Frederic Mugwaneza
00 :00 :04
>> E.H. : Au nom de l’association et au
nom de l’Université de Concordia, on te
remercie d’avoir accepté à participer
à cette recherche.
>> F.M. : Ça fait plaisir.
>> E.H. : Je pense qu’on peut commencer,
alors pour commencer, d’abord j’aimerais
situer de façon générale, il y'a des questions
probablement qui ne te concernent pas directement
donc en ce moment-là, tu peux dire une chose
très brièvement et on pourrait passer aux
questions suivantes, donc si ça ne s’applique
pas tu peux dire bon voilà, cette question
ne s’applique pas à moi par exemple, [inaudible :
je lis?] une autre question comme ça, on
pourrait aller assez vite. Comme on te la
fait comprendre, c’est une entrevue qui
va être accessible parce que tu as accepté
de participer à ça, et donc et toi aussi
tu pourras [inaudible : la consulter?] par
la suite et ça sera pour des générations
à venir. Donc on va commencer. Alors dans
un premier temps, j’aimerais que vous puissiez
me parler de vous et de me décrire votre
famille, donc me parler de vous, nom, âge,
ethnie, religion, état matrimonial, des membres
de votre famille restreinte ou élargie.
>> F.M. : Alors moi c’est Frédéric Mugwaneza,
j’ai 32 ans, je suis d’origine rwandaise
et d’ethnie tutsi, mon père s’appelait
Jean-[Hus?] Mugwaneza, ma mère Annie Rolland;
j’ai un frère, un grand frère, une grande
sœur, Samuel Mugwaneza et Catherine Mugwaneza
et je suis marié à Sylvie Gasana et on a
une petite fille qui s’appelle Sarah.
>> E.H. : Ok. J’aimerais dans un premier
temps qu’on parle de tes grands-parents.
Concernant [de ?] vos grands-parents, vous
souvenez-vous de leurs occupations au quotidien ?
F.M.: Oui j’ai une belle mémoire de, en
tout cas, j'ai des beaux souvenirs de mes
grands-parents que ça soit du côté paternel
ou maternel, parce que je passais quand même
beaucoup de temps avec eux, j’aimais bien
les observer, ils m’ont toujours fasciné,
j’ai toujours été un peu fasciné par
les vieilles personnes parce qu’ils ont
un bagage historique et ils ont tellement
de choses à raconter, je me rappelle plus
de mes…, disons que j’ai plus vécu proche
de mon grand-père paternel, il s’appelait
Eustache Kajuga, il était pasteur et c’était
un homme très droit surtout, et il donnait
beaucoup d’enseignements à la famille,
c’était vraiment quelqu’un qui emmenait
[amenait?] le calme dans la famille quand
il y avait des tensions ou des petits problèmes,
c’est vraiment lui qui venait un peu me
réconforter puis il nous expliquait comment
les choses doivent se passer.
>> E.H. : Il y a quelle influence particulière
que tu considères qu’il pourrait t’avoir
laissé ce grand-père-là ?
>> F.M. : Oui c’est sûr, c’est sûr
qu’il m’a laissé beaucoup de souvenirs
de réunion de famille, il aimait beaucoup
les réunions de famille, il aimait beaucoup
qu’on se retrouve et ça, c’est quelque
chose qui m’est resté. J’aime beaucoup
l’aspect familial, les réunions de famille
et c’est ça…, donc je me rappelle beaucoup
de ce grand-père-là, et aussi de mon grand-père
maternel, lui, il était belge, il s’appelait
Jules Rolland et les souvenirs que j’ai
de lui sont plus des souvenirs des jeux qu’il
faisait avec moi, il me montrait beaucoup
de choses, on allait se promener, il me montrait
la nature, des petites choses que…, des
petits exemples que j’appréciais beaucoup.
>> E.H. : Là, c’est quand vous alliez en
vacances en Belgique ou quand tu [il ?] venais
[venait ?]au Rwanda ?
>> F.M. : Ça, c’est quand j’allais en
vacances en Belgique. J’ai vraiment eu la
chance d’avoir deux grands-pères très
différents, qui vivent dans deux milieux
très différents, et qui m’ont appris différentes
valeurs de la Belgique ou du Rwanda.
>> E.H. : Et les grand-mères ?
>> F.M. : Alors les grand-mères je ne les
oublie pas ; les grand-mères…, j’ai une
grand-mère qui vit encore, du côté paternel,
elle s’appelle Marion. Elle, comme mon grand-père
paternel, les réunions de famille… elle
était toujours là, elle tenait beaucoup
à ça et puis c’est elle qui a facilité
l’intégration de ma mère, ma mère qui
était belge, c’est elle qui l’a vraiment
intégrée dans la famille. Au début quand
ma mère était [est?] arrivée, c’était
un peu difficile parce que bon elle était
d’origine différente, elle était…, c’était
une ‘muzungu’ [blanche] comme on les appelle,
et bon c’était pas facile et avec le temps
disons que c‘est passé par les femmes ; l’intégration
est passée par les femmes. Et du coup, les
portes se sont ouvertes, donc c’est ça
que je remercie ma grand-mère d’avoir facilité
ça et d’avoir intégré ma mère, et de
la considérer comme un enfant de la famille.
>> E.H. : La grand-mère paternelle est-ce
qu’elle vit au Rwanda ou à l’extérieur
du Rwanda ?
>> F.M. : Elle vit au Rwanda, ma grand-mère
maternelle. Mais elle aime bien retourner,
elle vit à Kigali, parce que bon il y a la
famille et ses enfants qui sont là, mais
disons qu’elle préfère toujours retourner
à la campagne, c’est là qu’elle a toujours
vécu.
>> E.H. : Et quand tu penses à tes grands-parents
et à tes parents, quand tu étais enfant,
quel genre de rapport tu voyais entre tes
parents, tes parents à toi et leurs parents
à eux, donc quand tu voyais l’interaction
entre ton père, ta mère, avec leurs parents,
quels souvenirs tu as gardé de ça ?
>> F.M. : Mon père respectait beaucoup son
père, donc mon grand-père, disons que le
grand père était considéré vraiment comme
le professeur, celui qui…, chez qui, on
va voir quand on a besoin d’une explication,
quand on a un problème, donc papa a toujours
vu grand-papa comme vraiment le chef de la
famille au sens élargie, et il n’était
pas craint, on ne craignait pas notre grand-père,
il était vraiment très gentil, mais disons
que les rapports entre eux étaient quand
même assez…, très amicaux. Les rapports
vraiment…, les discussions, vraiment c’était
un grand-père…, vraiment la famille tournait
vraiment autour du grand-père, du côté
de ma mère, comme avec la distance, elle
avait décidé d’aller vivre au Rwanda,
au début c’était un peu tendu, il y a
eu beaucoup de tension, et bon, dû à l’incompréhension :
pourquoi la distance, pourquoi partir, pourquoi
aller vivre en Afrique, les grands-parents
n’ont pas vraiment compris le choix de ma
mère, donc c’est vrai que c’était tendu
mais avec le temps, ils sont même venus au
Rwanda en visite. Donc ça a permis de calmer
un peu cette tension-là, et par la suite,
ça c’est très bien passé, ma mère écrivait
tout le temps, je me rappelle des lettres
par la poste, et puis les grands-parents répondaient,
ils envoyaient des petits colis, des biscuits,
des chocolats belges, ça faisait deux jours
et c’était fini. Et puis, donc c’est
ça que moi je garde, c’est des souvenirs,
les grands-parents en Belgique qui étaient
loin, qui nous envoyaient des petits messages
d’affection, des lettres, des petits cadeaux,
et puis au Rwanda, c’était plus l’éducation
familiale, les discussions, le partage d’idées,
ce que je me rappelle aussi, quand je pense
à mes grands-parents du Rwanda, ce qui me
vient en premier c’est la campagne, ils
habitaient…, ma grand-mère habite encore
là-bas, à Gahini ; à chaque fois qu’on
allait là-bas, je retrouvais les vaches,
le lac, les promenades dans la forêt, j’allais
jouer avec les gens de là-bas, c’est là
que j’ai appris mon kinyarwanda, et puis
c’est vraiment la vie très simple, en famille,
avec la nature, et puis la messe bien sûr
le dimanche.
00 :10 :09
>> E.H. : Et toi qui étais comme le petit
“muzungu” qui était reçu par les enfants
de la colline.
>> F.M. : Ah oui c’est sûr, dès que j’arrivais,
c’était “umuzungu”, “umuzungu”…Mais
on…, dès qu’on commençait à discuter,
ils voyaient que je parlais quand même kinyarwanda
et bon, on oubliait très vite les différences.
Et j’aimais beaucoup vraiment me promener,
jouer à l’extérieur avec les jeunes, à
la colline. Et…
>> E.H. : Est-ce que ta mère avait appris
[des rudiments?] du kinyarwanda ?
>> F.M. : Ma mère après 25 ans au Rwanda,
elle parlait parfaitement kinyarwanda. Elle
était capable de communiquer avec n’importe
qui, elle parlait vraiment très bien le kinyarwanda, elle
était vraiment bien intégrée, c’est ça
justement qui…, le fait qu’elle s’est
impliquée, elle s’est impliquée dans la
famille, elle a appris la langue, elle est
devenue une vraie Rwandaise.
>> E.H. : [Inaudible]
>> F.M. : Ça c’est sûr.
>> E.H. : Sans indiscrétion, est-ce que tu
sais de quelle origine ethnique elle était,
est-ce qu’elle était wallonne ou flamande ?
>> F.M. : Elle était wallonne.
>> E.H. : Donc, langue maternelle français ?
F.M : Langue maternelle : le français.
>> E.H. : Maintenant, j’aimerais vous poser
une question concernant la façon que tes
parents exprimaient les émotions, les émotions
comme l’affection, comme la joie, comme
la colère, comme la crainte, ce qu’on appelle
en kinyarwanda “igitsure”, quand le parent
veut manifester un sentiment de crainte chez
son enfant, pas pour le terroriser mais pour
déclencher comme le respect, c’est ce qu’on
appelle “igitsure”. Comment est-ce que
tes parents manifestaient ça ? D’abord,
j’aimerais que tu puisses me parler d’un
des parents soit ta mère, soit le père,
ton choix, comment ils exprimaient ce genre
d’affection, quels souvenirs d’enfant
particulièrement?
>> F.M. : C’est sûr que mon éducation,
ils l’ont basée sur leur vécu à eux.
C’est sûr. Ma mère, elle a était éduquée,
mon père aussi je pense a été éduqué
quand même à l’ancienne méthode, donc
c’est sûr qu’il y avait une autorité
du père et puis ils ont essayé de faire
la même chose avec moi, avec mes frères
et mes sœurs, mais par rapport à ma mère,
ce n’était pas une femme que je craignais
parce qu’on avait une certaine complicité
et j’étais un enfant turbulent comme tous
les autres, je faisais beaucoup de bêtises...
Mais ma mère, elle me battait des fois quand
je faisais vraiment de grosses bêtises mais
c’était plus des punitions, elle essayait
un peu de m’expliquer comment je dois me
comporter, c’était quelqu’un qui était
très psychologue. Elle s’agenouillait,
elle me parlait, donc c’est une façon plus
souple d’apprendre de ne pas recommencer
à faire les bêtises. Mais ça a plus été
des discussions que des coups avec ma mère.
Papa lui c’était…, il était quand même
assez souple aussi, mais c’est sûr que
c’était plus à l’africaine, quand « … » ben
« ... ». On se faisait taper dessus quand
on faisait des bêtises c’est sûr, puis
pas beaucoup de discussions, pas beaucoup
de dialogues, un petit peu de distance, pas
trop de proximité dans les sentiments, je
pense que c’est un petit peu comme tous
les papas rwandais font avec leurs enfants
; installer une petite distance pour ne pas
être trop proches, devenir trop l’ami de
l’enfant. J’en ai pas beaucoup souffert
parce que je voyais que c’était comme ça
partout dans les autres familles mais c’était
une façon aussi de le craindre comme on ne
sait pas comment il va réagir, on essaye
de deviner son état : est-ce qu’il est
fâché, est-ce qu’il accepte, donc il y
avait toujours ce doute, puis le regard. Il
fonctionnait beaucoup avec le regard, il aimait
bien froncer les sourcils, pour me dire :
« je n’en dis pas plus, tu as compris »
et là, je comprenais qu’est-ce qui…,
le message qu’il me lançait.
>> E.H. : Igitsure ?
>> F.M. : Ben voilà, c’est ça. C’était
plus de l’attitude et puis…mais il levait
très rarement la main sur moi sauf quand
bien sûr on fait une bêtise qui n’est
pas acceptable c’est sûr, puis bon, j’allais
me réfugier chez ma mère c’est sûr. J’étais
le cadet en plus ; dès que papa levait la
main sur moi ou dès qu’il me grondait ou
qu’il me faisait un regard, je courais chez
ma mère, je craignais quand même mon père,
ça c’est sûr.
>> E.H. : Juste une petite parenthèse, as-tu
l’impression que tu as obtenu de ta mère
ou de ton père, dans ta façon à toi d’être
avec tes enfants [inaudible : tu es père
de famille?]…
>> F.M. : Oui j’ai une petite fille, elle
est encore petite, donc je ne sais pas. [Rires]
Je n’ai pas encore été mis à l’épreuve.
>> E.H : Quel âge ?
>> F.M. : Elle a un an et demi. Je pense que
je vais prendre des deux. J’essaye quand
même d’avoir une relation quand même proche
avec mon enfant, je pense qu’il faut discuter
avec lui, faut voir ses préoccupations, parler
avec lui, être proche, mais alors c’est
sûr qu’il faut aussi être dur des fois.
>> E.H. : Assez ferme ?
>> F.M. : Être ferme, c’est ça. Et bon
c’est sûr je vais prendre des deux, de
papa et de maman parce que ça a bien marché
pour moi en tout cas, je sais pas si j’étais
vraiment quelqu’un qui…, j’étais très
turbulent et difficile à contrôler. Je courais
tout le temps partout, je cassais tout et
je trouve que ça m’a bien discipliné quand
même.
>> E.H. : « … » très intéressant.
Maintenant, à la maison quand il était question
de prendre une décision, ton père et ta
mère, qui de façon générale prenait les
décisions ?
>> F.M. : Ça dépend pour quelle décision.
>> E.H. : Oui… Peut-être tu peux partir
des souvenirs que tu as éventuellement, des
souvenirs que tu dis, il y a eu un échange,
une discussion, puis voilà ça a été tranché
comme ça. De façon générale comment ça
se passe ?
>> F.M. : Disons que les décisions qui touchent
à…, qui affectent la maison, par exemple,
je pense que c’était plus ma mère qui
prenait les décisions dans la maison. Maintenant
bon, tout ce qui était bon, tout le reste,
[Il expire fort] je dirais que c’est papa,
tout ce qui est, les exemples, que ce soit
les voyages, si on devait se déplacer, c’est
papa qui décidait quand, parce que bon, son
emploi du temps était…, il fallait qu’il
regarde ses disponibilités, parce qu’il
travaillait beaucoup à l’époque. Donc
c’était plus papa qui décidait de…,
à quel moment on part, où est-ce que on
va ; puis à la maison c’était maman qui
gérait sa maison, ses employés, elle veillait
à ce que toute la maison soit nettoyée,
propre. C’est elle qui engageait les personnes
qui travaillaient à la maison, elle les formait,
elle leur apprenait à cuisiner les plats,
papa n’était jamais dans ces affaires-là.
