans la même classe que moi. Les souvenirs que je me souviens de cette époque…je me
souviens c’était pendant la saison de pluie. Ça devait être au mois d’avril-mai. Les
images que je me souviens à l’âge de 9-10 ans, ça devait être au mois d’avril où il y avait vraiment des massacres. Moi j’étais chez ma grand-mère. C’était un endroit
où il n’y avait pas de tutsi là où j’habitais chez ma grand-mère. C’était seulement des hutu. Par après évidemment j’ai su…bon c’est des choses que j’ai pu savoir par
après, il y avait pas de tutsi c’était seulement des hutu. Donc il n’y a pas eu de maisons brûlées près de chez moi parce que c’était des hutu entre eux mais je voyais comme au lointain des troupes, des gens avec des lances, avec des flèches. Puis
je voyais le feu sur les collines avoisinantes. Puis ma grand-mère m’avait dit : toi, tu ne bouges pas tu restes ici parce que c’est la guerre. Mais un enfant de 10 ans, essaie
de retenir un enfant de 10 ans qui est aussi curieux. J’étais un enfant très curieux. J’avais peur mais en même temps j’étais curieux. Puis je pense qu’elle m’avait
demandé, à un moment donné, d’aller chercher du bois ou d’aller acheter du sel, je ne
sais pas, mais tout est-il que j’ai accouru au petit centre de négoce qui était peut-être
à 10 minutes à pied de chez moi en haut de la colline et c’est à ce moment-là que j’ai vu des troupes, des colonnes et des colonnes de tutsi qu’on allait jeter
dans la rivière Rukarara. J’étais enfui derrière la maison, derrière une boutique
et l’image que j’ai c’est de voir une de mes tantes sortir de sa maison, a couru
vers une femme qui tenait la main d’une petite fille. C’était vraisemblablement
une amie à elle, elle l’a embrassée les deux femmes se sont embrassées et ma tante
lui a dit murabeho rero [au revoir]. Elle a eu ce courage, la seule qui eut le courage
d’aller embrasser une amie dont l’issue était véritablement fatale et elle s’en rendait compte. Donc j’ai été témoin de cette scène et je voyais des vieillards,
des femmes, des enfants très calmes, qui ne disaient rien, qui étaient comme dans
une procession religieuse et les gens qu’on allait jeter dans la rivière. Donc je suis retourné à la maison et ça c’est une image…1960…image que j’ai toujours gardée
de cette époque-là. Tout ce monde-là a péri. On racontait quelques cas d’enfants
qui ont pu se sauver. Certains en nageant, d’autres tout simplement par chance qui
s’accrochaient à un roseau au milieu de la rivière mais la plupart de ces personnes
sont mortes. C’est une scène qui traumatise un enfant de 10 ans. En tout cas moi, je parle
pour moi, c’est une scène qui m’a beaucoup traumatisé. Là je me souviens plus tout
à fait de l’époque mais je pense que c’était après les vacances, à un moment donné, après les vacances de Noël en 1961, il y a eu d’autres massacres en 1961 et certains
de mes camarades ont dû fuir ainsi que l’un de mes enseignants. Ils ont fui à la paroisse
de Cyanika. Ils se sont 01 :44 :12 réfugiés là-bas. Donc ils sont restés dans l’église pendant des semaines et des semaines. Ils faisaient même leurs besoins à l’intérieur parce que c’était le
massacre s’ils sortaient à l’extérieur. C’est des gens qui ont étés protégés par un prêtre missionnaire Père blanc qui s’appelle De Jamblinne qui a vraiment sauvé
beaucoup de gens à Cyanika en 1960. Je me souviens un de mes camarades, je pense qu’on
était en cinquième primaire, je me souviens de lui après je pense 3 semaines ou un mois, il sortait maintenant de cette église et il est revenu encore suivre les cours avec
moi et c’était un sentiment de honte. Moi de voir mes camarades tutsi qui ont vécu
pendant trois semaines, un mois ou plus dont [ ?] je me souviens pas tout à fait, dans
cette église, je ne savais pas quoi dire. On ne se disait absolument rien. On a continué
à suivre les cours ensemble, par après on est allé à l’école secondaire au Groupe Scolaire, même chose. On apprenait que tel jeune on a massacré les membres de sa famille. Il est rescapé, il a peut-être un frère ou une sœur mais on nous disait absolument
rien. J’ai étudié à l’école secondaire, on a jamais, ni les Frères à l’époque
ni aucun professeur, c’était comme tabou, on ne parlait pas de ce qui s’est passé
dans le pays. C’est totalement étrange. >> J.B.G. : Et pourtant ce n’était pas la matière qui manquait! >> E.B. : Ça ne manquait pas. C’est de voir tout un tabou qui entoure ça. Donc on
jouait avec les camarades, on jouait ensemble et un de mes camarades avait une grande cicatrice
sur le bras et j’avais appris qu’on l’avait jeté dans le feu. Il avait complètement
brûlé le bras. Je n’ai jamais pu poser la question. Aucun de mes camarades hutu ne
lui a jamais posé la question. S’il a parlé de cette histoire c’est vraisemblablement
à quelques amis tutsi. Donc on étudiait ensemble dans la même classe, peut-être moitié, moitié hutu et tutsi mais c’était tabou. On a jamais parlé ni de 1960 ni de 1961 ni de 1963. Tabou à l’école. Moi j’avais beaucoup de camarades. Plus tard
j’ai su que c’était des tutsi parce que en 1994 ils ont été tués. Certains je pouvais
bien deviner que c’était des tutsi le fait qu’on était des amis, ce n’était pas
l’ethnie qui me préoccupait d’autant plus que je ne venais pas d’une de ces grandes
familles hutu très puissantes. Moi je venais d’une famille hutu qui était très effacée,
très pauvre. [nta maboko], faible véritablement. Donc je dirais que même ma tendance était
plus de m’allier à aussi faible que moi plutôt que puissant. Donc manifestement il
y a quelque chose qui m’attirait plus, qui m’emmenait à avoir plus d’affinité avec quelques étudiants tutsi que hutu. En tout cas quand je voyais les hutu très militants
qui affichaient le hutu ça me faisait peur parce que moi je sentais évidemment que c’était
vraiment des gens de qui véritablement se méfier. Donc 1960 est pour moi…quand le
génocide est arrivé en 1994, j’ai repensé à ces années en fait. Je n’ai jamais oublié
ces années que [quand ?] j’étais jeune. Ça m’est toujours resté en mémoire comme
une empreinte et 1994 que je suivais à la télévision, dans les journaux comme beaucoup
de rwandais, ma femme était enceinte au mois d’avril 1994 elle avait sept mois. Je voyais
sa grosse bedaine comme ça et je lisais les histoires d’horreur qui se passaient au
Rwanda. Des femmes enceintes qu’on éventrait et je regardais ma femme, je lisais ces histoires-là,
je me disais : ce n’est pas possible et moi qui a toujours été croyant, ma foi m’a
abandonné. Je me disais comment est-ce que Dieu peut véritablement permettre des choses
comme ça. J’ai provoqué beaucoup de gens d’église autour du génocide rwandais. Je dis provoquer parce que je leurs disais comment peut-on expliquer la présence de
Dieu avec des choses comme ça. Comment peut-il sacrifier les gens comme ça et même par après je demandais aux rescapés qui avaient la foi, qui allaient à l’église, qui priaient.