Et puis aussi, quand il y avait des problèmes
dans la famille, souvent maman mettait le
doigt dessus, et demandait à papa souvent
de réagir ; il y avait des fois, je prends
l’exemple ben d’un oncle qui allait avoir
son cinquième enfant, et je me rappelle maman,
elle est partie voir sa femme, ma tante, elle
est allée la voir puis elle lui a dit :
« tu vas avoir ton cinquième enfant , je
pense qu’il faut que ça soit le dernier »,
parce que maman défendait vraiment les valeurs
des femmes, elle se battait pour l’émancipation
de la femme rwandaise et quand elle voyait
que bon la femme est comme si elle avait pas
son mot à dire, que malgré elle bon elle
avait [des enfants], beaucoup d’enfants,
ben c’était un petit peu comme si c’est
le mari qui décide d’avoir un enfant, la
femme n’a rien à dire. Je me rappelle qu’elle
était allée voir ma tante pour lui dire
que, fallait pas qu’elle se laisse faire,
si elle ne veut plus d’enfants qu’elle
arrête là. Qu’elle n’est pas une machine
à faire des enfants, je me rappelle avoir
entendu cette discussion là et je trouvais
ça quand même assez intéressant.
00 :20 :19
>> E.H. : Te souviens-tu quel âge tu avais
quand tu as surpris cette conversation de
ta mère et ta tante ?
>> F.M. : Je crois que je devais avoir peut-être
11ans, 10-11ans, oui. Oui, c’est ça. Donc,
maman était vraiment dans la maison et dans
la famille. C’est elle qui mettait le doigt
sur le problème qui…, et allait voir papa
par la suite pour lui dire : « écoute, il
faut que tu vois avec ça, est ce que tu peux
en parler avec ton frère, pour voir… ».
Et papa…, plus dans tout ce qui est externe,
les déplacements comme l’achat de matériels,
les… Puis pour l’école aussi…Pour les
devoirs, papa n’était jamais impliqué
dans les devoirs. Il ne savait rien de ce
qui se passait à l’école. Ce qui l’intéressait
c’était les résultats. Il fallait qu’il
y ait que du vert dans le bulletin sinon quand
il voyait un rouge quelque part, un échec,
là c’était les problèmes, les questions,
pourquoi ? On avait beau lui dire…mais
la moyenne de classe, je suis dans la moyenne,
il dit : « non, non, ce n’est pas comme
ça qu’il faut, moi je vois du rouge, donc
c’est un échec » ; lors que maman allait
plus dans le fond elle essaye de voir.
>> E.H. : Quand il y avait du vert est ce
qu’il donnait des gratifications en fonctions
de ça ou bien il intervenait comment quand
il voyait du rouge dans le bulletin ?
>> F.M. : Il intervenait juste quand il voyait
du rouge, je me rappelle une fois, il y avait…,
j’étais…, j’avais presque doublé,
je devais passer la deuxième session d’examens.
J’étais en troisième secondaire pour passer
en quatrième et j’ai passé les examens
de deuxième session et j’attendais les
résultats et maman…, moi j’avais tellement
peur d’aller voir les résultats à l’école,
j’ai dit à maman est ce que tu peux aller
voir pour moi ? C’était affiché à l’école,
à l’école belge, est-ce que tu peux aller
voir pour moi ? Parce que si je vais voir
là-bas et que papa…, si je double, je ne
peux pas rentrer à la maison. Papa va me…,
ça sera ma fête. Maman est partie, et puis,
et puis « … », elle est allée voir
les résultats, elle m’a appelé à la maison.
Et c’est moi qui ai décroché, et elle
m’a dit “Ah, félicitations ! Je crois
que tu vas en quatrième année.” J’étais
tellement content, j’ai couru dans la chambre
voir papa, j’ai couru vers lui, j’ai dit
papa, j’ai réussi, je vais en quatrième
année, il n’a pas eu une réaction de joie,
il m’a donné un coup de pied au derrière.
[Rires] Et là j’ai…, parce qu’il était
tellement stressé de savoir que j’allais
peut être redoubler, ça, a été comme une
réaction…, il m’a dit : « tu vois,
tu es capable ».
>> E.H. : Et en français, “Qui aime bien,
châtie bien”
>> F.M. : Ah ouais, c’est ça. C’était
vraiment ça. Oui.
>> E.H. : Est-ce que tu te souviens des passe-temps,
qu’est-ce que…, quel genre de passe-temps
ils avaient tes parents… Est-ce qu’ils
avaient des loisirs, est-ce qu’ils avaient
des activités après le travail, quel genre
de choses ils aimaient faire.
>> F.M. : [Il enlève ses lunettes et commence
à pleurer en s’essuyant les yeux]
[PAUSE]
>> E.H. : Je te demandais les passe-temps
que tes parents avaient, je ne sais pas si…,
sens-toi libre, si tu veux faire un lien avec
le souvenir qui a immergé et qu’est-ce
que ça a eu… ou on peut passer directement
à la question...
>> F.M. : Donc les passe-temps des parents ?
>> E.H. : Oui
>> F.M. : Qu’on faisait en famille ou…?
>> E.H : …que vous faisiez en famille ou
que vos..., tes parents faisaient entre eux.
>> F.M. : Ok, au niveau des passe-temps, on
aimait bien aller rendre visite aux grands-parents
à la colline, on passait l’après-midi
au lac…
>> E.H. : C’est le lac Muhazi ?
>> F.M. : C’est le lac Muhazi. Et on se
promenait, on prenait des pirogues et on allait
se promener sur le lac. Ça, c’est vraiment
le souvenir le plus marquant de mon enfance.
Les promenades sur le lac, en famille, chez
les grands-parents, paysages très beaux,
le coucher du soleil [inaudible : tout ça?].
>> E.H. : Est-ce que la propriété de tes
grands-parents donnait directement sur le
lac ?
>> F.M. : Oui, la maison des grands-parents
était située un petit peu sur une colline,
un petit peu en hauteur, il y avait des champs
autour, un enclos de vaches, et puis on descendait
un petit sentier, on arrivait au lac, on s’installait
là, on piqueniquait, on mangeait en famille
et puis on se promenait, on allait sur le
lac, moi des fois je partais avec les “bashumba”
[bergers], je me promenait avec eux et avec
leurs vaches, j’aimais bien les vaches,
donc j’accompagnais avec mon petit bâton,
c’est des beaux souvenirs. Quand je pense
à mon enfance, j’ai eu une enfance extraordinaire.
L’innocence, je vivais dans l’innocence
totale. C’était vraiment magnifique.
>> E.H. : Quand tu penses à chacun de tes
parents, es-tu capable de voir, d’une façon
ou d’une autre, comment l’un ou l’autre
de tes parents t’a influencé dans ta façon
de faire, dans tes goûts, dans tes comportements,
es-tu capable de voir une influence particulière
que t’a [ont ?] laissée tes parents?
>> F.M. : Ouais. Je… Au niveau de mon...,
de ma sensibilité, je suis beaucoup plus
proche de ma mère, et puis de mon attitude,
la façon que je veux paraître, j’essaye
d’être comme papa. J’essaye de…, parce
que papa était vraiment quelqu’un, que
tout le monde aimait, jusqu’à présent
quand je parle, quand je rencontre quelqu’un
qui le connaissait, il me dit du bien de lui,
je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui
m’a dit : « bon ton papa m’a fait ci,
m’a fait ça… ». Je sais pas… : « je
n’ai pas apprécié »…, j’ai…, c’est
vraiment quelque chose qui est au fond de
moi, c’est de faire du bien. D’être une
bonne personne. C’est vraiment lui qui me
l’a montré, comment il fallait être, comment
il faut être avec les gens, et puis ma mère
c’était plus le côté sensible, parler
avec les gens d’une façon. S’intéresser
à l’autre. Beaucoup d’empathie, de se
mettre à la place des gens, de voir leurs
problèmes, maman était vraiment une personne
comme ça... Très psychologue, discuter avec
la personne, voir si elle a des problèmes,
si elle veut en parler… Ouais, ouais, ça
c’est…
>> E.H. : Et aussi d’anticiper les problèmes
éventuellement plus tard ? Exemple, que
tu connais de ta tante, elle est allée voir…
>> F.M. : Ouais c’est ça... Elle était
capable de voir des problèmes qui ne sont
pas visibles comme ça… Elle avait une sensibilité
quand même que j’essaye d’avoir, j’essaye
de m’intéresser des fois, quand je vois
quelqu’un qui a un problème, je me pose
une question... J’essaye de voir si je peux
l’aider. Et puis papa c’était plus, l’homme
que tout le monde aime bien, qui blague, qui
met les gens à l’aise, c’est ça.
>> E.H. : Tes parents, est-ce qu’ils te
parlaient, ou tes grands-parents, est-ce qu’ils
te parlaient de leur enfance à eux ? De
leurs souvenirs qu’ils ont de leur enfance,
as-tu des choses que tu as gardées, ta mère
ou ton père qu’ils te disaient de leur
temps, quand ils étaient enfants. As-tu gardé
certaines choses comme ça ?
>> F.M. : « … » de mes grands-parents,
ils parlaient pas beaucoup de leur enfance.
Je m’en rappelle pas que mes grands-parents…,
en tout cas au Rwanda…, qu’ils me parlaient
de leur enfance. Mes grands-parents en Belgique,
le seul souvenir que j’ai, c’est que mon
grand-père, quand il était jeune, il avait,
avec la guerre mondiale, il avait été déplacé,
il avait été détenu dans les camps nazis,
qu’il était parti à la guerre. Il parlait
souvent de ça, il revenait souvent sur ce…,
cette histoire. Et donc c’est vraiment,
ça, c’est mon grand-père de Belgique,
c’est le souvenir que j’ai de lui quand
il était enfant, pas enfant mais plus dans
l’adolescence. Il parlait souvent de camps
de concentration, puis de comment il avait
survécu, la guerre, c’était quelqu’un
de très marqué par ça. Mon grand-père
rwandais, je n’ai pas... Bon j’ai…les
seules histoires que j’ai entendues c’est
par après, mais pas de lui-même. Je sais
qu’il a été adopté, qu’on ne connaissait
pas son père, on ne connaissait pas ses parents,
qu’il a été adopté, qu’il a grandi
dans une famille, ça c’est des choses que
j’ai appris par la suite un peu plus tard,
mais directement de lui ou de ma grand-mère,
je n’ai jamais entendu quoi que ce soit
de leur enfance. Mes parents, bon, de ma mère,
il y avait beaucoup d’histoires parce qu’il
y avait des photos, donc les photos de quand
elle était plus petite, elle m’expliquait,
Ah ! On était à tel endroit en Belgique,
et puis elle avait gardé beaucoup de photos
de son enfance, adolescence, elle a vraiment
gardé toutes les photos donc c’est vraiment
là que j’ai appris comment elle a grandi,
son chemin, son parcours.
00 :32 :11
>> E.H. : Et quand vous alliez en vacances
en Belgique, c’est arrivé [inaudible :
est-ce que ça arrivait?] qu’elle t’emmène
dans ses lieux d’enfance, qu’elle te parle
de ses souvenirs d’enfance en te montrant
par exemple l’école, le magasin?
>> F.M. : Oui, oui, oui…
>> E.H. : Est-ce qu’elle a fait ça ?
>> F.M. : Oui, quand on passe devant…, son
enfance s’est passée vraiment dans un même
village, peut être un village à côté,
c’était quand même assez proche, et puis
c’est là que vivaient les grands-parents…
Ses parents à elle, donc on passait des fois,
on pouvait passer devant le petit centre-ville
du village et elle me montrait où ils allaient
acheter le pain. Elle me montrait son ancienne
école, et puis l’école d’infirmerie,
où est-ce qu’elle a étudié, elle me montrait
des fois les lieux, les endroits, « ... ». C’était
souvent…, c’est ça…
>> E.H. : Et ton père ?
>> F.M. : Papa… papa, au niveau de son enfance,
de lui-même, il ne m’a jamais parlé vraiment
de son enfance, c’est plus en surprenant
des conversations avec ses frères que j’apprenais
des petits détails mais on ne s’est jamais
assis ensemble ou en famille pour qu’il
raconte son enfance. Je sais juste qu’il…,
ben, il a grandi…, il a grandi avec mes
grands-parents au village, il a étudié au
village et il me rappelait souvent, il me
disait souvent qu’il n’avait pas eu la
chance d’étudier et qu’il avait réussi
grâce à sa détermination et qu’il fallait
toujours être déterminé dans la vie parce
qu’il n’avait pas eu la chance d’étudier
mais à force d’être déterminé…, de
trouver du travail, se déplacer, aller très
loin pour chercher du travail, il a toujours
été très « … » ; il veut toujours…,
il avait toujours « … », on dirait qu’il
avait comme un but dans la vie, un vrai but,
et il voulait l’atteindre.
>> E.H. : Alors tes parents, comment est-ce
que les voisins, les amis, la parenté, percevaient
tes parents ? Qu’est-ce qu’ils disaient
de tes parents ?
>> F.M. : Ils disaient vraiment, ils disaient
juste du bien de mes parents, comme je l’ai
dit un peu plus tôt j’ai…, toutes les
personnes que je rencontre me parle du bien
de mes parents, que ça soit de papa ou de
maman. Papa, c’était le premier à aider
son voisin pour terminer son toit, pour acheter
des tuiles ou des tôles, c’était le premier
à donner de l’argent pour qu’il termine
la construction de sa maison. Papa, il aidait
beaucoup de familles au niveau des études
des enfants. Il payait les frais de scolarité.
Maman jouait aussi beaucoup le rôle de conseillère,
d’amie de cœur de beaucoup de femmes dans
le quartier, elle avait une copine qui habitait,
bon, on habitait à Kicukiro et il y avait,
je me rappelle, une femme très, très pauvre
; je me rappelle souvent d’elle parce qu’à
chaque fois que je la voyais arriver, je disais
maman : « elle vient encore te demander
de l’argent, elle vient mendier puis son
fils est un alcoolique, il va boire tout cet
argent »! Et, ma mère me répétait toujours :
“Ah! Écoute, il faut toujours aider les
gens dans le besoin.” C’est une pauvre
femme, elle a pas beaucoup à manger, et puis
elle venait à la maison mais maman au lieu
de lui donner de l’argent elle lui donnait
de la nourriture, des fruits, elle m’a dit : “Tu
vois! Je lui donne pas de l’argent, je lui
donne de quoi vivre. Ce n’est pas la même
chose.” Et donc, vraiment dans le quartier,
les parents étaient…, on nous connaissait,
on connaissait les parents, on savait qu’il
y avait une muzungu très gentille dans le
quartier. Ça, c’était connu, c’était
« … ».
>> E.H. : « … » Une muzungu qui parle
kinyarwanda.
>> F.M. : Une muzungu qui parle kinyarwanda
; donc même les gens quand ils venaient,
ils nous parlaient kinyarwanda, je me rappelle
même les fois où le matin en partant, en
ouvrant le portail, on voyait une file de
quatre-cinq madames qui attendaient pour parler
à ma maman, qui lui soumettaient des projets :
“Ah, on essaye d’ouvrir une petite coopérative”
ou bien “on veut s’installer au marché,
on veut acheter de quoi vendre, des fruits…”.
Il y avait vraiment chaque matin, deux, trois,
quatre personnes-là qui attendaient pour
parler à maman, et papa aussi rouspétait
tout le temps : « tu vois tous ces gens
qui viennent à la maison tout le temps pour...
Tu es trop gentille, faut pas te laisser faire »
; en tout cas, c’est ma mère vraiment,
c’était une personne vraiment aidante,
qui aidait beaucoup de gens, très investie
dans la mission surtout pour les femmes. Vraiment
investie par rapport à la femme rwandaise,
elle a fait beaucoup de choses et papa aussi
il profitait quand même de…, il avait
réussi donc quelque part, c’est comme s’il
voulait le redonner à ses amis qui l’ont
aidé ou sa famille, c’était lui le leadeur
dans la famille, qui essayait de pousser les
autres à étudier, à se lancer dans les
affaires. Quand il y avait des mariages, on
venait le voir pour participer dans les frais,
c’était « … », puis vraiment il aidait
aussi volontairement, c’est ça vraiment
le souvenir que j’ai de mes parents au niveau…,
vraiment leur gentillesse.
>> E.H. : Tu m’as parlé de…, tu étais
le benjamin, le dernier de famille, tu as
un frère et une sœur... En peu de mots,
peux-tu me nous dire les liens, les rapports,
le genre de relation que tu as avec ton frère
et ta sœur. D’abord qui est l’aîné
? Est-ce que c’est le frère, c’est la
sœur ?
>> F.M. : L’aîné, c’est Catherine, ma
sœur et le souvenir que j’ai de ma sœur
au Rwanda…, parce que elle, elle a quitté,
elle a quitté à 16 ans le Rwanda parce que
bon, ça ne marchait pas trop bien à l’école,
et puis bon, je pense qu’elle parlait souvent
de la Belgique ; elle voulait aller en Belgique
étudier, je crois que les parents l’ont
envoyée en Belgique…, donc j’ai…, durant
mon enfance, mon adolescence, je n’ai pas
beaucoup connu ma sœur, le seul souvenir
que j’ai, c’est qu’elle courait tout
le temps avec mon frère dans le jardin, j’étais
plus petit mais ils jouaient plus entre eux.
« ... » mais bon, elle s’occupait de
moi comme vraiment une grande sœur mais on
ne jouait pas ensemble, elle était un peu
comme ma deuxième maman quand j’étais
petit, on ne jouait pas beaucoup ensemble,
et puis je garde vraiment très peu de souvenirs
de Catherine quand j’étais petit. Par contre,
mon frère, Sam, on a vraiment grandi ensemble
dans tous les jeux que je vois il est dedans,
il…, j’essayais tout le temps de le suivre
malgré qu’il ne voulait pas que je sois
tout le temps dans ses pattes, on jouait beaucoup
ensemble et on était beaucoup en conflit.
J’ai l’impression que quand les garçons
jouent trop ensemble ils finissent par se
taper dessus et ça arrive souvent, c’était
très dans le conflit, on s’amusait en tout
cas, c’était vraiment des frères, une
relation très directe.
>> E.H. : Les choses que tu as gardées de
ton frère dans cette relation, comme une
sorte d’influence que ton grand frère aurait
eue sur toi, une façon de te…, les valeurs,
une façon de te comporter, quelque chose
que tu pourrais dire, ça, je pense ça vient
de mon grand frère, est ce qu’il y a quelque
chose de ce genre ?
>> F.M. : Ben, c’est sûr que Sam, c’était
quelqu’un, au niveau du sport, c’était
quelqu’un de très sportif et disons que
j’aimais bien, je voulais être meilleur
que lui, je me rappelle par exemple, à l’école
on faisait les activités sportives, on faisait
les sauts en longueur, les sauts en hauteur,
et ça, on était très fort là-dedans, chaque
fois je me disais : « il faut que je sois
meilleur que lui ». Je prenais exemple sur
lui, je regardais qu’est-ce qu’il faisait.
Et puis, avec le temps, je l’ai dépassé
en sauts en hauteur, pas dans tous les domaines
mais j’arrivais à être meilleur que lui
dans certains domaines. On se suit de deux
ans, donc en grandissant, quand même je le
rattrapais, mais il m’a inculqué de bonnes
valeurs sportives, et une discipline quand
même au niveau…, discipline au niveau de
[inaudible] juste dans le sports, il était
déterminé, donc j’essayais de faire comme
lui… Détermination… Et puis l’amour
des voitures, de la mécanique, tout ça c’est
lui, il était tout le temps « … », chaque
fois j’allais en compétition avec lui,
il aimait quelque chose, je devais aller.
Il aimait par exemple une marque de voiture
Audi, il fallait que je prenne une autre marque
Peugeot, et puis on faisait la compétition...
La même chose avec le foot [football], au
mondial, il aimait l’Allemagne, moi j’aimais
la France, juste pour le contredire, c’était
vraiment, c’était « … ». Et ce n’était
pas des choix personnels, c’était un choix
juste par rapport à lui… ; lui, il avait
décidé de prendre ça, donc fallait que
je prenne un autre choix.
00 :43 :18
>> E.H. : Pour [Une façon de] se différencier
en fait ?
>> F.M. : Oui, je voulais être très différent
de lui, mais en même temps, je trouvais que
c’était l’exemple à suivre.
>> E.H. : C’est ça.
>> F.M. : « … » donc, finalement ce
n’est pas avouer qu’on veut être comme
lui et puis finalement...
A.M : Et maintenant la relation entre les
deux, maintenant que vous êtes adultes, que
vous avez des familles, est-ce que… C’est
quoi la relation [inaudible] et ta sœur ?
>> F.M. : Maintenant, c’est… Avec le temps,
par exemple, avec ma sœur on a fini par un
petit peu rattraper le temps perdu. Quand
je suis arrivé en ’94 en Belgique, bon
c’est elle qui a pris le relais, puis là,
j’ai appris à la connaitre, puis bon il
y avait quand même vraiment un fossé parce
qu’on ne se connaissait pas, pendant [pff]
une bonne dizaine d’années je n’ai pas
vraiment vu ma sœur tous les jours ; mais
il persiste quand même une distance avec
Catherine, il y a une distance des années
qu’on ne s’est pas vu c’est sûr. Et
puis parce qu’on n’a pas le même caractère,
je suis beaucoup plus proche de Sam au niveau
du caractère… Au niveau de ma façon d’être,
et quand même je prends beaucoup d’exemples
sur mon frère, le fait de fonder une famille,
d’être stable dans la vie, jusqu’à présent,
les décisions importantes c’est lui que
je vais voir, c’est avec lui que je vais
parler, pas ma sœur… Parce qu’avec ma
sœur, on n’a pas vraiment grandi ensemble,
donc j’ai l’impression que le fait d’avoir
grandi proche de mon frère m’a plus rapproché
de lui et jusqu’à maintenant, qu’il s’agisse
de discuter des projets de famille ou des
projets futurs, j’en parle avec lui. Et
ouais.
>> E.H. : On va brièvement parler maintenant
de votre enfance juste pour peut-être situer…,
certains éléments…, si tu as mentionné
tout à l’heure que tu habitais à Kicukiro
avec tes parents, est-ce que tu as des souvenirs,
ou bien certains souvenirs particuliers des
amis qui habitaient dans le quartier ou bien
de certains voisins, des enfants des voisins,
est-ce que tu jouais facilement avec ces enfants ?
Pouvaient-ils venir chez vous à la maison,
toi pouvais-tu aller chez eux. Juste brièvement
comment c’était la vie dans votre quartier ?
>> F.M. : Moi je me suis toujours considéré
comme un enfant du quartier. Même si j’étais
en tout cas très mûr, j’aimais sortir,
partir, aller chez les voisins... Je me retrouvais
souvent dans les cuisines des voisins, en
train de manger ubugari avec ibishyimbo, je
me retrouvais facilement chez les voisins
et on me cherchait, on courait après moi :
“Kiko où est-ce que tu es? Il faut rentrer !”
Et j’entendais au loin, puis je rentrais,
donc j’ai toujours vraiment été comme
le…, j’allais où je voulais, je me déplaçais
où je voulais dans le quartier, je ne faisais
aucune distinction, on me voyait comme un
muzungu mais bon, peu importe ! Ils finissaient
par comprendre que j’étais comme eux. Je
m’intégrais quand même facilement, j’allais
jouer au basket [basketball] sur le terrain
du quartier avec les jeunes, je mangeais même
des fois avec les gardiens à la maison…
On partageait… Les abazamu comme on les
appelle... Je n’avais aucune barrière,
je ne mettais pas de barrières, c’était
plus les autres qui me voyaient peut-être
différemment... Mais juste en me parlant,
ils voyaient que j’étais comme eux.
>> E.H. : Et au niveau de l’éducation que
les parents donnaient aux garçons et aux
filles, comment c’était dans ton quartier ?
Est-ce qu’il y avait une éducation différente
que les parents donnaient aux garçons et
aux filles, comment c’était de ton temps
dans ton quartier... Est-ce qu’il y avait
une éducation différente ? Que les parents
donnaient aux filles ? Par exemple ta sœur ?
Comment c’était ?
>> F.M. : L’éducation de ma sœur, les
quelques années que je me rappelle parce
qu’elle est partie à 16 ans ; bon, c’était
assez conflictuel à la maison parce qu’elle
ne s’entendait pas beaucoup avec papa. Je
me rappelle plus exactement pourquoi mais
je pense que c’était toujours avec l’école,
ça n’allait pas avec l’école et puis
elle avait un caractère un peu difficile
donc c’était très… Puis avec ma mère
aussi, elle essayait de tempérer mais finalement
quand même avec ma sœur, je peux pas me
baser sur ça pour dire voilà c’était
comme ça l’éducation des filles, si je
regarde plus mes cousines, c’était quand
même…, je n’ai rien remarqué de spécial…
Les filles jouaient avec les garçons, on
jouait ensemble, il y avait pas de…
>> E.H. : Pas de différence ?
>> F.M. : Vraiment pas de différence particulière,
c’est ça.
>> E.H. : Alors maintenant, de l’école
justement, as-tu des genres de liens... De
rapports que tu avais... Tout à l’heure
tu as mentionné la fermeté, les exigences
de ton père... Notamment au niveau du bulletin
scolaire, mais avec les enseignants, comment
c’était ? As-tu des souvenirs particuliers
avec les enseignants ?
>> F.M. : Ouais ben, l’école pour moi ça
n’a pas été une étape facile, parce que
je n’étais pas un bon élève dès le départ.
Donc, je ne faisais pas l’effort nécessaire
pour rattraper les autres, c’est comme si
je savais que je n’étais pas bon, donc
je me dis bon, je vais me contenter toujours
du minimum et je me rappelle d’un professeur
en particulier, il s’appelait Monsieur André
ben, il s’appelle Monsieur André. C’était
mon prof [professeur] de maths [mathématiques].
Et avec lui, ça ne se passait pas bien. C’était...
J’avais toujours des mauvaises notes, puis
le prof [professeur] aussi, bon il n’essayait
pas de m’aider, je me rappelle toujours
que c’était le cours que je n’aimais
pas du tout, donc c’était vraiment les
plus mauvais souvenirs c’est ce cours de
maths [mathématiques] à l’École Belge
de Kigali [rires]. Avec le professeur Monsieur
André qui était très sévère, que tout
le monde craignait, et ça tombait toujours
sur moi les punitions, effacer le tableau,
tout ce qu’il faut, tout ce qui était mauvais,
c’était moi.
>> E.H. : Il y a-t-il une matière que tu
aimais particulièrement, la matière que
tu préférais?
>> F.M. : C’était la géographie, les
cours d’histoire, le dessin, j’étais
très fort en dessin et puis le cours de gymnastique.
Ça, c’était mes préférés. Tout ce qui
était sciences, je détestais. Et puis même,
je me rappelle un jour, j’ai emmené un
devoir corrigé par le professeur de mathématiques,
et je crois que j’avais eu deux sur dix
ou quelque chose comme ça, j’ai montré
à maman, j’ai dit : « maman, moi, je
suis pas bon en maths [mathématiques], qu’est-ce
que tu veux que je fasse? » Elle m’a dit…,
elle m’a avoué qu’elle aussi c’était
sa bête noire, les mathématiques, elle m’a
dit : « tu sais, moi aussi les mathématiques
c’est vraiment pas mon fort ». D’ailleurs
des fois je lui montrais un devoir, elle n’arrivait
pas à corriger ou à m’aider et bon, papa
lui, au lieu d’essayer de voir un petit
peu s’il peut faire quelque chose : “dis-moi
je vais te chercher un professeur particulier?”
Alors, il y avait un prof [professeur] qui
venait à la maison et qui essayait de me
remettre à niveau. C’était pas facile,
mais finalement j’arrivais toujours à passer
de justesse en mathématiques, c’est ça.
>> E.H. : « … » alors, finalement quelle
orientation avez-vous pris, pour… Après
le secondaire, quel genre de formation qui
vous a le plus intéressé ?
>> F.M. : En fait le secondaire je l’ai
terminé en Belgique parce que quand le génocide
a commencé, j’étais en cinquième secondaire.
Donc j’ai terminé en Belgique et là il
y a eu toute une adaptation à faire, donc
j’ai accumulé... J’ai perdu peut-être
deux ans avant de finalement finir le secondaire.
Parce que quand je suis arrivé en ‘94 en
Belgique, j’ai fait une année sans rien
faire, et puis l’année d’après, j’étais
dans une école puis c’était un autre environnement,
les professeurs qui sont différents, les
étudiants qui réagissent différemment avec
les profs [professeurs], donc disons que j’ai
perdu deux ans au niveau de mon secondaire
et puis j’ai commencé, je me suis intéressé
au markéting. Là, je me suis inscrit, en
Belgique après le secondaire on passe à
l’Université directement…, je me suis
inscrit en markéting et à chaque fois, chaque
année à Noël, je décrochais, pendant deux
ans de suite je décrochais chaque fois à
Noël...
00 :53 :22
>> E.H. : Parce que les résultats n’étaient
pas bons ?
>> F.M. : Les résultats…, c’est pas que
les résultats n’étaient pas bons, je perdais
la motivation. Ce qui arrivait…, je partais
au Rwanda... J’avais comme un manque parce
qu’avant, ce qui me poussait à continuer
c’était mes parents, ils étaient toujours
là pour me pousser, pour me menacer dans
le fond… Comme je ne suis pas un élève,
quelqu’un qui aime étudier, si je n’ai
pas la pression ou quelqu’un qui me pousse,
c’est sûr que je décrochais, et c’est
ça qui arrivait deux années de suite en
Belgique, et « … » [courte pause]. Donc
c’est ça, à chaque fois, je changeais,
je changeais d’unif [université], j’allais
dans une autre, c’est la même chose, donc
à un moment donné, j’ai laissé tomber,
j’ai commencé à travailler, en Belgique.
>> E.H. : C’était quoi ton premier travail ?
>> F.M. : « … » le premier travail,
« … ». Le premier travail je me rappelle
c’était de l’encodage, j’ai fait de
l’encodage dans une compagnie, puis c’était
des boulots…, on appelait ça “Intérim”,
donc on change chaque six mois, on t’envoie
dans une autre compagnie, et j’ai fait plusieurs
petits boulots entre temps, toujours en changeant,
donc une vie vraiment très changeante…
Quand même, un manque de stabilité, c’est
ça que je remarque vraiment après le génocide,
vraiment j’ai eu un manque de stabilité
complet ; et quelque part, je pouvais pas
demander, ben je pouvais demander de l’aide
mais je n’arrivais pas déjà à faire la
demande, et puis la personne la plus proche
de moi c’était mon frère, il traversait
la même chose, il traversait le même genre
de…
>> E.H. : Vous étiez partis ensemble en Belgique ?