C’est une question que je leur posais souvent ; je dis d’où vous vient la foi? Est-ce que
ça ne vous arrive pas d’être abandonnés par cette foi? De vous demander mais pourquoi
Dieu a pu permettre des choses comme ça. Que des familles entières puissent être démolies, démembrées. Qu’est ce qui s’est passé? C’est des questions, des interrogations
…il y a jamais de réponse à ça. Je pense que la foi…Dieu c’est véritablement un
01 :53 :28 mystère mais c’est des questionnements qui m’ont hantés, même encore aujourd’hui. Mon garçon qui allait naître, tel que ça
se fait dans la tradition rwandaise, je me suis dit quel nom je vais donner à cet enfant?
Je lui ai trouvé un nom, je l’ai appelé Uzaribara. C’est lui qui va raconter l’histoire.
Sa mère est québécoise mais il a cette double identité, rwandaise-québécoise.
Il a actuellement 17 ans comme tous les enfants qui sont nés pendant le génocide et il est
fier de son nom. On est allé au Rwanda ensemble l’année passée. Donc on lui demandait
son nom et…Habimana et il ajoutait Uzaribara. Les gens disaient : qu’est-ce que ça veut dire Uzaribara? C’est lui qui va raconter l’histoire. Évidemment le génocide il n’a pas vraiment…d’un côté il n’a pas connu ça parce que il était dans le ventre de sa mère. Mais d’un autre côté le génocide,… Il connaît le génocide
à entendre son père parler du génocide presque tous les jours. Même il me disait :
« tu vis dans le génocide » parce que quand je parle de mes recherches, quand je parle de mes publications, quand je parle…depuis 1994 je ne fais mes recherches que sur le
génocide évidemment. J’ai abandonné les autres axes de recherche que je faisais pour me consacrer essentiellement sur le génocide.
>> J.B.G. : Emmanuel, en visitant cette histoire de 1960, 1994 puis maintenant, c’est quoi
l’émotion qui vous habite. >> E.B. : L’émotion qui m’habite…ce n’est pas la tristesse. C’est plus fort que la tristesse. J’ai passé à travers beaucoup d’émotions. Bien sûr il y a le
découragement concernant l’espèce humaine, il y a ce sentiment d’abandon, il y a ce
questionnement incompréhensible. Mais il y a eu pendant plusieurs années un poids
lourd. Un sentiment de honte. De honte d’être hutu. Je dois vous dire qu’au début quand
je suis arrivé ici en 1980, les gens me demandaient : « d’où viens-tu? » Je disais : « je
viens du Rwanda » et souvent les gens disaient : Rwanda? [expression d’ignorance] en pensant à l’Angola. Le Rwanda était un pays inconnu. Personne ne parlait du Rwanda. Alors il fallait souvent expliquer, bon c’est petit, c’est en Afrique centrale et les gens disaient ah Rwanda, Burundi c’est là où il y a des hutu et des tutsi. Es-tu hutu ou tutsi? C’est la question que les gens souvent me posaient. Évidemment à ce moment-là je disais c’est de la foutaise [geste d’ignorer la question avec sa main]. C’est beaucoup plus complexe
que ça. Je ne répondais jamais à la question à ça, ou que je suis hutu ou tutsi parce
que j’ai jamais eu un sentiment d’être hutu. Moi je n’ai jamais porté cette identité
et le fait aussi d’avoir, à l’étranger quand j’étais en Belgique, vécu plus dans le milieu des congolais, fréquenté, épousé une congolaise, fréquenté les congolais,
j’avais plus une identité d’africain. J’étais avec des intellectuels très militants,
africanistes où on discutait des problèmes postcoloniaux, des problèmes de décolonisation ;
c’était plus ça cette identité que j’avais. L’identité d’être noir, de vivre en Belgique où on discriminait les noirs et de sentir que les noirs…que tu viens d’Angola,
que tu viens du Sénégal, de n’importe où, tu es noir d’abord. Mais quand le génocide
est arrivé, là on me posait la question. Es-tu : hutu ou bien es-tu tutsi? Je ne pouvais
plus fuir. Là je disais je suis hutu et c’est là où j’ai commencé à prendre cette
identité. Oui je me voyais hutu. Être hutu après le génocide c’est être vu comme
le méchant, être vu comme le meurtrier. J’ai assumé cette identité et c’est
une identité qui est très difficile à porter surtout quand tu es professeur et qu’à chaque année tu reçois 150, 200, 300 étudiants et qu’au début de chaque année, quand je demande aux étudiants de se présenter et quand c’est mon tour de se présenter,
les étudiants me demandaient toujours : d’où viens-tu? C’est quoi ton accent?
C’est quoi ton pays? Je ne pouvais plus dire je suis seulement rwandais et les affaires
d’identité de hutu et tutsi c’est de la foutaise. Je leurs disais je suis rwandais et je suis hutu et chaque fois que les gens me posent la question, que je dis que je suis
hutu, certains sont un peu mal à l’aise parce que dans leurs têtes, un hutu est un
meurtrier. C’est un méchant et ils ont en face d’eux un intellectuel. Quelqu’un qui n’a pas l’air d’être méchant, qui n’a pas l’air d’être mauvais. C’est
à ce moment qu’ils disent : c’est bizarre on croyait que les hutu c’était des méchants.
À ce moment-là je prends le temps de dire : ce n’est pas tous les hutu, l’histoire
est beaucoup plus complexe et d’ailleurs dans le génocide il y a eu ce qu’on appelle des hutu modérés qui sont morts également. Mais je prends le temps à ce moment-là d’expliquer
véritablement le conflit qui a eu lieu. Mais pour revenir à ta question, un sentiment de tristesse, un sentiment de désolation et aussi un sentiment de honte. Honte face à mes compatriotes tutsi. Je vivais à Trois-Rivières. Seul rwandais même jusqu'à présent, je
pense qu’il y a peut-être encore un ou deux rwandais que je ne connais que je ne
vois pas, mais il parait qu’il y’en a quelques-uns mais je vis seul là-bas. Sauf que quand je viens ici à Montréal évidemment il y a une grande communauté et moi j’ai
des amis, j’ai des gens que j’ai connus tutsi, je me sentais mal face à des tutsi
quand je venais ici à Montréal. Qu’est-ce que je vais leur dire? Je me disais : est-ce
que si je leur dis : « je compatis à votre drame, à votre souffrance », vont-ils
me croire? Parce que nous sommes entre nous rwandais. Les rwandais on sait que les rwandais peuvent dire de belles choses mais des choses qu’on ne croit pas et moi je me disais : quelqu’un qui souffre, je ne peux pas me permettre d’aller lui présenter mes sympathies et qu’il va penser que je suis un hypocrite. C’était ce malaise-là que je vivais mais
en même temps je me disais ce malaise, il est quoi par rapport au drame que la personne
a vécu. J’étais véritablement déchiré de l’intérieur et plus déchiré encore quand je croisais un hutu et que les hutu pensent que je suis hutu, ils peuvent alors
se permettre de me parler des critiques qu’ils ont contre le régime actuel tutsi. Là c’était
la rage véritablement qui me saisissait. J’ai vécu tous ces affects mélangés de
tristesse, de colère, honte pendant pratiquement 10 ans.
>> J.B.G. : Beaucoup d’émotions que vous avez vécues à cause des événements qui
se passaient au pays mais des choses qui continuent à vous accompagner même actuellement?