>> F.M. : Lui, il était déjà en Belgique.
Il était déjà en Belgique avec ma sœur
donc eux aussi avait une vie pas très facile,
donc je n’arrivais pas à suivre un exemple
quelque part. J’ai eu une vie assez... Après
94, c’était assez mouvementé, je ne savais
pas dans quelle direction où m’en aller.
>> E.H. : Tes parents qu’est ce qui était
arrivé ? Les parents étaient avec vous ?
Ou bien ils étaient au Rwanda ? Qu’est-ce
qui est arrivé au moment du génocide ?
>> F.M. : Au moment du génocide, je peux
prendre la date du 6 quand l’avion a été
abattu en ce moment-là, moi je me trouvais
dans mon lit, je m’attendais à une nuit
normale puis le lendemain l’école, et puis
on a entendu des intonations vers six heures
le soir, sept heures. Vraiment deux grosses
explosions. On n’a pas prêté une attention
particulière à ça, on s’est dit, c’est
des grenades dans les environs-là … Parce
qu’il y avait toujours des tirs de fusils,
des grenades, même dans notre quartier qui
était quand même assez calme, mais on entendait
toujours des petits tirs, on s’est dit:
ça doit être une grenade. Et « … », bon
la nuit moi je me suis endormi, et puis le
matin... Même très tôt le matin, vers cinq
heures, six heures... Ma mère qui vient me
réveiller, elle me dit : « tu ne vas pas
aller à l’école aujourd’hui…, l’avion...,
le président est mort ». Alors moi j’étais
content, moi j’ai dit : « Ah ! Je vais
pas à l’école, Ah ! Ben c’est bien… ».
Enfin, le président est mort, enfin on va…,
le pays ça va débloquer parce que j’entendais
toujours à la radio, le président est contre
les accords d’Arusha, le président ceci
cela, je me dis mais finalement, c’est bon !
Donc pour moi je voyais ça comme la fin de
tous les problèmes et que le Rwanda, vraiment
tout allait bien se passer… Et on a passé
la matinée très tôt le matin jusqu’à…,
je… On a même pris le petit déjeuner,
vers huit heures et bon ça a commencé les
tirs beaucoup plus répétitifs, jusque-là
c’était encore des tirs mais pas assez
soutenus, mais à partir de vraiment huit
heures- neuf heures, là c’était des bombardements.
Et…bon… là on commençait…, papa je
le voyait téléphoner à gauche à droite,
il me parlait pas du tout, je ne me rappelle
pas avoir vu papa parler ou…, il était
toujours au téléphone dans la maison, il
marchait à gauche à droite, mais moi inconsciemment,
j’allais même dans le jardin, je regardais
à l’extérieur, je voyais des maisons sauter,
je voyais des grenades, des tirs, peut-être
pour remettre un peu dans le contexte, moi
j’ai…, quand… J’ai étudié à l’École
belge, j’ai grandi…, j’ai grandi dans...
un petit peu comme un enfant isolé de tous
les problèmes au Rwanda, ignorant les ethnies,
ignorant les problèmes fondamentaux au Rwanda,
donc je n’ai pas porté attention à tous
ses mouvements de ces partis politiques, je
prenais ça comme une, comme des équipes
de foot [football] qui ont des drapeaux, qui
manifestent dans la rue, je voyais ça comme
des équipes de football qui se disputent,
je n’ai jamais vraiment pris ça très au
sérieux, même à l’école, je me rappelle
qu’on fréquentait les enfants du ministre,
des enfants de hauts dignitaires, là ... Il
y avait les enfants de Kabuga, il y avait
les enfants de Mbonyumutwa, les enfants...
Tous les militaires… Presque tous étaient
là. Je les fréquentais et je me rappelle
que des fois il y avait eu la mode des petites
médailles [pointe sur sa chemises] avec le
parti politique et ils venaient avec ça à
l’école, et je me rappelle que même je
me moquais d’eux, je disais : « …, votre
président, c’est un dictateur, il ne laisse
pas les autres partis s’exprimer…! ».
Le MDR [Mouvement Démocratique Républicain]
ce n’est pas bien. Innocemment, vraiment
sans… Juste pour me moquer. Et puis je savais
que Papa était dans le PL [Parti Libéral],
donc moi j’etais fier de le dire, je disais
ouais il faut être libéral, moi je voyais
les libérals [membres du parti Libéral]
comme déjà le mot, libéral… On est libre.
Donc, je me vantais toujours à l’école,
je disais toujours : « Ah, il faut être
libre, vous êtes dans des mouvements, des
partis dictateurs, tout ça… » Vraiment,
il n’y a jamais eu d’agression… Il n’y
a jamais eu de menace pour ma part... Donc,
ça continuait comme ça. Si peut-être un
enfant serait venu me dire : « toi, on
va vous éliminer ou m’agressait, peut-être
j’aurais allumé une…, un signal ou j’aurais
compris quelque chose mais jamais, jamais,
je n’ai eu un seul reproche par rapport…,
on rigolait... C’était des plaisanteries.
>> E.H. : Des enfants de 15-16 ans…
F.M.: 15-16 ans, on n’a jamais… Bon, j’ai
vraiment grandi dans une bulle où tout va
bien relativement au problème c’est sûr,
mais je n’ai jamais été menacé et j’avais
un cousin à la maison qui vivait à la maison
chez nous et lui, chaque fois qu’il rentrait
le soir, il rentrait très tôt. Cinq heures
et demie, il devait être à la maison...
Et je me dis, il était plus âgé que moi,
il avait peut-être 18 ans, alors je lui disais :
« je rentre même après toi, t’es tout
le temps-là pourquoi ? Est-ce que tu ne vas
pas t’amuser ? ».
[Pause]
>> F.M. : Donc on en était... C’était...
>> E.H. : Tu parlais de tes camarades à l’école,
finalement les questions d’ethnies, donc
les questions… Les partis politiques…
>> F.M. : Donc c’est ça comme j’ai dit,
c’était euh... je vivais dans mon petit
monde à moi de Blanc, de Rwandais, d’Indien,
je trouvais ça très bien, je ne… Et alors
bon j’avais mon cousin qui vivait à la
maison, lui, il rentrait toujours très tôt…
Très tôt, cinq heures, il était là. Moi
je me posais trop de questions : « pourquoi
tu es tout le temps à la maison, pourquoi
tu ne sors pas, tu ne vas pas jouer au basket
[basketball]? Des fois j’allais jouer au
Basket [basketball] au quartier… Je dis :
« viens avec moi on va jouer ». Il avait
toujours peur de sortir. Surtout dans les
derniers mois, surtout la fin ‘93, début
‘94, il était tout le temps à la maison
et puis bon un jour il me dit : « écoute-moi,
mes parents, ils vivent à Nyamirambo, moi
j’étudie à l’Apacope [Association des
parents pour la contribution à la promotion
de l’éducation], et puis, je lui dis :
« mais pourquoi tu vis chez nous, pourquoi
tu ne retournes pas chez tes parents ? »
Il me dit : « parce que le retour à Nyamirambo
est plus dangereux que de venir à Kicukiro ».
Je dis : « mais pourquoi ? » Il me dit :
« parce qu’on se fait attaquer des fois
dans la rue ». Le quartier Nyamirambo là
où il devait…, qu’il devait traverser,
mais il disait que c’était dangereux, qu’il
se faisait des fois arrêter par des policiers
et puis même à Nyamirambo dans sa famille,
la maison où il vivait, il y avait souvent
des…, des militaires qui passaient, des
soldats qui passaient comme ça regarder les
jeunes garçons qui sont là ; comme il était
grand et puis qu’il était quand même âgé…,
c’est après que j’ai compris que tous
les jeunes de cet âge se faisaient arrêter
des fois, ils passaient la soirée en prison,
on les tabassait, mais à ce moment-là, quand
il le disait, je le trouvais stupide, mais
je dis : « Mais non, qu’est-ce que tu
racontes ? Non viens on va sortir, on
va aller jouer au Basket [basketball] et il
voulait pas, il voulait pas. Et puis même
une fois, je rentrais justement du Basket,
je chantais, je sifflais à la maison dans
la cour, et puis il m’a dit : « Non !
Il faut pas siffler, il faut pas siffler,
si on t’entend, ils vont venir ici ».
J’ai dit : « Mais qui ? » Il dit “Les
Interahamwe!” S’ils entendent le sifflet,
c’est un signal pour qu’ils viennent ici
[inaudible : fin la…?] ; ça, je comprenais
pas du tout, j’ai dit : « Vraiment tu
délires... C’est quoi…? À la maison
ici ? On a des gardiens, papa il est connu,
il va rien se passer, maman aussi…, maman
c’est une muzungu, on ne peut pas toucher
au muzungu» ; donc vraiment l’innocence.
01 :05 :02
>> E.H. : Très naïf...
>> F.M. : Très naïf. Et… Quelque chose
qui m’a vraiment confondu dans tout cette
histoire, tout ce drame au Rwanda, c’est
mon oncle, j’avais un oncle Robert Kajuga,
c’est le petit frère…C’est le dernier
de la famille… Le petit frère de mon père...
Et… quand il a commencé, il était quand
même très connu dans le milieu des jeunes
parce qu’il avait une équipe de football
et puis il était connu, il avait beaucoup
de copines, vraiment très connu chez les
jeunes et il a été repéré par le clan
du président et par les membres du parti
[inaudible] et on lui a proposé d’être
le chef des Interahamwe à Kigali... Et il
a fini par devenir le président et quand
c’est arrivé, moi j’ai trouvé ça comme
extraordinaire, je me dis bon, c’est vraiment...
Bon, la famille est en protection, la famille
est ceci, cela « … ». Et ça, c’est
vraiment…, ça a été, par après, quand
tout s’est passé, donc après ‘94, c’est
la chose qui m’a le plus troublé, et vraiment
la raison pour laquelle je voulais faire ce
témoignage, c’est pour…, d’une part,
expliquer ma version pour un peu sortir…,
c’est comme un poids pour moi et pour ma
famille, et non, c’est quelque chose que
je n’ai jamais compris, et que je ne comprendrai
jamais parce qu’il n’existe plus, il est
mort. Mais, donc en étant chef-président
des Interahamwe, c’est comme s’il voulait
notre mort... Et… mais quand il venait à
la maison ou quand il, quand on le croisait,
c’était quelqu’un de très sympathique,
il a grandi... Moi j’ai grandi avec lui…à
ses côtés… Et « … » jusqu’à ce
qu’il commence à rentrer dans la politique,
tout se passait bien, après ça, il a commencé
à y avoir des tensions dans la famille. Je
me rappelle, il devait se marier et puis mon
grand-père a parlé avec le père de la fille,
et puis on l’accusait : « Ah ! C’est
un Interahamwe... » Puis ceci, cela, c’est…
En tout cas, c’est très troublant le...
Cette histoire, comment est-ce qu’il a embarqué
là-dedans, papa aussi se réunissait aussi
avec ses frères pour parler de ça. Donc,
personne ne comprenait ses choix... Ce qui
était clair, c’était le fait qu’il aimait
l’argent, il aimait le succès, la visibilité...
Et que tout lui était offert. Donc c’est
vraiment, il a vraiment sauté là-dessus
pour le profit… Pour faire…pour l’argent
ou pour la réussite, mais je crois qu’il
l’a fait vraiment naïvement, il n’a pas
vu les limites, il n’a pas vu ce que ça
allait donner donc « ... », c’est vraiment,
il a vraiment sauté là-dessus pour le profit,
pour faire... Pour l’argent ou pour le,
pour le…pour la réussite. Mais je crois
qu’il l'a fait vraiment naïvement, il n’a
pas vu les limites, il n’a pas vu le…
Ce que ça allait donner.
>> E.H. : « … » De lui.
F.M.: Parce que même quand c’est arrivé
dans le génocide, j’entends beaucoup de
cas des gens qui disent qu’il avait les
mains liées, qu’il a sauvé certaines personnes
mais qu’il en a tué d’autres, donc ça
reste « … » Pour moi ça va rester un
mystère et quelque part, qu’il soit mort
« … ». Je trouve que c’est mieux parce
que ça aurait été la destruction de la
famille au complet. « … » ben, c’est
ça, je… Ça c’est le côté pour parler
de mon oncle, c’est pour aussi apporter
au…, à cette confusion dans laquelle je
vivais quand j’étais jeune et c’est là
que…, je me rappelle aussi quand papa, quand
je lui posais la question, je l’ai dit...
Parce que je voyais mon oncle, puis je voyais
mes cousins qui se plaignaient qu’ils étaient
attaqués puis je comprenais pas… J’ai
posé la question à papa un jour, j’ai
dit : “On est de quelle ethnie au fait ?”
Il a rigolé. Ma mère était à côté, elle
n’a pas, pas… Elle n’a rien dit, et
puis on a continué à rouler… Sam lui a
demandé mais c’est vrai, on est quoi ?
« … » « On est dans le PL [Parti
Libéral] et on dit que c’est des Tutsi,
tu dis qu’il faut mettre le petit… »
Il y avait le petit médaillon de Habyarimana
qu’il fallait mettre, du président… Quand
il allait dans des conférences, il mettait
ça... Il dit : « mais des fois tu mets
le petit médaillon du président, finalement
on est quoi ? » Il nous a dit : « mais
on est comme tout le monde, vous savez, on
est Hutu. » Bon, puis on n’a plus jamais
reparlé de ça... Et donc, moi j’ai grandi
avec ça dans la tête, j’ai continué,
le temps à continué... Pour moi, j’étais
Hutu. Et tout se confirmait, mon oncle est
président des Interahamwe, ça se confirmait
donc pour moi, le cousin qui venait se plaindre
mais non, on a la protection dans la famille,
t’inquiète pas, il va rien se passer…Et
donc, c’est dans... Avec tous ces éléments-là
que le six avril dans la nuit, bon il y a
l’accident de l’avion puis le matin, maman
qui me réveille très tôt le matin qui me
dit bon, le Président est mort. Puis bon,
puis des tirs qui commencent, et puis, et
puis bon... Le… Vers 11h - 11h30, il y avait
toujours les messages à la radio qui disaient
de ne pas bouger de la maison, de rester tranquille,
de rester à la maison, de ne pas sortir et
puis vers midi - midi et demi, on était à
table je me rappelle, c’est l’imagine
que j’ai vraiment de cette journée... On
était à table comme le dernier repas de
Jésus, papa était la..., maman…, le cousin…,
les… Il y avait une cousine aussi qui était
là. Puis, c’est comme si on allait manger
le dernier repas, tout le monde le sentait
et moi aussi je finissais par comprendre qu’il
y avait une tension, quelque chose que je
n’arrivais pas à maîtriser, je ne comprenais
pas... Personne ne parlait, aucune question…
On entendait des tirs, des… Mais on allait
manger... Et puis je crois qu’on a mangé
un petit peu... Et on n’a même pas fini
qu’on entendait la sonnette du portail qui
sonne et puis il y a… Le grand-père était
là aussi...
>> E.H. : Maternel ?… Paternel !
>> F.M. : Le grand-père paternel. Le grand-père
était là et... Bon... Le zamu vient et il
nous dit : « bon il y a des militaires
à la porte, ils disent qu’ils veulent vous
parler », alors papa est devenu tout blanc...
Vraiment figé. “Des militaires? Qu’est-ce
qu’ils viennent faire ? Pourquoi ? Est
ce qu’ils t’ont dit ce qu’ils venaient
faire et tout ?” Il dit “non, ils veulent
te parler, venez ils veulent vous parler.”