>> E.B. : Oui donc il y a ces images qu’on a vues à la télévision, notamment les corps
qu’on jetait dans la rivière, les corps décomposés ou les gens qu’ils coupent à la machette. C’est des choses que j’ai vues qui m’ont véritablement bouleversé.
Je ne pouvais pas comprendre comment on peut arriver à commettre des choses comme ça,
comment on peut haïr et faire des choses aussi atroces contre un être humain. Même
un animal on le tue avec une certaine dignité pour lui éviter de souffrir. Donc c’est
indescriptible. Les sentiments qui m’habitent depuis le génocide c’est vraiment indescriptible.
J’ai vécu longtemps avec ces affects déchirants, un mélange de honte, un mélange de culpabilité.
Culpabilité pourquoi? Ça arrive même que je me souvenais un ami ou un camarade tutsi
que j’ai critiqué, avec qui je me suis battu, avec qui j’ai eu un argument, je me sentais coupable. Je me suis dit : « ah s’il a survécu maintenant il peut se dire que c’était un hutu et là il me voit comme quelqu’un qui est génocidaire potentiel »,
aller jusqu’à penser des choses comme ça alors que dans la vie évidemment on a des
arguments, on a des conflits, des querelles avec n’importe qui. Chaque fois qu’il y avait la commémoration ici à Montréal, je regardais les nouvelles, je lisais dans
les journaux, je voyais la procession des tutsi qui allaient au fleuve jeter les fleurs et j’avais envie de venir. Mais je me disais : je ne peux pas apparaître au milieu des tutsi.
Moi hutu, qu’est-ce qu’ils vont dire. Ils vont dire que naje kubashinyagurira, ils vont dire que naje kubabyina ku mubyimba. Ce sont des expressions rwandaises vraiment
très difficiles à traduire. Un peu comme je viens…kubyina ku mubyimba c’est venir
danser sur un voisin, il vient de perdre un membre de la famille, alors que les autres
sont en train de pleurer le défunt et toi tu viens danser autour du cadavre. Tu es tellement
content, tu bois, tu jubiles de plaisir. C’est ça kubyina ku mubyimba et moi je me suis
dit : si je vais auprès de mes compatriotes tutsi qui commémorent la mort des leurs,
moi hutu ils vont penser que je suis venu danser autour du cadavre, kubyina ku mubyimba,
ils vont penser que naje kubashinyagurira et je me disais : je ne peux pas leur faire
ça. Par respect je vais vivre ma souffrance, je vais vivre mes sentiments de détresse,
dans l’intimité à la télévision mais je ne peux pas faire ça. Sauf qu’année après année en même temps je me disais : mais ces gens je les rencontre quand même de temps en temps parce que je connais quelques-uns et je leur demande des nouvelles, s’ils
ont des rescapés…ils vont dire c’est un hypocrite. Il ne vient même pas nous aider,
il ne vient même pas nous secourir, même pas dans les commémorations. J’étais déchiré entre ces affects. Puis pour le dixième, j’en ai parlé à un ami qui est organisateur.
Un de mes amis, pour ne pas le nommer, Callixte Kabayiza, je lui ai dit que je voulais venir à la commémoration. Mais je lui ai dit que je ne voudrais surtout pas que les gens puissent
se sentir un peu nargués dans leur souffrance par un hutu qui vient au milieu d’eux. J’ai
dit : je ne voudrais vraiment pas que les gens puissent penser ça. Je voudrais venir
commémorer avec vous parce que j’ai perdu aussi des amis tutsi dans le génocide et
j’ai perdu des amis hutu dans le génocide mais surtout ce n’est pas la raison principale.
C’est que c’est quelque chose qui m’a ébranlé véritablement. C’est un crime contre l’humanité. On n’a pas besoin d’être rwandais pour se sentir déchiré par ce qui est arrivé. Je voudrais être solidaire avec vous. Callixte m’a dit :
si tu savais combien ça nous ferait, au contraire, plaisir que des hutu puissent venir, que quelqu’un
comme toi puisse venir à la commémoration. Donc c’est comme ça que je suis venu à
la dixième commémoration et d’ailleurs en ce moment-là avec Callixte on avait organisé aussi un colloque sur la santé mentale des rescapés. Il y a eu des communications, j’étais
à la table ronde et c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à venir
à toutes les commémorations, aux veillées avec la communauté tutsi et que je me suis
impliqué dans les recherches également sur le génocide, jusque même dans une activité
comme celle-ci. >> J.B.G. : Vous vous sentez bien accueilli dans la communauté des rescapés du génocide?
>> E.B. : J’étais vraiment touché, j’étais surpris par l’accueil. Je croyais que les
gens vont se sentir vraiment insultés et que les gens vont ressentir de la colère
mais en même temps je me disais une fois que j’ai pris la décision de venir, je
me disais : oui il peut y avoir quelques tutsi qui pourraient ressentir de la colère de voir un hutu là-bas, ça serait de lui permettre de sortir sa colère au moins vis-à-vis
d’un hutu qu’il voit là-bas. De lui permettre de sortir ça parce que ça lui ferait du
bien. Je sais que je n’ai pas, non seulement je n’ai pas commis de crime, mais je n’ai pas appuyé, je n’ai pas été complice mais si ça peut permettre à quelqu’un
de ressortir sa colère et qu’au moins je sois le bouc émissaire, ça serait une bonne
chose. Quand bien même ils m’insultent, quand bien même ils versent la bière sur moi, quand bien même ils me désignent du doigt comme un génocidaire, c’est quoi
ma souffrance, mon humiliation par rapport à ce qu’ils vécu. C’est toujours ça que je me dis. Je me dis toujours, partout où je vais si un tutsi, à un moment donné
se met à insulter les hutu, même si à un moment donné je peux me sentir en colère,
si je peux me sentir agacé, quel que soit le sentiment que je peux ressentir, que ce
soit ma honte, que ce soit ma peur, que ce soit ma crispation, c’est quoi par rapport
à ce que les gens ont vécu. C’est quoi par rapport à la déchirure à la blessure
qu’ils vivent ? Depuis ce moment-là, non seulement je suis venu à la commémoration
mais un an après, il y a eu quelques rwandais qui sont venus du Rwanda ici, à l’occasion
de ces colloques, que j’ai rencontrés et qui m’ont dit : Emmanuel ça serait bien que tu viennes au Rwanda. Parce que quand j’ai quitté le Rwanda en 1980 j’y étais retourné seulement pour faire mes recherches de terrain parce que l’ACDI exigeait absolument qu’on retourne faire le terrain et j’avais peur qu’on allait me retenir là-bas, que
je n’allais pas revenir et quand par bonheur je suis revenu ici, j’avais dit : c’est fini, je n’ai plus rien à voir avec le Rwanda, c’est fini ; je n’y retourne pas donc tout le règne de Habyarimana. Finalement le génocide a eu lieu et puis je ne suis
pas retourné au Rwanda. Donc en 1985 je suis retourné au Rwanda pour la première fois,
après 25 ans. Après 23 ans disons parce que la dernière fois j’avais été en 1983-1984
donc après 22-23 ans je n’avais plus mis les pieds au Rwanda. >> J.B.G. : Vous m’avez dit que c’est l’année passée que vous avez été là
encore? 02 :08 :08 >> R. : Je suis parti au Rwanda pour la première fois en 1985. C’était à l’occasion d’un
colloque. Je n’ai pas été à l’intérieur. J’ai quand même été à Butare où j’avais
presque grandi et où j’ai enseigné. Bien sûr j’ai visité le mémorial de Kigali.
Je pense que quand on retourne au Rwanda, quand on visite ce mémorial, c’est un endroit
véritablement émouvant. Surtout quand on va dans la section réservée aux enfants.
J’ai tremblé quand j’étais-là, j’ai flanché, j’ai pleuré, j’étais devenu quasiment inconsolable. Encore une fois je me disais : ce n’est pas possible. Il n’y
a personne qui peut comprendre comment des choses comme ça peuvent arriver : les voisins
qui tuent leurs voisins, des choses comme ça. Avec les images que je gardais de Gikongoro
quand j’étais jeune en 1960, donc à l’endroit où j’ai grandi chez ma grand-mère, moi
je voulais retourner à Gikongoro, surtout quand on m’a dit que le plus grand mémorial,
le plus atroce au Rwanda se trouve à Gikongoro à Murambi. Donc dans mon imaginaire, dans
mes souvenirs de dire : il y a certainement des gens qui sont dans ce mémorial de Murambi
que je connais et ils ont été tués par des gens que je connais. Des gens de Gikongoro,
non seulement que je connais, peut-être même des membres de ma famille, de la parenté
de ma mère particulièrement. Donc pour moi, retourner à Gikongoro, à l’endroit où
j’ai fait mon école primaire, je ne voulais surtout pas y mettre pied. Je ne voulais vraiment
pas du tout retourner à cet endroit. L’année passée je suis parti au Rwanda faire mon
année sabbatique et à un moment donné, mon ami Callixte est venu et je l’ai accompagné
chez lui à Kibeho. Puis…il allait me montrer chez lui pour la première fois et je me souviens
je lui ai demandé… : « Callixte où était ta maison? Où était la maison de tes parents? » Il me dit : « Je pense que c’est ici…parce qu’il avait [geste
de maison], le sorgho a poussé, c’est des champs, puis à un moment donné il me dit : ah non ce n’était pas ici. Non c’est vraiment ici [pointe un endroit]. C’est
là-bas. Puis je lui ai dit : comment tu te sens Callixte, de venir ici, un endroit où l’on a tué tes parents, parce qu’on est allé au mémorial de Kibeho où l’on
a tué ses parents, puis je lui ai dit : d’où te vient le courage de venir ici?
Il me dit c’est important de venir ici parce que j’ai grandi ici et il faut que les gens
qui nous ont tué, qui ont tué les nôtres voient que nous sommes des survivants, des rescapés, qu’on est encore en vie et je reviens ici pour ça. On a rencontré d’ailleurs,
en quittant chez lui un homme qui était soupçonné d’avoir tué beaucoup de gens sur sa colline.
C’est à ce moment-là que je lui ai dit que moi je n’ai pas le courage de retourner où j’ai grandi, où j’ai quitté en 1964 à cause des souvenirs que j’avais petit
garçon en 1964 quand je voyais les gens qu’on allait jeter dans la rivière Rukarara, avec
encore ce souvenir de cette tante qui va embrasser son amie, l’image vraiment est restée comme
une photographie et Callixte qui me dit : peut-être tu devrais y retourner. Tu devrais
y retourner parce que tu as grandis là-bas. [Soupire] J’ai pris mon courage à deux mains et je suis parti avec ma fille. Ma fille qui est née en Belgique, finalement qui retournait
au Rwanda 30 ans après, donc qui voyait le quartier où on habitait à Butare et qui
n’avait jamais été à cet endroit où j’ai grandi. Elle a été chez mes parents dans la maison où vivaient mes parents mais pas à cet endroit où j’ai fait mon école
primaire. Donc je suis parti avec ma famille. C’était vraiment un pèlerinage. Moi je
me disais : qui est ce que je vais rencontrer à cet endroit et surtout qu’est-ce qu’ils
ont fait. Parce que moi ma peur était toujours : je vais rencontrer les gens qui ont peut-être tué et ils vont m’embrasser. Je vais serrer la main des gens qui ont pris la machette,
qui ont coupé la tête d’un enfant, la tête d’une femme et je vais embrasser ces
gens-là. Pour moi, aller à cet endroit…je m’interdisais, je disais je ne peux pas
y aller. Donc en prenant mon courage à deux mains, j’arrive sur cette colline et je
vois un vieillard dans ses champs. Je l’ai reconnu. Un cousin à moi. Je l’ai salué.
Évidemment je ne m’étais pas annoncé, personne ne pouvait savoir qui je suis, ça
faisait 45 ans que je n’avais pas mis pied là-bas. Il avait appris que quand même j’étais
venu, il a deviné. Serait-ce Emmanuel? J’ai dit : oui c’est Emmanuel ; il s’appelle Antoine. J’ai dit : oui Antoine c’est Emmanuel. Il est venu on s’est embrassé, on s’est salué, je lui ai présenté ma fille. Donc j’ai vu où j’ai grandi et
bien sûr ma curiosité était de savoir qu’est-ce qu’il avait fait pendant le génocide. Comment
il s’était conduit. La question me brûlait les lèvres ça c’est sûr. Il fallait absolument
que je la lui pose. Alors je lui ai posé la question. J’ai dit peux-tu me parler
de qu’est ce qui s’est passé durant le génocide. Il a 80 ans actuellement. Il m’a
dit : écoute, moi…un de mes enfants était malade, les gens se sont enfuis, les voisins
sont partis mais moi je suis resté tranquillement ici. J’avais un enfant qui était malade,
j’étais veuf, ma femme était morte et puis moi je n’ai pas voulu aller à l’étranger.
Je n’avais tué personne, je n’avais volé les vaches de personne, je suis bien à l’aise
dans ma propriété que tu vois, je n’avais rien à craindre ; pourquoi aller à l’étranger
comme ça ? Pourquoi fuir alors que je n’étais pas coupable ? Je suis resté ici. C’était vraiment comme si on enlevait un poids sur mes épaules de voir que [essuie larmes des
yeux]…je suis ému quand je parle à cet homme-là qui pour moi j’appelle vraiment
un juste parmi les justes. J’étais vraiment ému de le voir et puis c’était comme pour
dire : enfin il y a quand même des justes. Il y a un juste, Il y a des rescapés aussi
parmi les justes. Donc c’est la réflexion qui m’est passé vraiment par l’esprit.
J’étais tellement content d’apprendre ça, de voir que cet homme-là qui a 80 ans,
il est resté là, il n’a pas bougé, il n’a pas tué, il a protégé les siens.
Alors il m’a raconté que les soldats du FPR sont venus, à un moment donné tout le monde avait fui puis lui il était là. Donc on lui posait des questions pour savoir pourquoi
lui n’a pas fui. Il a dit je n’ai pas fui parce que je n’ai tué personne. As-tu
de l’argent? Il dit : oui j’ai de l’argent. Il avait beaucoup d’argent. Il dit j’ai
des vaches, j’ai une propriété, j’amène des choses au marché. Puis finalement ils
l’ont laissé, ils sont partis. J’étais content de voir ce juste parmi les justes
finalement qui était là. >> J.B.G. : C’est un voyage de pèlerinage comme vous dites. >> E.B. : Oui et puis je suis allé à l’école primaire où j’ai fait mon école et j’ai trouvé un de mes vieux copains de classe qui est enseignant là-bas. Avec ses enfants et avec ma fille on a pris beaucoup de photos des enfants. Lui je n’ai pas pu lui parler.