Bon le grand-père se dit, bon si moi j’y
vais je vais pouvoir les repousser, leur expliquer
que bon on n’a pas, il n’y a rien à faire
ici. Il est descendu, cinq minutes après
il revient, il dit non ils veulent rentrer.
Ils disent qu’ils veulent fouiller la maison,
voir… Parce qu’il y a des tirs donc ils
se demandent si ce n’est pas à partir d’ici
ou si… Ils veulent fouiller la maison. Alors,
maman dit : “Moi je vais y aller avec toi.”
Avec le grand-père. Peut-être que s’ils
voient une muzungu, ils vont comprendre que
bon... maman descend avec grand-papa et « … » La
même chose. Ils reviennent. Ils disent que
soit toi tu y vas leur parler ou ils rentrent
et donc ça a été ce jeu-là peut-être
pendant une quinzaine de minutes et plus le
temps passe, plus les militaires s’accumulaient
à la porte. Il y avait des jeeps, le zamu
à chaque fois il nous alertait : “Ah !
Il y a une jeep qui vient d’arriver”.
Ils deviennent nombreux, ils vont casser la
porte et même il y avait… Le zamu avait
mis une espèce de tronc d’arbre sur la
porte pour essayer de freiner les… Et donc
même les amis qui étaient Hutu, vraiment
ils n’ont pas… Ils n’ont rien fait...
Ils essayaient toujours de discuter avec les
militaires, ils disaient ici, c’est une
maison de gens bien.
>> E.H. : Pacifiques…
>> F.M. : Pacifiques. Vraiment il n’y a
rien et jusqu’au dernier moment les zamu
vraiment n’ont rien fait, et bon, le temps
passe puis finalement on regarde par la fenêtre
et on voit que ça commence à…la porte
commence à s’ouvrir. Alors, pour moi, là,
c’est comme si je me sens investi de…,
comme personne ne bougeait, j’ai..., je
suis devenu quelqu’un d’autre. J’ai
commencé à parler. J’ai dit : « si
on reste ici, on va mourir, il faut qu’on
parte. On va partir par la cuisine. J’ai
commencé à parler. J’ai dit : « si
on reste ici, on va mourir, il faut qu’on
parte. J’ai pris tout le monde ; j’avais
16-17 ans, j’ai pris tout le monde, j’ai
dit : « venez, suivez-moi… ». Il y
avait un petit chemin que je connaissais derrière
la cuisine qui menait chez les voisins avec
une petite porte…
1 :15 :54
>> E.H. : T’as pris le “leadership”
de sauver la famille…
>> F.M. : Moi je prends le “leadership”
de sauver la famille et je dis : « suivez-moi,
tout le monde était figé, tout le monde
ne bougeait plus. « … » ils me suivent,
on passe derrière une petite citerne, derrière
la cuisine et...
>> E.H. : C’était quelle heure à peu près,
il était midi…?
>> F.M. : Il était midi et demi - une heure.
À peu près dans ces heures-là, et...
>> E.H. : Ce qui n’est pas une bonne heure
pour s’en fuir... Pour se cacher !
>> F.M. : Ben, c’est ça, mais je me disais
que peut-être si on va de l’autre côté,
ils vont pas nous trouver puis bon en tout
cas, dans le moment même, on ne réfléchit
pas trop et donc on essaye de suivre son instinct
et donc en partant, on arrive derrière la
petite citerne et là je regarde rapidement,
je voyais la porte de l’entrée, par où
les militaires devaient entrer, je passe un
peu là… Je jette un coup d’œil et je
vois comme un flot de militaires qui arrivent
et la porte était... Je devais passer un
terrain découvert, traverser peut-être cinq
mètres pour se rendre à la porte qui nous
emmène chez les voisins donc je me dis si
on passe ils vont nous voir, ils vont nous
tirer dessus, « … » je dis on rentre.
On retourne à la maison parce qu’ils avaient
déjà... Ils commençaient à encercler la
maison. Je dis on retourne à l’intérieur,
peut-être il ne va rien se passer. Bon, on
a essayé de fuir mais, je pense que ça aurait
était désastreux ; donc on retourne à
la maison et là on attend, puis là, les
militaires arrivent, ils encerclent la maison,
ils rentrent à l’intérieur, nous on est
tous là en groupe… On était dix et ils
ont mis les gardiens en […] les bras en
l’air et « … ». Donc, ils envahissent
la maison complètement, puis là, les militaires
partout nous demandent de sortir, d’aller
sur la terrasse. Bon, on obéit. Là, à ce
moment-là, il régnait une atmosphère de
mort, c’est la fin, il y a des choses qu’on
sent et tu dis c’est fini. On est tous sur
la terrasse, on attend.
>> E.H. : Ça, c’est vers le huit ou le
neuf juillet ?
>> F.M. : Ça, c’est le sept avril.
>> E.H. : Le 7 oui.
>> F.M. : C’est le lendemain de l’attentat.
Et bon on est tous là, à attendre, les militaires
sont dans la maison en train de fouiller et
il y en a un qui sort, je crois que c’est
un colonel ou… Je ne me rappelle pas mais
c’était le chef. Il sort, il dit à papa
de rentrer à l’intérieur et il lui demande
d’amener tout ce qu’il a, que ce soit
l’argent ou… Et de lui montrer les caches
d’armes. Il lui parlait en kinyarwanda bien
sûr et… mais très violemment en le poussant :
« Allez vas-y, viens me montrer les armes...
Et ton argent… Amène tout, tout, tout ».
Et nous, on est toujours à l’extérieur
sur la terrasse et puis je me rappelle que
je vais me réfugier chez maman, je lui dis : «
mais qu’est-ce qui se passe, pourquoi est-ce
que…, qu’est qu’ils vont faire ?»
Elle me dit : « Tais-toi ! Reste tranquille.
Ce qui doit arriver va arriver, mais tu es
avec moi ». C’est le dernier mot qu’elle
m’a dit « ... » Là, à ce moment-là,
papa était à l’intérieur, je ne sais
pas ce qui se passe, où est ce qu’il est.
Je ne le vois pas mais j’entends beaucoup
d’armoires qui tombent, des vitres brisées,
donc il mettait tout par terre comme s’il
cherchait quelque chose. Le chef qui était
parti avec papa ressort de la maison, et puis
il discute avec les autres militaires, il
leur parle, on n’entend rien puis là c’est
à ce moment-là que je sors de mon silence,
je vais vers lui, bon je m’approche pas
trop mais je lui parle. Je dis : “Ntambunda
dufite, ntacyintu dufite, turi abantu beza,
ntacyintu twakoze.” J’essaye de lui dire
que bon il n’y rien, qu’on est vraiment
pacifistes, que on a rien fait, que… Même
si je ne comprends pas le problème, pourquoi
ils sont là, mais je comprenais qu’ils
cherchaient quelque chose et qu’on était
dans une mauvaise position et puis il y a
le militaire qui était juste à côté de
lui qui tenait un lance-roquette, il l’a
tourné vers moi et il m’a repoussé avec.
Avec son lance-roquette. Ça m’a... J’ai
vraiment senti le... La chaleur et puis il
m’a repoussé vers maman et puis il m’a
dit : “Ceceka wambwa we !” … Tais-toi.
Alors, j’ai vraiment... Bon, j’ai fondu
en larmes et puis je me suis réfugié chez
maman qui n’a pas parlé, qui m’a serré
dans les bras et puis le colo [colonel], le
chef qui parlait avec…, aux autres encore
est retourné encore dans la maison et puis
les militaires nous ont dit : « Bon, allez
dans le jardin et couchez-vous sur le ventre,
et ne dites pas un mot. Je ne veux pas vous
entendre, alors là, c’est là que je me
dis c’est nos derniers moments, qu’est-ce
qu’on fait ? Est-ce qu’on court, est-ce
qu’on fuit, est-ce qu’on se laisse une
chance peut-être c’est du semblant... Beaucoup
de questions. Je me demandais vraiment qu’est-ce
que… Je suis sûr que les autres se posaient
la même question sauf qu’eux ils savaient
pourquoi ils étaient là, qu’est-ce que…
Ils savaient très bien ce qui allait se passer
et moi je savais pas encore. Bon je dis à
maman, je me rappelle que je lui demande :
« et Sam? Sam et Catherine? » Ils sont
en Belgique, ils étaient partis bien avant
pour les études donc ils étaient en Belgique,
je, je lui dis… Qu’est-ce que… Je lui
dis : « Sam et Catherine ? » Puis elle
me fait un sourire, puis elle me serre les
bras. C’est là qu’elle m’a dit les
derniers mots : “Ce qui doit arriver va
arriver, tu es avec moi, tout va bien se passer!”
puis on est descendu dans le jardin, donc
tout le monde, les dix personnes qu’on
était, on s’est allongé, et je ne sais
pas comment, on dirait que c’était écrit
que je devais me coucher comme ça, d’une
telle façon et que ma mère est venue presque
au-dessus de moi et qu’elle s’est couchée,
on était sur le ventre, elle s’est couchée
sur une partie de moi et elle m’enlaçait
comme pour me protéger de ce qui pouvait
arriver, et alors on était tous couché et
il y a eu peut-être…, on entendait des
bottes à gauche à droite, beaucoup de bousculades,
et puis.. Parce qu’il y avait vraiment beaucoup
de militaires, je me rappelle pas combien
ils étaient… mais, au moins une trentaine
facilement. Et un brouhaha que je ne peux
pas décrire parce qu’il y avait la foule
dans la maison, ils cassaient les vitres,
et puis à un moment donné, j’entends des
mots, ils se parlent entre eux, j’entends :
« Ah, mais tirez ! Tirez vite, vite ! »
Et on… Il a dit : « Visez les têtes,
visez sur les têtes comme ça c’est vite,
vite et on part. » Et puis, là j’entends
les tirs, ça commence. Ils tiraient coup
par coup. Ils étaient à une distance de
deux mètres, un peu au-dessus, au niveau
de la terrasse, on était un peu en contrebas
et ils tiraient mais je ne voyais pas parce
qu’on avait la tête dans le…, la tête
dans le sol là, on ne voyait pas. Et j’entends
seulement les tirs, je me suis pas levé la
tête, ils nous avaient empêchés de regarder,
donc je me dis : « si je me lève ou quoi,
c’est fini ». Ma mère toujours m’enlace
et me serre, elle ne parle pas, et il commence
à tirer coup par coup, je n’entends aucun
gémissement, aucun bruit... Il tirent, il
tirent.. C’est comme si j’entends des
tirs se rapprocher et puis je vois, je sens
la tête qui saute. Et je sens que ça se
rapproche, ça se rapproche... Je sens vraiment
la chaleur. Et puis ça tombe sur ma mère,
je sens son corps sauter, deux-trois fois.
Je me rappelle pas combien, je pense c’est
trois fois qu’ils ont tiré sur elle et
je n’entends aucun bruit, elle ne fait aucun
bruit et là c’est moi, je me dis, c’est
moi, c’est mon tour. Puis j’entends comme
un…, la terre qui tremble, et comme une
chaleur qui passe tout près de mon visage,
et puis tout près..., entre mes jambes, la
terre qui saute et puis je continue à me
crisper puis ça passe à l’autre personne.
Ça continue, il y avait encore trois autres
personnes, ça passe sur les autres, c’est
comme si j’essayais de sentir la douleur,
si j’essaye de…, je sens bouger, de voir
où est-ce que je suis blessé, est-ce que…,
je ne sens rien. Et puis, je me dis : « peut-être
je suis mort déjà » et je me dis si c’est
comme ça peut-être c’était bien la mort,
ça fait pas mal. Et…, j’avais ma main
sur le cou de ma mère, j’essaye de faire
une pince-mort mais là-ils tirent encore ;
donc j’essaye de me calmer encore un peu
puis finalement les coups arrêtent et là
j’entends les bottes qui… les bruits de
bottes. Et puis je les entends parler : « Allez
chercher lui aussi ! » Et puis j’entends
la voix de mon père et il sort comme ça,
je devine où est ce qu’il est, il est devant
nous, il voit... Il dit « mais qu’est-ce
que vous avez fait ? Mwakoze iki? Hein! Oya,
Mwakoze ibiki! » Et puis j’entends :
« Allez ! We jyenda nawe ! Allez, va aussi ».
Et puis je l’entends descendre vite les
escaliers pour essayer de s’enfuir; il passe
devant moi, devant ma tête et oui j’entends
les bruits de pas, il court et puis ils tirent
sur lui trois ou quatre coups, et j’entends
le souffle, le bruit qu’il a fait en tombant,
je sens son… En cours « … ». Je sentais
son désespoir, je sentais son…, je sentais
qu’il voyait que c’était fini, j’ai
senti tout ça... Il a vu sa famille anéantie
puis il a essayé de se lancer dans la mort
et bon il est tombé, j’ai entendu son corps
tomber, puis là j’ai vraiment pris...,
j’ai vraiment compris que j’étais vivant,
que j’étais pas mort, que j’étais encore
là, et il est tombé, puis là les militaires,
ils ont, je crois qu’ils commençaient à
regarder si on était mort, s’il y avait
quelqu’un de vivant mais ils n’ont pas
investigué plus loin et là ils ont continué,
ils ont dit : « on doit aller ailleurs,
on y va, on va revenir ». Ils sont partis.
Et pendant..., je crois qu’à ce moment-là,
la tension était tellement intense, vive,
que je me suis évanoui ou je suis tombé
dans les pommes et j’ai perdu connaissance,
et peut être dix minutes après, j’ai été
réveillé par des gémissements, des cris
de douleur. Il y avait les trois zamu qui
étaient blessés... Non ! Il y en avait
deux qui étaient vivants mais l’autre était
déjà mort. Les deux gémissaient, mon grand-père
je l’ai entendu aussi, il commençait à
se plaindre, et puis tous les autres…, un
silence. Ma mère était juste à côté,
mais je n’osais pas lever ma tête, pendant
tout ce temps-là, j’étais la tête dans
la terre et j’avais de la boue, de la terre
dans la bouche, dans le nez, mes lunettes
étaient cassées, donc je ne voyais pas grand-chose
et je ne respirais…, je respirais très
mal mais j’essayais de ne pas faire le moindre
bruit, j’ai réussi à tourner ma tête
pour voir ma mère, elle avait les yeux fermés
et « … », elle ne bougeait plus, j’essayais
de la pincer, j’essayais de la faire bouger
un peu mais je n’ai vu aucun signe de vie
et aucun, et pas de signe de souffrance, elle
avait le visage impassible, pas de sang, …[parcours ?]…,
je lève un peu la tête, je vois mon grand-père,
il était blessé au bras, il avait le bras
complètement… Je ne sais même plus si
c’était un bras ou…, déchiqueté, la
cuisse la même chose, c’était quand même
une personne âgée, c’était des scènes
horribles je ne comprenais même pas comment
il était encore en vie. Et les gardiens,
ils étaient aussi très, très blessés,
et puis ils criaient de douleur, et là, je
vois que… je vois que... Je leur demande
est-ce quelqu’un…, est-ce que vous voyez
des militaires, est-ce que...? J’essaye
de leur parler, ils me disent : « non,
ils sont partis »! Puis là, c’est à
ce moment que j’essaye de me redresser,
je me touche, j’étais un peu blessé à
la main, mais j’étais en vie et je n’avais
aucun…, je n’avais rien de grave. Alors
là, j’essaye de..., encore une fois je
prends le leadership, je me dis, c’est moi
qui peux bouger ici, c’est moi qui vais
les sortir de là. Je me rappelle que papa
était au téléphone, il parlait... Avant
que les militaires arrivent, il parlait au
téléphone avec…, à l’époque je sais
plus s’il était ministre en tout cas...,
il parlait avec Justin Mugenzi.