Bien sûr il ne fallait non plus que je parte comme un enquêteur, demander qu’est-ce
qu’un tel a fait, etc. J’étais content de voir les petits enfants qui étaient là.
L’avenir, les jeunes enfants, le sourire innocent et ma fille était tellement contente
de voir où son père a étudié et on a pris beaucoup de photos. D’ailleurs j’ai fait
un album photos et puis j’ai fait un calendrier que j’ai envoyé à l’enseignant pour
qu’il puisse mettre dans la classe. Un calendrier avec les photos de ses enfants en me disant
que c’est bien pour les enfants de voir que quelqu’un qui a étudié, qui a été
sur les mêmes bancs de l’école comme eux, de ce petit village, il a pu se rendre loin.
Pour certains, ça peut être un modèle de voir que je reviens là-bas avec ma fille.
Je suis certain que peut-être il y’en a un ou deux qui peuvent se mettre à rêver,
un jour, pousser beaucoup plus loin, faire quelque chose, sortir de cet endroit ou y
rester et développer le pays en disant : il y a un qui a vécu ici et qui est rendu
loin et qui ne nous a pas oubliés, qui est revenu nous voir. J’étais vraiment très
content d’être là-bas. Une autre figure qui m’a fait plaisir évidemment de retourner
là-bas c’est une cousine à moi avec qui j’ai grandi quand j’étais jeune, qui m’a beaucoup protégé. C’est une femme d’une bonté extraordinaire et je me souviens
justement en 1960 alors qu’on tuait, qu’on volait les vaches des tutsi, qu’on mangeait
les vaches des tutsi, elle m’avait dit : toi si jamais quelqu’un te fait de la viande,
ne prends surtout pas la viande. C’est une viande du diable. C’est des gens qui sont
des criminels. Il faut prier, il ne faut surtout pas te laisser corrompre. Elle m’a surprotégé
cette femme. Elle était d’une bonté extraordinaire. Donc elle m’avait dit que durant le génocide
elle avait caché un petit enfant parce qu’on venait de massacrer ses parents puis l’enfant
jouait avec ses enfants à elle et puis la nuit, ils sont allés chercher l’enfant et ils l’ont caché chez elle. Puis à un moment donné…parce que les voisins envoyaient
d’autres enfants pour aller sonder si on n’aurait caché d’autres enfants là-bas ; il faut être assez pervers pour juste envoyer un enfant parce qu’un adulte il sait qu’on
va lui cacher ça, donc les voisins envoyaient des petits enfants en disant les enfants aiment jouer 02 :22 :15 Ensemble : allez vérifier s’il n’y aurait pas de enfants qui sont cachés. Donc ma cousine
quand même qui est assez brillante avait dit à ses enfants : il ne faut surtout pas
dire que nous cachons un enfant ici parce qu’on envoie ses enfants baje gutata, c’est
comme ça qu’elle me disait, ils viennent espionner ; il ne faut pas qu’on sache qu’on a caché un enfant ici. Donc jusqu’à la fin du génocide on a pu sauver cet enfant.
Ma cousine est égale à elle-même, elle s’appelle Marguerite, pour moi c’est vraiment
une femme merveilleuse. >> J.B.G. : Finalement votre visite au Rwanda a été très bénéfique pour vous?
>> E.B. : Oui il y a eu quelque chose vraiment de réparateur. Par exemple ma cousine justement
quand je suis allé chez elle avec ma fille, j’ai dit : raconte-moi, durant le génocide,
qu’est-ce que vous avez fait? Avez-vous fui au Congo comme les autres? Elle dit :
pourquoi fuir? On a rien fait. On n’a tué personne. C’est elle-même qui avait dit
à mes petites sœurs…moi j’avais acheté une autre propriété à mes parents, je ne
voulais pas que mes parents restent dans cette région de Gikongoro, donc je leur ai acheté une propriété près de Nyanza. Durant le génocide mes petites sœurs…ma mère était morte, mon père était mort, ils ont dit : on ne connaît personne ici, on est en train
de tuer, il faut absolument qu’on retourne dans notre lieu de naissance parce que là
on connaît des gens. Donc ils sont retournés là-bas et quand ils sont retournés, ma cousine Marguerite leur a dit : allez chez vous, restez dans votre maison, vous n’avez tué personne, pourquoi vous devez fuir? Pourquoi vous devez aller au Congo? Parce que les gens
disaient : il faut fuir, le FPR va venir, il va tuer tout le monde. Mais ils ne vont
pas vous tuer, vous n’avez tué personne, restez là où vous êtes tranquillement. Donc elle a bien fait de donner de bons conseils à mes petites sœurs qui sont restées dans
leur maison, l’ancienne maison parentale et puis elle, est restée avec son mari jusqu’à
la fin du génocide. Il faut dire que mon imagination avait beaucoup travaillé parce
que je me disais les histoires des années 60 avec les gens qui brûlaient les maisons, avec les vaches des tutsi qu’on mangeait, qu’on tuait etc. moi c’était toujours
de dire…je devenais un peu paranoïa, je disais : je vais rencontrer des gens qui ont tué et ces gens vont venir m’embrasser, ils vont me serrer les mains. Puis je ne veux pas serrer la main des gens qui ont pris la machette, qui ont tué des gens. Je ne veux pas entendre ça. Je ne veux pas être avec ce monde-là. Donc de voir ces gens qui n’avaient
pas versé le sang, qui n’avaient pas fait des crimes, ça m’a fait vraiment du bien véritablement d’y retourner. >> J.B.G. : Il y a une chose que je retiens, c’est que vous êtes arrivé au Rwanda,
la chose que vous m’avez dit la plus importante c’est le lieu de commémoration, ce site
où il y a des gens qui sont là et puis les personnes que vous avez rencontrées et qui
vous ont rappelés des choses importantes que vous avez vécues quand vous étiez là et j’aimerais savoir comment vous avez vu le Rwanda en général quand vous êtes arrivé dans le pays, comment les gens vivent en général après le génocide, l’impression que vous avez eu en arrivant au Rwanda? >> E.B. : C’est étrange parce que j’ai visité beaucoup de pays africains au cours des dernières années, j’ai passé mon année sabbatique en Afrique du Sud il y a
sept ans en 2004-2005, j’ai été au Sénégal, j’ai été au Mali, j’ai été dans certains
pays, au Burkina Faso, puis là j’arrive au Rwanda, je vois un pays qui est bien organisé.
Je vois un pays qui est propre. Je vois un pays de gens qui travaillent. Je vois un pays
propret je dirais. Moi je m’imaginais quand j’étais ici que le pays était totalement
démembré. Je m’imaginais des routes plein de trous. Je m’imaginais des maisons délabrées. Je m’imaginais un pays tout détruit, en tout cas totalement désorganisé comme certains pays limitrophes que j’ai visités et quand j’étais au Rwanda j’ai vu vraiment les
efforts de reconstruction physique. C’est extraordinaire. Je parle de reconstruction physique parce que psychologiquement, c’est sûr quand tu commences à parler avec gens, qu’ils posent des questions, les gens parlent de morts, en particulier moi qui était professeur
à l’université quand j’allais à Kigali, je ne pouvais pas passer cinq minutes sans
croiser quelqu’un qui me connaisse ou que je connais. La première année j’ai été
à Kigali, j’ai marché sans rencontrer aucune personne que je connaisse. À Butare
où j’avais enseigné, où j’avais étudié où théoriquement je devais connaître beaucoup de monde j’ai visité, j’ai marché à pied. J’avais loué un taxi de Kigali vers
Butare et en arrivant à Butare à Rwabuye donc vers la montée, vraiment vers la ville
de Butare, j’avais dit au chauffeur : continue, moi je vais marcher à pied. Je voulais prendre
contact avec cette petite ville dans laquelle j’avais grandi, où j’avais travaillé
et en me disant : je vais voir combien de personnes que je connaisse. J’ai, de Rwabuye
jusqu'à l’Université Nationale du Rwanda, je n’ai rencontré personne que je connaisse. J’ai été au Groupe Scolaire où j’ai étudié, personne. Je n’en revenais pas. Un pays où tu as grandi et où tu ne connais personne. C’est quand même assez étrange.
>> J.B.G. : Ça doit être un choc.
>> E.B. : C’est un choc. Mais en même temps je voyais la reconstruction physique.
Physiquement c’est vraiment un beau pays le Rwanda. C’est là où je me suis souvenu…j’ai commencé en disant que les Canadiens ou les Européens disaient que le Rwanda était un beau pays, je ne voyais pas en quoi ce pays était beau. Là après avoir vu d’autres pays en Afrique, après avoir voyagé, c’est vrai que c’est un beau pays. >> J.B.G. : Pour revenir sur la reconstruction physique je ne sais pas s’il y avait aussi
une reconstruction psychologique? >> E.B. : Psychologiquement, il y a des efforts. Je pense qu’il y a quelque chose…moi comme
un psychologue…et j’en parle là où je donne des conférences, quand je rencontre
des collègues, des psychiatres, je leur dis qu’il y a vraiment des choses que nous ignorons
au niveau de la reconstruction psychologique des individus. Pourquoi? Parce que le génocide
des tutsi c’est un traumatisme pour tout Rwandais hutu, tutsi, twa, expatriés qui
étaient là, toute personne qui était au Rwanda, c’est un traumatisme au sens qu’on
définit un traumatisme. Un traumatisme qui peut donner lieu à ce qu’on appelle trouble de stress post traumatique c’est être témoin des atrocités hors du commun. Donc le fait
de voir qu’on est en train de tuer une personne, le fait d’enjamber des cadavres dans les
rues, des barrières etc…quel que soit ton ethnie c’est une situation traumatique. Il y a eu un million de morts en trois mois. On ne parle pas de blessés, on ne parle pas
de personnes violées, on ne parle pas d’autres millions de personnes véritablement traumatisées.
Donc voir qu’on circule dans ce pays et les gens n’ont…oui il y a des gens qui
ont vécu des traumatismes psychologiques assez graves, des états dissociatifs, psychotiques,
de la dépression, ou de ce syndrome de stress post traumatique mais on se serait attendu
que ce soit quasiment tous les Rwandais. Moi je me serais attendu à ce que au moins cinq
millions de Rwandais tombent en dépression quasiment, voire sept millions d’individus tombent en dépression majeurs, aient le stress post traumatique. Qu’est-ce qu’on voit? C’est des gens qui sont debout. Oui les gens vont dire : il y a un tel, ça été
très dur, il n’arrive pas à s’en sortir, c’est très difficile mais la majorité
des personnes sont debout. Sans doute que bon nombre d’entre eux sont rongés de l’intérieur
mais ils sont debout. Ils sont debout sans avoir étés aidés par des psychologues.
L’année dernière j’étais encore au Rwanda, maintenant il y a beaucoup de psychiatres au Rwanda. L’année dernière il y’en avait trois. Maintenant depuis le génocide, à peu près une centaine, 150 psychologues dans tout le pays. Les trois psychiatres ils
sont tous à Kigali. Il y a deux qui travaillent à temps plein, l’autre travaille à temps
partiel et les psychologues, la majorité d’entre eux ils sont à Kigali dans des
ONG. Il faut reconnaître que la majorité des personnes qui ont vécu ces traumatismes
sévères n’ont pas reçu l’aide psychologique au sens où nous l’entendons ici. Ils n’ont
pas reçu en tout cas l’aide de la part des spécialistes. Qu’est ce qui explique qu’ils sont passés à travers. Qu’est ce qui s’est passé. Ça c’est l’inconnu pour moi comme un psychologue rwandais. >> J.B.G. : C’est un phénomène qui devrait susciter beaucoup de recherches plutôt que
de traitement. >> E.B. : Absolument. Moi ça me choque quand je vois les gens…quand ils parlent du génocide, ce qui les intéressent c’est la dépression, c’est le stress post traumatique. Mais moi je leur ai dit : ce qui devrait plutôt nous intéresser c’est de savoir comment les
gens qui ont été exposés à des choses aussi épouvantables puissent continuer à
fonctionner. Y compris les rescapés tutsi rwandais qui sont ici à Montréal. J’en
ai parlé à plusieurs d’entre eux. J’ai dit : est-ce que tu as vu un psychiatre? As-tu été suivi en psychothérapie? Plusieurs, non ; ils n’ont pas vu de psychiatres, ils n’ont pas vu de psychologues et ils s’acquittent de leurs responsabilités familiales
et professionnelles et sociales. On se s’attendait pas à ce que quelqu’un qui a vécu des
choses aussi épouvantables…on parle ce n’est pas seulement être témoin, on parle
des gens qui ont perdus tous les membres de leur famille, la parenté et qui ont été
traumatisés, qui ont vécu dans des conditions épouvantables pendant des mois et des mois.
Moi comme un psychologue, véritablement, il n’y a aucun psychiatre ou bien aucun
psychologue qui pouvait écrire là-dessus parce qu’il y a eu le Holocauste [inaudible]
et on a commencé à travailler sur le Holocauste [inaudible] plusieurs années après. Il y
a eu le génocide cambodgien qu’on a totalement étouffé. On commence à peine à juger les
ex Cambodgiens. Il n’y a pas eu beaucoup de recherches là-dessus. En fait c’est le génocide rwandais, véritablement qui a donné lieu à beaucoup plus d’intérêts au niveau des scientifiques mais nous avons encore beaucoup de choses à apprendre de la part des Rwandais. De comprendre qu’est ce qui s’est passé, où est ce qu’ils trouvent la force. Que des gens aient vécu le stress post traumatique au sens où on
l’entend, oui il y a quelques cas. Mais c’est surprenant de voir combien de personnes
vraiment sont passées à travers. Et …bon il y a beaucoup de termes qu’on utilise : la résilience, la conscience post traumatique. Je pense qu’à un moment donné, il faut
qu’on mette la théorie à coté, qu’on soit auprès des Rwandais et qu’on leur
demande qu’ils nous parlent, qu’ils puissent enrichir nos théories. Parce que le danger
c’est quand on commence à travailler, à faire des recherches avec un questionnaire qu’on a élaboré, un questionnaire sur le stress post traumatique, élaboré sur la base des gens qui ont connus des accidents d’auto, des soldats américains qui ont connu la guerre du Vietnam ou bien qui sont rentrés de l’Iraq et qui ont vu des psychiatres,
des psychologues et qu’ils ont connu des phénomènes de flashback etc. et qu’on
a construit un questionnaire et qu’on veut appliquer ce même questionnaire aux Rwandais.
Ou un chauffeur d’autobus qui fait des accidents ou bien un taximan qui fait des accidents
et qui est témoin du sang et plein de choses il vit un traumatisme etc…mais on ne peut
pas comparer ça au génocide. Il y a quelque chose d’autre qu’ont vécu les Rwandais.