1 : 31 :12
>> E.H. : Mugenzi ! Qui était le président
du PL [Parti Libéral] je crois…
>> F.M. : Qui était le président du PL [Parti
Libéral]. Je me rappelle qu’il parlait
avec lui alors je dis à mon grand-père :
« Ah, mais papa il parlait avec Justin,
il est ministre, il peut venir nous aider,
il a des militaires qui le protègent. Je
sais que je le vois avec des militaires ».
Il habitait juste à côté en plus. Alors,
il arrivait à parler mais il m’a…, il
a sorti… Il a réussi à sortir son carnet
d’adresse, il m’a donné le numéro de
Justin, il m’a dit : « c’est vrai,
essaye de l’appeler et tu lui dis qu’on
est blessés ». Alors je prends le numéro,
je cours à l’intérieur de la maison et
je prends le téléphone et je l’appelle.
Là, je tombe sur sa fille, ou quelqu’un
qui travaille là je ne sais pas, je demande
de parler à Justin, je lui dis très rapidement,
on est blessé, papa est mort, il n’y a
plus personne, il y a grand papa qui est blessé,
viens vite, puis je raccroche, alors là,
je vais à la fenêtre, je n’osais plus
ressortir dans le jardin, je reste à l’intérieur,
je dis : « Ah ! je viens de lui parler,
il va arriver! Il va venir nous chercher ».
Là, je me barricade à l’intérieur de
la maison, je ferme les portes complètement,
je vais dans la cuisine, c’est comme si
je voulais fouiller la maison pour voir s’il
y a quelqu’un dedans. Je vais dans la cuisine,
je prends un couteau et me rappelle que j’ai
couru dans la maison partout à la recherche
de quelqu’un qui était là peut -être,
qui était resté à l’intérieur et puis
j’attends. Je me poste devant la fenêtre
qui donne sur…, à l’entrée. J’attends
pour voir si quelqu’un va venir, et puis...
Quand... Après peut-être 10 ou 15 minutes,
je vois des militaires entrer à nouveau,
et je reconnais les visages, je dis : « c’est
encore eux qui sont là…et bon, là je me
dis... Mais pourquoi est-ce que c’est les
mêmes qui reviennent ? » En quelque secondes,
j’essaye de réfléchir, je ne comprends
pas pourquoi ils reviennent, j’ai parlé
a Justin pourquoi ce n’est pas lui qui vient
tout simplement, puis là je dis : « ils
vont me chercher, ils vont pas me trouver
là-bas avec les autres, faut que je me cache »;
là, je me suis caché en haut dans le plafond,
c’est très haut mais je sais pas quelle
force j’ai trouvé, mais j’ai réussi
à monter en haut, je me cache là et puis
là, j’attends, je suis dans le plafond,
j’attends… Et je les entends tourner autour
de la maison, ils me cherchent et puis ils
se mettent devant les corps et puis il se
mettent à tirer, ils ont tiré sur les corps,
ils ont… Finalement, ils ont achevé le
grand-père, ils ont achevé les zamu et je
pense qu’ils ont même tiré dans les autres
parce qu’ils tiraient tellement ; et puis,
ils ont tiré dans les vitres, dans la maison,
pour me faire sortir…et puis là, comme
ils voyaient que je ne sortais pas, ils n’ont
pas essayé de rentrer, ils sont repartis.
Ils sont repartis, moi je suis resté dans
le plafond, traumatisé, j’attendais, je
paniquais, je ne savais pas quoi faire. Et
puis je crois que j’ai fait peut- être
30 minutes dans le plafond. Je n’entendais
pas un bruit à part les tirs dans le quartier.
Et puis, 30 minutes après, j’entends la
voix d’un camarade de classe… de Gustave
Mbonyumutwa, on étudiait ensemble à l’École
belge. On était dans la même classe et…,
je l’entends, il me parle, il me dit :
« Kiko, c’est moi, je suis venu te chercher.
Viens ! N’aie pas peur ». Alors, je ne
bouge pas. Je ne comprends pas pourquoi il
est là, qu’est-ce qu’il fait là. Puis
là, il tourne autour de la maison, puis je
l’entends parler avec quelqu’un d’autre,
puis je remarque…, c’était un militaire
qui était avec lui « … » Alors, parce
que j’étais capable d’entendre du plafond
tout autour de la maison... Puis, il continuait
à m’appeler : « Kiko, viens n’aie
pas peur! Tu ne risques rien ». Alors bon,
les minutes passent, je me dis, si je reste
ici finalement ce qui va m’arriver c’est
la mort de toute façon donc autant descendre
et puis en finir et puis peut-être… de
toute façon c’est quoi ma vie maintenant ?
Donc, je descends, je descends et là, je
le vois devant la porte d’entrée, je lui
parle… Je dis : « t’es sûr qu’il
va rien m’arriver ? Tu es sûr que… Pourquoi
tu es avec un militaire ? Qu’est-ce qu’il
va me faire ? » Il dit : « non, il est
là pour notre sécurité, je vais t’emmener
à la maison en haut » ; parce qu’ils
habitaient un peu plus haut à Kicukiro. Donc
il me dit : « je vais t’emmener à la
maison, tu vas être en sécurité ». Il
me dit : « je sais ce qui s’est passé,
viens tu pars à la maison avec moi ». Bon,
je dis…, j’ai ouvert la porte, je suis
sorti et il s’est rien passé. Là, il me
dit : « suis moi, le militaire va être
derrière nous, il va faire comme s’il nous
avait trouvés, puis qu’il nous emmène
quelque part pour… ». Alors, on sort de
la maison… Je me rappelle que j’ai pris
rapidement une veste et puis des petites affaires,
je pense des papiers, mes papiers d’identité.
Je suis parti avec lui, on a monté le chemin
dans le quartier jusqu’à chez lui et en
passant dans la rue, on croisait des groupes
d’hommes, des militaires à gauche à droite,
et puis, il m’emmène à la maison de Matayo
Ngirumpatse parce que les maisons étaient
vraiment « … ». Chez Mbonyumutwa, [inaudible :
c’était la puis chez…]. C’était vraiment…,
ils habitaient à côté l’un de l’autre
et nous aussi, on n’était pas très loin.
Et, comme on se connaissait quelque part,
ma mère connaissait la femme de Mathieu,
donc, pour moi je me disais que... Puis, j’étudiais
aussi avec la fille de Mathieu à l’École
belge. Donc, pour moi c’était un petit
peu des personnes rassurantes. Donc, je me
suis senti un petit peu en sécurité sauf
qu’en arrivant là-bas, il y avait des blindés,
il y avait pleins de militaires et « … » Mais
au moins, je reconnaissais des visages de
l’école et puis je suis resté là… En
entrant dans la maison, j'ai vu toute un série
de personnes que je connaissais pas, des
hommes que j’avais pas encore rencontrés
mais il y a le papa de Gustave, Shingiro Mbonyumutwa
qui est venu, qui m’a serré la main, qui
m’a dit : “Mes condoléances.” Je me
rappelle, c’est le mot qu’il m’a dit
en premier, il m’a dit : “mes condoléances”,
donc il était au courant déjà de tout ce
qui s’était passé, il me dit … Ben pourquoi
il me dit ça? Il sait que mes parents sont
morts. En tout cas, c’était un… Je me
retrouvais vraiment dans un... J’étais
déstabilisé, dans un état de choc mais
il ne s’est rien passé dans cette maison-là,
il m’a même soigné. J’étais blessé
ici [montre le poignet], on m’a soigné,
on m’a nourri, et … peut-être une heure
ou deux heures après, il y a Rose, la femme
de Matthieu, qui connaissait la famille qui
m’a donné le téléphone, qui m’a dit :
« il y a ton frère en Belgique, il veut
te parler... » Et, je lui dis : « mais
vous avez déjà appelé ? Qu’est-ce que
je vais lui dire? » Elle me dit : « non,
tu lui dis qu’est-ce qui s’est passé ».
Alors, je prends le téléphone, et … C’est
Sam qui au téléphone, de l’autre côté,
et puis il me dit : « Ça va? Qu’est-ce
que tu fais la ? Tout va bien ? » Je ne
savais pas quoi dire, j’étais... Je cherchais
mes mots, et puis je crois que je lui ai dit.
“Les parents sont morts.” Puis je crois
que j’ai entendu quelqu’un qui s’effondre,
je sais pas… Un bruit… Plus tard, j’ai
appris qu’il s’est assis sous le choc,
il était un peu… Et puis il m’a demandé
de répéter “Quoi ?” “Les parents
sont morts et je suis blessé puis voilà
je suis ici, mais…” Juste le fait d’avoir
dit les parents sont morts, c’était déjà
le... J’avais tout dit. Puis... Je pense
qu’on n’a même pas parlé d’autre chose,
j’ai redonné le téléphone à Rose puis
elle a raccroché ou elle lui a parlé, je
ne sais plus... Et donc voilà, je suis resté
là pour la nuit. J’ai dormi là. Et...
le lendemain, il fallait m’emmener chez
le…, je pens
e qu’ ils ont contacté les
belges ou ils ont appelé la MINUAR [Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda]
Mais personne, je crois que personne n’était
capable de venir sur place à cause des coups
de feu puis tout ça…, donc, il... Et puis,
le... Je crois que les tirs s’approchaient
encore puis le… c’était plus... Il fallait
qu’on se déplace, il fallait qu’on quitte
la maison parce qu’eux mêmes n’étaient
plus en sécurité, donc j’ai suivi le monde,
tout le cortège qui a fui la maison de Matayo
où on était ; il y avait d’autres personnes,
beaucoup, beaucoup de monde, réfugiés là-bas
et on a... On est parti en colonne, et on
est redescendu, on est passé devant la maison
où je vivais, et là, j’ai demandé à
m’arrêter pour aller récupérer des affaires
que je voulais récupérer et il y’avait
quelque chose qui m’embêtait c’est que
les corps étaient dans les jardins et il
avait plu ; je me disais : « mais on peut
mettre quelque chose au-dessus ». Donc à
17 ans, quand même je me disais, j’avais
déjà cette…, j’étais investi comme
d’une mission, je devais les recouvrir,
donc je suis retourné à la maison et j’ai
été à l’intérieur, j’ai pris les passeports
de mon père, j’ai pris des documents importants,
les papiers d’identité puis on a couvert
les corps rapidement parce qu’il fallait
faire vite, il y avait les tirs qui se rapprochaient,
c’était vraiment très dangereux à ce
moment-là, donc après je suis retourné
dans la voiture et puis toute la colonne est
repartie, on a traversé le centre-ville,
on est remonté vers l’Hôtel des Diplomates
de l’époque, et là, tout le monde... C’était
comme un camp de réfugiés, tout le monde
était là. Il y avait plein de monde. Beaucoup
de monde. Mais j’étais tout seul, et c’est
à partir de là que je sais pas qui a appelé
l’ONU [Organisation des Nations Unies],
les militaires belges, mais je sais juste
qu’il y a une Jeep des Belges qui m’attendait,
qui était là, et je suis monté dedans et
juste en passant, en allant vers la Jeep,
j’ai croisé, dans les couloirs de l’Hôtel
des Diplomates, j’ai croisé Justin Mugenzi
et je me rappelle qu’on s’est croisé,
il m’a regardé, il m’a regardé… Puis
on s’est croisé, il s’est retourné.
On s’est pas parlé. Mais son visage était
comme « qu’est-ce que tu fais là …? Ou
comment tu es là, qu’est-ce que.… » Mais
aucune explication sur ce qui est arrivé.
Bref, je me suis retrouvé dans la Jeep des
Belges, des militaires. Et ils m’ont emmené
dans le camp des réfugiés belges ; en face
de l’École belge, il y avait un petit camp
improvisé pour les familles des belges. En
allant là-bas, oui, j’ai retrouvé une
petite cousine qui était…, dont le père
était belge aussi, donc on s’est retrouvé
là. Mais voilà, à partir de là, j’étais
moi seul avec la petite cousine et puis « … » Et
puis, je pense qu’on a dormi là encore
une nuit. Donc, j’ai fait deux nuits, après
le 7, et donc le 9, tous les Belges... Je
me suis retrouvé avec les Belges, les étrangers.
Tous les Français qui étaient sur place
aussi, on est parti en convoi militaire avec
l’armée française jusqu'à l’aéroport
et on a traversé les sentiers, on a passé
pas par les voies normales, les rues principales,
mais on a fini par arriver à l’aéroport…
Et puis, on a quitté, là je suis arrivé
en Belgique et …, ensuite arrivé en Belgique
bon … j’ai retrouvé mon frère et ma
sœur à l’aéroport. Oui, c’est à peu
près ça le... En tout cas.
>> E.H. : Je suis très ému de… De ton
témoignage. Tout ce que tu as vécu, tout
ce que tu as enduré et ce témoignage que
tu me livres 15 ans après ces évènements,
je veux t’offrir mes condoléances, mes
sympathies et aussi te remercier pour cette
générosité que…, ce témoignage que tu
donnes à la communauté [inaudible :entière ?],
à tout le monde, aux gens qui vont te voir,
ils vont t’entendre. Et c’est par ce témoignage
que les gens qui nient le génocide ou les
gens qui croient au discours des négationnistes
parce qu’il y a là des informations où
est-ce qu’ont dit n’importe quoi, les
gens qui vont t’entendre, les gens qui vont
te voir qu’ils puissent connaître la vérité,
chaque témoignage tout à fait unique et
le tien est tout à fait articulé, … encore
une fois, toutes mes sympathies et aussi pour
tout ce courage que tu as eu, à un âge si
jeune vivre de telles atrocités et voir toute
ta famille, ta mère qui t’as protégé,
elle a été une bonne mère jusqu'à la fin,
ce geste qu’elle a eu qui t’a sauvé finalement,
de te protéger, de te couvrir..
>> F.M. : Non c’est ça que je retiens de
ce moment même c’est que j’ai... J’ai...
Elle m’a vraiment protégé, c’est ma
mère qui,… elle a vraiment servi de bouclier
et elle l’a fait peut-être inconsciemment
mais ça a sauvé ma vie parce que c’est
elle qui à ramassé toutes les balles et
moi je n’ai rien eu. C’est… Donc, elle
a vraiment donné sa vie pour moi et c’est
incroyable... C’est… vraiment incroyable.
>> E.H. : « … » pour moi, après un
témoignage comme ce que tu viens de me donner,
c’est comme si le sens de la suite des questions,
je me sens pas… disons à l’aise de poursuivre
les questions tel que ça s’enchaine...
C’est tellement émouvant bien sûr d’entendre
une histoire comme ça et puis, en même temps,
livrer un tel témoignage qui est si intense,
je me sens pas à l’aise de te ramener dans
des questions certaines qui sont d’ordre
technique, comment tu as fonctionné après,
comment tu as étudié, j’aimerais qu’on
puisse prendre une petite pause. [Parlant
à l’autre intervieweur] Tu devais partir
à 4h30 ?
A.M. : Oui
>> E.H. : Je ne sais pas si tu as quelque
chose… à ajouter ?
A.M. : Je pense que lorsqu’il racontait
son histoire [inaudible] plusieurs questions
et en même temps la lourdeur de l’émotion, on
peut pas vraiment retourner à certaines questions
qui peuvent être un peu trop… « … » je
pense que... [Inaudible]
>> F.M. : Puis on reprendrait…?
A.M. : Quand toi tu auras le temps, peut-être
une autre fois on pourra se donner un autre
rendez-vous.
>> E.H. : Oui.
>> F.M. : Les autres questions, c’est quoi ?
C’est du…?
>> E.H. : Les autres questions c’est…
A.M. : Vous les avez répondues un petit
peu
>> E.H. : Oui, oui...
A.M. : C’était euh… (inaudible) vous
vous êtes déplacé après le génocide,
les gens qui vous ont aidé, est ce que vous
sentez, tu sais les gens qui vous faisaient
sentir supérieur ou inférieur, les gens
qui ont abusé de leur pouvoir, tu as un peu
raconté tout ça… Les gens qui te bousculaient avec...,
et qui te dit “Ceceka ahongaho!”, tu sais
des choses comme ça qui faisaient que…,
ça montrait quand même, ça répondait
à certaines questions et …, les amis qui
ont intervenu, les gens qui vous ont protégé,
[inaudible] après ; je pense que ça répond
à cette partie-là. L’autre partie c’était
vraiment qu’est-ce que vous êtes [inaudible]...
un an, ou est-ce que vous êtes resté une
fois en Belgique, …
>> F.M. : Ah oui, oui, oui. Le temps que ça
m’a pris pour replacer un petit peu les
idées.
>> E.H. : Et il y a toute les autres questions
qui portent alors sur ton intégration ici
à Montréal, comment tu es venu, depuis ton
arrivée jusqu’à maintenant et ça je pense
que éventuellement on pourrait prendre un
autre moment.
>> F.M. : OK.
>> E.H. : On pourrait prendre un autre rendez-vous.
A.M. : On peut parler de l’arrivée en Belgique.
>> E.H. : Oui.
A.M. : Comment il a été reçu.
>> F.M. : OK
A.M. : Lorsque tu es arrivé à l’aéroport,
ton frère et ta sœur ils t’ont reçu…?
>> F.M. : On y va là maintenant ? OK. Euh…
Ben quand je suis arrivé à l’aéroport
à Bruxelles il y avait mon frère, ma sœur
et puis des amis qui
les avaient accompagnés, et… Donc c’était
assez émotionnel, on a fondu en larmes, je
me suis jeté dans les bras de mon frère,
de
ma sœur, et puis par la suite, il y avait
des psychologues qui étaient sur place pour
aider les gens qui ont besoin de soins mais
moi j’ai toujours refusé, j’ai pas vraiment,
j’ai toujours refusé l’aide des psychologues,
je ne sais pas pourquoi. J’ai toujours voulu
guérir par moi-même mais… Parce que peut
être je ne me sentais pas malade tout simplement
mais il y a plusieurs fois, il y a une psychologue
qui venait et qui voulait me voir, qui à
chaque fois me disait “Frédéric, viens
me voir !” Et même des fois j’allais
à la maison chez elle, elle me mettait à
l’aise avec ses enfants. Et puis elle me
disait, si tu veux parler, parle mais chaque
fois je commençais puis j’arrêtais, je
trouvais pas ça vraiment très nécessaire
pour moi, peut être j’aurais dû le faire
je ne sais pas mais c’est... Je n’aimais
pas en parler, je n’aimais pas parler de
mon histoire tout simplement. [pause] Mais
il y a aussi ma famille, mes tantes, parce
que j’avais de la famille... Ma mère avait
des, avait des sœurs en Belgique et il y
avait une tante Mary Jane qui vraiment me
disait aussi, vraiment si tu as besoin de
parler on est là pour toi, on peut t’aider.
J’ai quand même reçu vraiment un soutien
arrivé sur place en Belgique mais à chaque
fois j’étais pas trop, j’étais un peu
réticent, je n’aimais parler…, je gardais
ça pour moi. Même pour en parler avec mes
frères ce qui s’était passé, c’était
pas tout le temps et puis à chaque fois que
je parlais, il y avait un détail supplémentaire
alors ça les intéressait, ils disaient :
« Ah! Mais tu nous avais pas dit ça là ».
Et ...
>> E.H. : Autre chose qui est très fort en
toi, déjà alors que les évènements arrivaient,
déjà le désir de prendre le leadeurship
pour sauver la famille et tout ce courage
et toute cette force intérieure que tu as
toujours eus, qu’est-ce qui t’aide à…,
jusqu'à présent avec tout ce que tu as vécu
et effectivement ce que tu as enduré beaucoup
de gens peuvent demander de l’aide de psychologue
ou bien de psychiatre oui bien d’un réseau
social mais toi, d’où te vient cette force ?
Cette force de capitaine..., cette énergie.
>> F.M. : J’ai pas… En tout cas, j’ai
l’impression que je suis un peu comme ma
mère qui a quand même souffert dans sa vie
mais qui a toujours caché sa souffrance,
j’ai jamais vu vraiment mes parents souffrir ;
ils ont toujours caché leurs souffrances,
donc peut être… Plus ma mère que mon père,
parce que ma mère a dû affronter plusieurs
épreuves, le fait d’avoir retourné, d’avoir
quitté sa famille ; arrivée en Afrique,
l’intégration au Rwanda puis, elle a quand
même traversé beaucoup d’étapes et c’était
une femme combattive, très battante, peut
être que, peut-être j’ai puisé ma force
en elle et puis surtout le fait qu’elle
ait donné sa vie pour moi, j’ai l’impression
que ç’est venu me chercher, j’ai sa force,
elle m’a soufflé quelque chose là et souvent
quand j’ai des problèmes que je ne me sens
pas bien, je pense à elle et c’est comme
si elle me parle, elle me dit : « ça va
aller, sois déterminé, ça va aller, continue,
comme ça on est là ». Je sens que je suis
soutenu par elle en tout cas.
E.H. : Effectivement elle doit avoir une
force de caractère extraordinaire ta mère.
Moi ayant connu beaucoup d’expatriés au
Rwanda, des Français, des Belges ou des Canadiens,
j’ai rarement vu peut-être à l’exception
d’une, ou deux personnes, j’ai rarement
vu une étrangère arriver au Rwanda et parler
la langue rwandaise comme ta mère le faisait.
En fait j’ai connu une seule personne, une
Canadienne, qui avait maitrisé également
la langue rwandaise. Pour faire ça, ça demande
d’abord d’aimer les gens avec qui on vit,
d’avoir le respect pour les gens et d’avoir
une très forte motivation. Tu le sais bien
c’est une langue qui n’est pas facile
et derrière ça il y a toute cette générosité.
Donc je voudrais t’offrir vraiment toute
l’admiration que j’ai envers ce que ta
mère que tu as eue, une femme que je trouve
extraordinaire.
>> F.M. : Oui c’est sûr, c’est ça l’image
que j’ai d’elle. C’est vraiment une
inspiration, vraiment. Oui, oui.
A.M. : Est-ce que cette protection-là de
la [inaudible : maman ?] qui t’a laissé
te « ... » Le fait d’être rescapé
surtout, t’as frôlé la mort de très près,
est-ce qu’il y a eu certains appels à la
spiritualité ou [inaudible] quelque chose…
Il y a tu quelque chose qui t’a réveillé
spirituellement [inaudible]?
(1 :59 :27)
>> F.M. : C’est une bonne question, j’ai
souvent pensé à ça, j’ai souvent essayé
de trouver une explication auprès de la religion protestante,
j’allais dans les 2 églises. Au culte puis
à l’église, j’ai toujours, j’ai grandi
avec la messe du dimanche qui n’est pas
toujours facile, on veut pas y aller mais
c’est vrai que ma famille est très croyante,
des deux côtés… Mais j’essaye de me
dire que bon.. C’est vrai que Dieu… Dieu…
Ben c’est une grande question dans le fond,
c’est assez euh… Mais je n’ai pas tout
mis ça. Je n’ai pas tout mis dans la religion.
Disons que j’ai souvent, je me suis souvent
posé la question : « tiens ! pourquoi
c’est un message, est-ce que j’ai un...
j’ai une vocation à faire, une mission
à faire ? » Disons que je n’ai peut-être
pas trouvé la réponse encore maintenant
mais des fois quand je prie, ou quand je prie
avec quelqu’un, ça me fait du bien mais
je n’ai pas encore trouvé la réponse à
pourquoi je suis vivant ou qu’est-ce qui
s’est passé vraiment mais j’ai toujours
ce questionnement-là. J’y pense beaucoup.
>> E.H. : Ton père ne s’appelle pas Umugwaneza ?
>> F.M. : Oui
>> E.H. : Il s’appelle Umugwaneza ?
>> F.M. : Oui, oui.
>> E.H. : Ne l’as-tu jamais posé le « ... »
Comment…comment son père lui a donné ce
nom parce que c’est un beau nom, Umugwaneza...
>> F.M. : Oui, oui c’est ça.
>> E.H. : … Et ça te va très bien, c’est
un nom extraordinaire, je pense que…
A.M. [inaudible]
>> F.M. : Ben, Umugwaneza je me demandais
souvent “Hein ! Qu’est-ce que ça veut
dire ?”, la réponse qui venait directement
dans la tête c’était AH ! Je suis bien
tombé [rires] Mais souvent, je me rappelle
qu’un jour, j’ai posé la question peut
être à papa ou je sais plus à qui… et
puis je lui dis : « est-ce que ça veut
dire que tu es bien tombé ou quand tu es
né tu es bien tombé ou tu es… ? » Et
puis il rigolait toujours ; il dit non c’est…
c’est par la suite que j’ai compris la
signification…
>> E.H. : Et qu’est-ce qu’il t’a donné
comme signification ?
>> F.M. : Il m’avait dit quelqu’un qui
fait du..., qui… qui apporte le bien aux
autres, qui aide les autres ; donc quelqu’un
qui s’intéresse aux gens…, qui s’occupe
des préoccupations des autres ; je sais
pas si c’est vraiment ça l’explication
mais c’est ça…
>> E.H. : Ça veut dire quelqu’un qui a
un bon caractère, quelqu’un qui a l’ouverture…Quand
on dit que quelqu’un “Umugwaneza” c’est
à dire c’est quelqu’un qui est toujours
accommodant, quelqu’un qui est toujours
de bon. caractère, quelqu’un qui est toujours
très bien, quelqu’un qui est toujours très
généreux avec tout le monde.
>> F.M. : C’est vraiment comme ça qu’il
était.
[Enregistrement manquant*]
[…]
>> F.M. : Pour déterrer à la maison, parce
que finalement ils ont été enterrés dans
le jardin de la maison et il y a la famille
« … » n’a pas parlé de cet oncle-là.
On n’en parle pas. C’est devenu comme
tabou. Il est mort au Congo, à Kinshasa,
et c’est tout ce que je sais. Il est mort
et puis on en parle plus mais quand on a fait
le déterrement et qu’on les a enterrés
dans l’honneur au mémorial, il y a une
personne qui a soulevé la question… Qui
a dit : « … vous oubliez votre fils,
vous n’en parlez pas… ! » C’est comme
‘il est mort, on l’a enterré, c’est
fini et … c’est vrai qu’il a existé,
qu’il a fait ça, puis vraiment longtemps
ça a été pour moi un gros questionnement.
Je me demandais vraiment qu’est-ce qui l’a
poussé à faire ça ? Et la grand-mère
qui est encore en vie, elle souffre beaucoup
avec ça. C’est comme si le monde…, des
fois quand ils la voient…bon ils évitent
le sujet. Je crois qu’il faut éclaircir
aussi, il faut en parler ; parce que le fait
de taire cette histoire-là, ne permet pas
d’avancer puis de résoudre des problèmes.
Et...
>> E.H. : Et, ça montre à quel point ce
régime … a fait beaucoup de victimes, parce
que ton oncle est un bon exemple de victime
de ce régime de Habyarimana.
>> F.M. : Et oui, on peut le voir comme ça,
c’est comme une victime ou c’était peut-être
une personne faible qui s’est laissée influencer
mais c’est qu’il y a des fois des cas,
je suis sûr qu’il y a beaucoup de familles
qui vivent ça différemment. Mais ça ne
doit pas arriver à la [inaudible]…douleur
parce que des fois ce qui arrive c’est qu’il
y a des mauvaises personnes au Rwanda qui
vont critiquer ma grand-mère, ou ma famille.
Ils disent : « … ah mais vous avez un
oncle qui a fait ci qui a fait ça », et
c’est pas facile à vivre au sein de la
famille. Des fois je pense que c’est un
peu plus difficile à supporter parce qu’il
y a deux douleurs, la douleur d’avoir perdu
quelqu’un et puis de savoir que cette personne
aussi a fait du mal. Mais je crois que le
génocide c’est vraiment tout ça là, le
génocide a vraiment fait mal à tout le monde,
et puis c’est...
>> E.H. : Mais je pense ce qui est aussi atroce
dans le cas de ton oncle c’est de voir comment
les négationnistes se servent notamment de
lui, de son nom en disant “mais vous savez
les Interahamwes, il y avait aussi des Tutsi
qui étaient des Interahamwe” et ensuite…
>> F.M. : Oui, oui, oui… Beaucoup de fois…
>> E.H. : Et ça ça fait mal. Ça fait mal
et c’est rare le côté où justement on
ne voit pas comme les victimes sans doute.
Est-ce qu’il avait des enfants ?
>> F.M. : Mais moi je ne le vois pas comme
une des victimes, moi je ne le vois pas comme
une victime, je le vois juste comme une victime
de lui-même. Il s’est lui-même mis dans
ce problème-là, il a été faible, il s’est
laissé influencer, il n’as pas suivi les
conseils de sa famille, de son père. C’est
lui-même qui s’est mis dans ça et il est
responsable de ses actes. Mais moi personnellement
je ne le vois pas comme une victime, parce
que c’est de son plein gré qu’il est
tombé dedans mais il n’avait pas d’enfant,
pas de femme, donc c’est ça…
>> E.H. : Il était le plus jeune frère de
ton père ?
>> F.M. : Oui, il était le cadet et… Mais
il avait les mains liées, c’est ça que
j’ai entendu souvent. Il avait les mains
liées quand c’est arrivé, même chez nous
il savait que les militaires étaient arrivés
mais il ne pouvait pas se déplacer, il était
sous surveillance, à un moment donné il
a pu sortir de là où il était, il a réussi
à sauver, il y a une cousine qui dit qu’il
est venu la chercher, il l’a emmenée à
l’Hôtel Mille Collines ; donc il a réussi
à sauver quelque personnes mais il était
sous surveillance puis il avait les mains
liées parce que pendant le génocide il y
a eu comme deux factions chez les Interahamwe,
les purs et durs puis ceux qui essayaient
de s’en sortir… Et puis lui je crois qu’il
était avec eux qui essayaient de se faufiler
mais ça n’enlève rien. Et puis mon histoire
aussi, souvent parce que… Est ce que ça
enregistre encore ? Ah ok. Un jour il y a
des avocats du Tribunal international quand
il y avait le jugement pour Mugenzi, ils sont
venus me contacter, ils m’ont dit : « tiens!
toi, tu pourrais témoigner au procès pour
dire que finalement que c’est lui qui t’a
sauvé, finalement c’est lui qui a envoyé
ses gardes du corps pour te sauver ». Et
ils m’ont contacté, plusieurs fois ils
ont essayé de venir, de m’emmener au procès
pour témoigner et c’est vraiment... Moi
je suis dans une situation où … bon on
peut jouer avec moi des deux côtés, mais
ce que j’ai dit à la personne, j’ai dit :
« Moi quand je l’ai appelé, je ne connaissais
pas du tout ce qu’il était, je ne connaissais
pas. Je savais juste qu’il était ministre,
je vivais dans une bulle, je ne connaissais
pas ses activités, ce qu’il avait fait.