Moi c’est ça qui m’intéresse, c’est ça que je cherche à comprendre et je dirais
humblement que je n’arrive pas encore à comprendre. >> J.B.G. : Que vous êtes en train de chercher à comprendre. >> E.B. : Que je cherche à comprendre. >> J.B.G. : Emmanuel, nous nous acheminons vers la conclusion, je ne sais pas si je peux
vous demander, de façon générale, comment vous vous sentez maintenant par rapport à
tous ces défis, à tout votre cheminement jusqu’à présent, de manière générale si vous jetez un coup d’œil global sur votre vie, comment vous vous sentez maintenant? 02 :36 :15 >> E.B. : La façon que je me sens, je suis toujours habité par un sentiment de tristesse, de solitude de voir que ce crime abominable, ce génocide commis par des centaines de milliers
de Rwandais, qu’il n’y ait pas un mouvement de la part de hutu pour demander pardon. Qu’il
n’y ait pas de hutu qui puissent faire des actions si symboliques soit-elles de réparation.
Parce que pour moi il ne suffit pas seulement de demander pardon avec des discours, avec des pétitions, il faut réparer. Mais la réparation pour moi elle restera symbolique.
Les rescapés qui ont perdu leurs parents, les hommes qui ont perdu leurs femmes, les
femmes qui ont perdu leurs maris, les gens qui ont perdu leurs frères et sœurs, il n’y a rien qui peut réparer ces pertes. Mais la réparation, elle sera toujours symbolique. Mais il faut qu’il y ait réparation. Il ne faut pas seulement demander pardon. Et
chacun peut réparer selon ses moyens. Alors la question que tu me poses c’est vraiment
être habité par ce sentiment de solitude parce que quand je vais au Rwanda il y a des
signes de reconstruction physique. Les gens font tout leur possible pour vivre ensemble,
hutu et tutsi. Mais les gens continuent à faire comme si rien ne s’est passé. Comme
si encore une fois, ce déni que j’ai vécu quand j’étais à l’école secondaire
où on savait qu’il a des élèves tutsi, on a brûlé leurs maisons, on a tué leurs
parents ou bien on a blessés leurs parents et certains ils ont des membres de leurs parents
qui sont réfugiés, qui sont à l’étranger et eux ils sont au Rwanda, élevés par un
oncle, une tante mais on sait que le parent il est à l’extérieur, on a absolument
rien dit là-dessus et j’ai l’impression que c’est la même chose qui se passe actuellement au Rwanda. Le prix qu’on demande aux Rwandais, aux tutsi rwandais, ceux qui étaient au Rwanda,
le prix qu’on leurs demande, la réconciliation, la construction, il est énorme. À mon avis
il repose sur les épaules des rescapés tutsi. C’est comme si on leur demandait de fermer
les yeux, d’oublier. Juste de se souvenir pendant les moments de commémoration. Moi comme hutu, oui j’assume maintenant cette identité que je n’ai jamais assumé jusqu’à
50 ans. Je m’en foutais pas mal de me dire que je suis hutu mais à partir de 50 ans
j’étais forcé de reconnaitre que oui j’ai des ancêtres qui étaient des hutu. Je dois
vivre avec cette identité hutu. Alors cette identité hutu, c’est une identité que je trouve véritablement honteuse. Moi je n’ai pas honte mais j’ai honte pour les
hutu et ça me fait tellement…ce n’est pas de la peine…je ne sais pas comment nommer
ça. Je trouve que même si c’est humiliant…c’est sûr que cette humiliation…que de demander
pardon. Mais cette humiliation, elle est quoi par rapport aux gens qui ont tout perdu. C’est
quoi de reconnaitre que les miens, ils ont commis un crime et au nom des miens je voudrais
demander pardon. Dans ce geste d’humilité, je demande pardon pour des gens qui ne veulent pas demander pardon. S’humilier, s’agenouiller, quémander le pardon à un rescapé. Ce geste
d’humilité, il est considéré comme une humiliation pour beaucoup de Hutu qui ne veulent
pas demander pardon. Mais ils doivent toujours se dire c’est quoi cette humiliation par rapport à quelqu’un qui a tout perdu, qui est la comme un arbre dans un feu de brousse,
un arbre qui reste seul, tout a brûlé autour et qui commence à pousser quelques branches
parce qu’il y a quelques rescapés qui ressemblent pour moi à cet arbre brûlé, un feu de brousse
qui détruit complètement tout et cet arbre qui brûle jusque dans ses branches et qui,
petit à petit, commence par avoir une petite feuille et puis une branche et qui commence
à renaitre mais qui garde les brûlures qui sont là. Et à côté, les hutu sont comme
la forêt d’à côté qui est prospère, qui est verdoyante, avec des branches, avec
ses arbres, qui est giboyeuse et qui sont là. L’avenir de ce pays…heureusement
il y a les jeunes mais c’est dommage que les adultes hutu qui étaient au Rwanda et
qui y sont encore, continuent à vivre un peu comme en se disant : pourvu qu’on vieillisse,
qu’on nous enterre et qu’on oublie, pourvu que les années passent et qu’on enterre
tout ça. Donc se lancent dans les affaires, continuent à faire comme si rien ne s’est passé. C’est ça qui me désole véritablement. J.G.B. : J’étais particulièrement touché par le nom que vous avez donné à votre fils, Uzaribara. J’ai senti l’importance que vous donnez à la mémoire et tout ce que vous venez de dire, un arbre qui a été brûlé
mais que il y a quand même quelque chose qui commence à pousser et je sens dans votre
témoignage l’importance de la mémoire.
>> E.B. : Oui, ça fait mal…on pose souvent la question et on voit lors des veillées notamment…et il y a des rescapés qui ne veulent pas venir dans les veillées commémoratives parce que ça fait mal de repenser…ce n’est pas seulement à ce moment-là qu’on pense
aux siens qu’on a perdus mais ce sont des moments chargés et qui ébranlent beaucoup d’individus. Certains même vont jusqu’à dire : est-ce que ça vaut la peine de continuer? Est-ce qu’on ne devrait pas cesser ça, ça déstabilise les gens. Il y a même des gens qui ne veulent pas y aller, y compris les rescapés mais je pense que c’est important.
Il faut vraiment aller dans les commémorations. Il ne faut pas enterrer l’histoire. Si justement
on dit : il ne faut pas que ça puisse se reproduire, ça ne peut arriver que si on
a le courage de regarder ces scènes d’horreur et qu’on en parle à nos enfants, qu’on en parle aux étrangers. Moi d’ethnie hutu que je puisse le dire aux autres hutu, que
je puisse le dire aux étrangers et que je puisse le dire aux tutsi qui sont en face
de moi, qui peuvent peut-être dire : qu’est-ce qu’on peut prendre de ces paroles d’un
hutu ? Es-tu sincère ou c’est tout simplement [indyarya] de l’hypocrisie ? Que des gens
puissent penser ça, moi ce n’est pas ça qui me fait de la peine. Je le comprendrais
bien à cent pour cent et je n’en voudrais vraiment pas du tout à un tutsi qui pourrait dire : on se méfie de ce hutu qui fait semblant de ne pas épouser la cause de ses congénères
qui nous ont rejetés et qui ne veulent pas faire amende honorable. C’est tout à fait
compréhensible qu’on puisse vraiment se méfier de tous les hutu parce que, actuellement,
les hutu, quand j’étais au Rwanda et partout où je vais, c’est la question que je pose :
Est-ce qu’il y a un mouvement de hutu actuellement pour demander pardon ? Est-ce qu’il aurait
des hutu…je donnais une conférence l’année passée, décembre dernier, sur invitation à un forum organisé par la première dame, j’avais donné ma conférence puis quelqu’un
m’avait posé une question, à un moment donné après que j’ai fini ma conférence
puis il me demandait comment moi je me sens comme hutu. Comment je vois l’avenir du
pays. Puis moi j’avais dit que je reviens au Rwanda, mon espoir est de trouver quelques
hutu, deux, trois, cinq avec qui ensemble on peut s’asseoir et de voir comment on
pourrait travailler pour réparer, symboliquement bien sûr. Comme je le disais, la réparation
ici ne peut être que symbolique parce qu’on ne peut pas ramener les morts. On ne peut
pas oublier ces horreurs mais en même temps ce qui est arrivé est arrivé, ce drame que
les tutsi ont vécu, ce génocide qui est épouvantable. Mais en même temps la vie continue. Il faut reconstruire le pays. Mais pour reconstruire le pays il faut qu’il
y ait des gens qui puissent dire : on a commis des choses horribles. Le on, même si on n’a pas participé, de dire il y a une idéologie. Cette idéologie qui été nourrie par les
gens de notre groupe ethnique pour éliminer une autre ethnie. Il faut qu’on puisse dénoncer
ça parce qu’actuellement encore il y a des gens qui sont de négationnistes et je peux te dire une chose, j’ai hésité après le génocide d’aller au Rwanda et je suis
allé sur invitation, principalement de mes amis tutsi. Je ne voulais pas y aller parce
que je ne voulais pas que j’arrive quelque part, qu’un hutu me voit, qu’il vienne
m’embrasser pour me parler de la misère, pour me parler du drame des hutu dans le Rwanda
d’aujourd’hui et malheureusement à deux, trois reprises, c’est ce que j’ai senti
quand j’étais au Rwanda. Les gens que j’ai connu…c’est particulièrement deux femmes
que j’ai connues donc dans les années 80 avant que je quitte, le fait de me voir hutu
c’est comme si elles se sentent bien à l’aise de me parler de leurs détresses
parce qu’actuellement on dit que le pouvoir appartient aux tutsi et que les hutu sont
laissés pour compte ; et à qui les hutu peuvent dire ça si ce n’est qu’à un
hutu pour se sentir en confiance ? Être témoin de la détresse de ces gens-là, qui
ne disent absolument rien du génocide, qui ne disent absolument rien de leurs voisins mais qui parlent tout simplement de leurs détresses d’aujourd’hui [akababaro ka
bahutu] actuellement. C’est épouvantable et quand je vois ça je trouve ça…ça me
désole. C’est pour ça que je dis : j’aimerais qu’il puisse y avoir certains hutu de bonne
volonté qui puissent ensemble dire : qu’est-ce qu’on peut faire pour réparer ? Des gestes
de réparation c’est quoi ? C’est fonder une petite fondation par exemple, aider des
orphelins, des enfants chefs de ménage qui sont nombreux au pays. C’est aider les veuves.
C’est voir les jeunes. C’est avoir le courage de parler aux négationnistes qui
sont nombreux au pays et à l’extérieur du pays. C’est de leur dire : nous avons
commis un crime et il faut qu’on puisse oublier. Ce n’est pas de juger le gouvernement
actuel. Avez-vous vu un régime africain actuel qui ne commet pas des excès ? Tous les régimes, pas seulement d’ailleurs les régimes africains…on parle de la corruption au Rwanda il y a-t-il un pays où il n’y a pas de corruption ? Dans ce beau pays, on parle de la corruption
dans le secteur de la construction. Il y a la corruption partout. Mais c’est comme
si les opposants au régime actuel prennent prétexte de ce qui ne va pas au pays pour
mettre à coté le génocide. Puis je dis : c’est deux choses différentes. On ne peut
pas juger le régime de Kagame et le confondre avec le génocide. On ne peut pas dire que
l’opposition est muselée au Rwanda pour qu’on oublie le génocide. C’est deux
choses totalement différentes. >> J.B.G. : Je pense que ce que vous dites ça réveille une grande importance de savoir
faire la part des choses, ce qui a manqué souvent dans ce que vous avez dit et les gens qui ne pouvaient pas faire la part des choses mais il y a quelque chose que j’aimerais
conclure. C’est que vous avez dit la vie continue malgré tout. Alors je pense, cette
note d’espoir sur laquelle on peut clôturer, je ne sais pas si vous avez un mot de la fin
avant de clôturer? >> E.B. : [Soupire, grande réflexion] Ce que je voudrais dire particulièrement c’est
un grand merci à la communauté tutsi de Montréal. Je trouve que les rescapés tutsi de Montréal sont très courageux. Ils ont travaillés très fort, ils se sont impliqués
dans ce projet notamment et ils m’ont accueilli. Ils m’ont accueilli comme un hutu qui voulait
compatir sincèrement à ce qu’ils ont vécu et qui…ils ont compris que oui c’est possible
de faire la reconstruction de notre pays avec également quelques hutu. C’est possible
et je voudrais si jamais un jour il y a quelques hutu qui peuvent voir ce témoignage, de dire :
ayons le courage de reconstruire notre pays. Il y a trop de blessures dans notre pays.
Il y a eu beaucoup de gens qui ont été terriblement meurtris. Ayons la décence et l’humilité
de demander pardon et d’aider ces gens-là dans leurs deuils. Un deuil qui est très
difficile pour la majorité des rescapés. Oui il y a des hutu aussi qui ont connu des
malheurs durant le génocide. Il y a des familles hutu qui ont été décimées. Il y a des
hutu qui sont morts durant le génocide. Mais ils ne sont pas morts parce qu’il y avait
un génocide déjà [dirigé ?] contre les hutu. Ils sont morts à cause de ce génocide, ils sont morts à cause de la guerre, ils sont morts sans doute de représailles de
l’armée du FPR, ils sont morts à cause des conséquences de ce génocide. J’aimerais
que les hutu de bonne volonté puissent faire la part des choses et qu’ils puissent…j’aimerais pour terminer là-dessus, si la Communauté Rwandaise de Montréal, hutu et tutsi, à un moment donné s’ils pouvaient commémorer ensemble leurs morts parce que les hutu ont
perdu aussi des membres de leurs familles. Qu’ils puissent commémorer avec les tutsi
en disant : oui nous avons perdu les nôtres aussi durant ce génocide mais construisons
notre pays ensemble. Soyons des frères véritablement et pas dans les discours démagogiques, soyons
véritablement des frères parce qu’on est condamné de vivre ensemble dans ce petit pays et à l’étranger, de partager cette identité des Rwandais parce nous avons dit
non au hutuland, au tutsiland, nous sommes tous des Rwandais. Il faut qu’on continue
à vivre ensemble et c’est important. Qu’on se pardonne véritablement, mutuellement et
qu’on puisse vraiment travailler ensemble. >> J.B.G. : Merci Emmanuel, merci pour cette conclusion, qu’on puisse travailler ensemble
parce que nous sommes tous Rwandais et que nous sommes condamnés à vivre ensemble.
Je vous remercie de votre générosité de témoignage et bon courage dans votre authenticité,
de continuer à être authentique. Merci beaucoup. >> E.B. : Merci.