Et quand je l’ai appelé c’était vraiment
pour, pour me sauver. Ce que j’ai vu c’est
qu’il a envoyé des militaires qui sont
venus éliminer, ils sont venus liquider les…
Mon grand-père puis les autres qui étaient
encore vivants, et puis ils ne m’ont même
pas... Ils m’ont fait peur, ils ont tiré
dans la maison, ils ont... Qui dit que peut-être
il ne les a pas envoyés pour m’éliminer
complètement pour effacer toutes traces ? »
Donc c’est ça que je répondais à chaque
fois. Et par contre il y a une autre famille
qui par personne [inaudible : interprète?
interposée?], il m’a envoyé des questions.
La famille Mbonyumutwa par exemple me critiquait
moi en me disant : je ne suis pas reconnaissant
parce que c’est leur fils finalement qui
est venu me chercher à la maison. Sauf que
c’est… être reconnaissant de quoi ?
D’un geste naturel qu’un copain de classe
veut faire envers un autre en disant je le
connais, je vais le sauver. Est-ce que parce
que leur fils m’a sauvé, la famille n’est
coupable de rien ou le père n’est coupable
de rien ? Je crois qu’il faut voir ça
un peu… Il faut relativiser et puis... Je
suis sûr que ça aussi c’est quelque chose
que eux ils doivent se dire : « Tiens il
n’est pas reconnaissant ou on lui a sauvé
la vie » mais ils m’ont sauvé trop tard
aussi, ils auraient pu me sauver un peu plus
tôt... Et sauver en même temps mes parents.
Donc c’est... Disons que tout le long, c’est…
Disons que toutes ces années j’ai beaucoup
pensé à tout ça…
(2 :11 :11)
>> E.H. : [Inaudible]... d’ailleurs, comme
ça, presque comme ça dans son livre quand
… quand elle parle des gens qu’on appelle
des héros parce qu’ils ont sauvé quelques
Tutsi et puis elle doit poser la question :
« est-ce que accomplir une action humaine,
un geste humain, est ce que c’est ça l’héroïsme ?» ;
parce que c’est normal, on ne peut pas laisser
des gens tuer des enfants, tuer des innocents
et le faire, est-ce que c’est ça l’héroïsme?
Ce n’est pas ça. Je trouve qu’elle a
parfaitement raison quand elle présente des
choses comme ça parce qu’un geste humain,
naturel, on n’a pas à considérer ça comme
quelque chose d’extraordinaire parce que
c’est comme ça que ça devrait se faire.
>> F.M. : Et puis ce qui est dommage, c’est
qu’après, moi je me retrouvais, surtout
quand je vivais en Belgique, parce que je
les croisais souvent, ils vivent là. Ils
se promènent en liberté et j’étais souvent
amené à les croiser et chaque fois que je
les croisais j’avais cette impression que
je suis redevable de quelque chose, de ma
vie... Pourtant, c’est tout à fait… À
leur place, j’aurais fait exactement la
même chose, je ne me vanterais pas que je
suis héro, j’ai sauvé tel ou tel… Et
puis les faits sont là. Même si on peut
pas appliquer la même peine aux enfants,
quelqu’un qui par exemple, prenant le cas
de Mbonyumutwa, ce qu’il a dit à la radio
c’est flagrant, il lançait des messages
de haine, donc... Mais je ne peux pas appliquer
ça aux enfants parce que bon je me dis … les
enfants sont innocents donc c’est plus envers
la personne qui m’a sauvé que j’irais
dire merci, si un jour je le croise mais à
la famille, aux personnes qui ont commis…,
qui ont parlé à la radio, qui ont prononcé
des messages de haine… même mon oncle.
C’est pour ça que j’ai dit, heureusement
qu’il est mort parce que s’il était vivant
moi-même je pense que jamais je ne l’aurais
pardonné et puis je l’aurais accusé s’il
aurait fallu aller au tribunal, j’aurais
été le témoin de, j’aurais été témoigner
parce que il faut vraiment combattre cette
idéologie, l’idéologie de d’éliminer
des gens sous prétexte qu’ils sont…,
qu’ils appartiennent à telle ou telle ethnie,
ou qu’ils représentent tel groupe. C’est
cette idéologie qu’il faut tuer…, pas
une personne en particulier, c’est une idéologie
qu’il faut tuer.
>> E.H. : Il nous reste quelques minutes,
j’aimerais si tu pouvais brièvement nous
dire comment tu es arrivé ici à Montréal ?
Comme ça s’est passé pour te retrouver
ici à Montréal ?
>> F.M. : [rires]
>> E.H. :… Et ta vie jusqu’à présent,
comment tu es arrivé à t’adapter ici...
>> F.M. : Bon ben, j’ai fait…, j’ai
vécu 10 ans en Belgique et … mes dix années
en Belgique je les résumerais comme ceci
: j’ai essayé de trouver ma voie, je me
suis rapproché de ma famille en Belgique
que je ne connaissais pas beaucoup, je me
suis rapproché d’eux, disons que je me
suis refait une santé mentale et puis le
moment est venu, j’ai croisé le chemin
de ma femme au Rwanda pendant les vacances,
Sylvie Gasana et on a continué à… Pendant
des années, pendant que j’étais en Belgique,
on a continué à se fréquenter et puis tout
simplement après quelques années elle est
venue poursuivre ses études ici au Canada
et en venant en vacances lui rendre visite,
j’ai finalement décidé de m’installer
ici, donc c’est plus de cœur et puis finalement
j’ai aimé la ville et je me suis installé
donc c’est... Ça a été vraiment très
facile et c’est vraiment une deuxième…
même une troisième vie. Après la vie du
Rwanda, le génocide, la vie d’adaptation
en Belgique, pour moi le Canada c’est un
peu comme la vie de la…,les choses sont
comme…
>> E.H. : Comme un nouveau départ ?
>> F.M. : Comme un nouveau départ et tout
se replace, tout est bien, c’est vraiment
comme une troisième vie. Oui… Puis l’intégration
se passe très bien, j’ai… C’est…
Déjà les mentalités sont vraiment différentes
qu’en Europe, plus facile de s’intégrer
ici, on retrouve [inaudible : un multiculturalisme ?]
quand même important ; donc on se sent,
on se sent pas étranger dans cette société
et…
>> E.H. : Il y a cependant des problèmes
dans la communauté des Rwandais ici, il y
a beaucoup de choses évidemment qui sont
relatives à ton intégration ici mais si
on centrait juste sur la communauté rwandaise
ici, comment tu vois les rapports entre les
Rwandais qui sont ici? Les Hutu, les Tutsi
ou ce courant négationniste ? Notamment…
Oui le Canada c’est un pays qui est ouvert,
qui donne beaucoup de liberté aux gens mais
peut être aussi le fait qu’il y'a cette
ouverture d’esprit il y a des gens parfois
qui se permettent peut-être plus de choses
justement parce qu’ils sont dans un pays
comme ça, de grande ouverture encore...
>> F.M. : Ben moi je suis quand même pour
la liberté d’expression. Donc, ces négationnistes-là,
le fait de les bloquer, de les empêcher de
parler, disons que ça va mettre…, on va
porter plus d’attention à eux. Pourquoi
est-ce qu’on les empêche ? Disons qu’en
les laissant s’exprimer, déjà on voit
que celui qui n’est pas d’accord avec
ces idées, ben il va tout de suite dire que
c’est du n’importe quoi puis on n’en
parle plus. Mais tant qu’une idée ne sort
pas, on ne sait pas c’est quoi. Donc, on
ne peut pas savoir si c’est bien ou pas.
Donc le... C’est sûr qu’au niveau de
la communauté rwandaise, disons qu’il y
a une tendance à… Bon il y a vraiment
deux clans, ça on le voit encore. Il y a
deux groupes, que ce soit chez les jeunes
ou chez les vieux, disons que les jeunes essayent
de faire plus d’efforts que les vieux mais
c’est pas facile parce que bon il y a ce
courant négationniste qui arrive…négationniste
qui est là, qui est vraiment présent et
il est alimenté en partie je crois avec la
crise au Congo ; les Congolais qui s’en
mêlent, qui vont vers les Hutu, qui essayent
de les pousser mais moi personnellement, j’essaye
vraiment de parler avec tout le monde, je
n’ai pas vraiment de préférence, c’est
sûr que je fréquente plus les Tutsi parce
que c’est évident, c’est normal… On
parle du point de vue de la famille, des amis
qui m’entourent, c’est plus les Tutsi
mais je n’ai jamais vraiment fait la…
grosse différence là-dessus, j’essaye
d’éliminer tout ce qui est politique donc
bon, mais on le voit quand même à Montréal,
il y a quelque chose qui est en train de se
passer, de vraiment une séparation qui je
pense qu’on va arriver comme, comme ce qu’il
y a en Belgique par exemple ou il y a vraiment
deux groupes différents qui… Je crois qu’on
va en arriver là. C’est fort présent en
Europe, je crois que le Canada sera pas épargné,
donc c’est…
>> E.H. : Tu veux dire que les groupes ne
se parlent pas ?
>> F.M. : Les groupes ne se parlent pas, il
y a des bars différents pour chaque ethnie,
il y a un bar pour les Hutu, un bar pour les
Tutsi mais j’ai tendance à plus prendre
la voie du gouvernement en place au Rwanda.
C’est qu’on n’en parle pas et on intègre
tout le monde et… Parce que après ce qu’on
a vécu, ça ne... Je ne sais pas, ça ne
sert à rien de retourner là-dedans, je trouve
que c’est un vieux discours et c’est dommage
que les gens [inaudible : embarquent ?]
là-dedans, c’est… Il faudra vraiment
aller de l’avant et... Mais quelque chose
qui est important c’est de... Moi à chaque
fois, je parle avec un ami hutu, si je n’arrive
pas à sonder son avis sur le génocide, on
ne devient pas amis. Quelque chose qui doit
être clair, que ce soit chez les Hutu ou
chez les Tutsi, il y a eu un génocide, il
a été commis par les Hutu pour éliminer
tous les Tutsi. Ça c’est quelque chose
qui est clair, si maintenant on vient apporter
une modification là-dessus, c’est quelque
chose sur laquelle je me base pour avoir une
amitié avec quelqu’un, ouais.
>> E.H. : [Inaudible] quelque chose à ajouter ?
>> F.M. : [rires] Il est quelle heure au
fait ?; je ne sais même pas !
>> E.H. : Il est quatre heures moins dix.
>> F.M. : Ah.
A.M. : Tout à l’heure tu parlais de ta
vie ici à Montréal, tu étais arrivé motivé
par l’amour.
>> F.M. : Ouais. [Rires]
A.M. : [Inaudible] La communication est-ce
que tu... Pour ton histoire ça passe bien ?
Avec ta femme vous en parlez ? Du génocide,
le support…
>> F.M. : Le support de la famille ? Ou bien
de… Au niveau de...
A.M. : De la famille ! De ta femme ici à
Montréal...
(2:21:32)
>> F.M. : Par rapport à mon histoire, ce
que j’ai vécu oui ben... [Petite pause]
C’est sûr que je ne parle pas de mon histoire
tous les jours, tout le temps mais ma famille,
la famille de ma femme ici au Canada, ils
sont bien au courant de ce que j’ai vécu
et disons que…, j’ai trouvé vraiment
un réconfort, j’ai retrouvé une famille
que j’avais perdue puis c’est vraiment
ça qui m’a toujours motivé depuis la perte
de mes parents, j’ai toujours voulu reconstruire
ma famille pour retrouver un petit peu les
émotions que j’avais avant et euh.. Surtout
que j’ai vraiment grandi. Une grande famille,
on se réunit, on faisait des réunions familiales
à chaque semaine et disons que j’ai retrouvé
ça ici avec la famille de ma femme et bon
c’est très agréable, j’ai du réconfort.
Quand j’en parle, je peux en parler librement
de mon histoire et c’est important que les
enfants…, je pense que ma fille quand elle
va être en âge de comprendre…, les affaires
un peu plus sérieuses, je pense que je lui
en parlerai et surtout lui inculquer des valeurs
neutres sur la..., sur ce qui s’est passé
au Rwanda. Expliquer les choses concrètement
mais ne pas alimenter la haine. Si chaque
parent faisait ça, je crois qu’on arriverait
à un bon résultat. C’est…, vivre avec
le passé, les douleurs du passé et le transmettre
à une autre génération…, ça n’arrange
rien du tout. On le voit dans tous les conflits
dans le monde, puis, ça n’arrange rien,
c’est perpétuer la haine et je crois que
les rescapés comme moi si on peut lancer
ce message-là de dire bon euh…, on a souffert,
on va même pas demander votre pardon mais
nous de notre côté on est quitte au niveau
des prochaines générations, on arrête ça.
Je crois qu’on peut retrouver une paix relative.
Mais ce qui est important c’est vraiment
la reconnaissance de ce qui s’est passé,
le négationnisme n’est pas... ne peut pas
être toléré…Ça c’est…, pour moi
c’est la base si déjà on ne reconnaît
pas ça c’est... Le dialogue ne peut pas
se passer…, mais…, non, c’est ça.
A.M. : Ça doit être quelque chose…: [inaudible]
de blessure, de violent en particulier pour
quelqu’un comme toi qui est rescapé, qui
a perdu les membres de ta famille et les amis
et le pays aussi. Parce qu’il y a des …[inaudible]
qu’on se fait du pays et de voir les gens
qui tiennent un discours comme ça négationniste.
>> F.M. : Non c’est, on a envie de crier
fort devant eux, de les bousculer, de les…,
mais j’ai l’impression qu’en répondant
avec la violence ou..., on ne changera rien,
le fait d’en parler je pense que c’est
le mieux qu’on puisse faire et surtout les
rescapés, surtout les gens qui ont souffert,
les premières victimes disons… C’est
vraiment la mission qu’on a, c’est d’en
parler, de dire : « vraiment il s’est
passé..., il y a vraiment eu un génocide,
voilà ce qui s’est passé pour moi, voilà
ce qui s’est passé pour d’autres ».
En parler. Et …, par rapport à ça, si...,.je
crois que le message négationniste va se
taire de lui-même ; donc c’est pour ça
que si on empêche ces gens de parler, je
pense pas que c’est la bonne chose parce
que bon le message ne s’enterrera jamais
et il va continuer dans les… au sein de
leurs familles et puis petit à petit ils
vont « … » Alors que s’ils en parlent,
ok..., le message est sur la voie publique,
tout le monde le voit, tout le monde les entend
et c’est à nous de faire un travail de
terrain, de dire : « voilà, eux ils disent
ça mais nous on a vécu d’autres histoires »
et je crois que avec un témoignage vécu
face à des « … », un message négationniste
qui n’existe pas ou qui..., qui est juste
des paroles, je crois qu’une histoire vécue
est plus forte que les histoires inventées.
On ne refait pas l’Histoire, l’Histoire
a existé et il y a des gens qui l’ont vécue
concrètement et on est là pour le dire.
Plus on sera nombreux, plus le message là
va se taire mais il faut qu’on parle et
d’ailleurs c’est ce que je dis souvent
à mes cousins au Rwanda qui ne veulent pas
dire ce qui s’est passé ou qui ont encore
trop de peine ou qui n’osent pas en parler,
qui..., de parler, de sortir, de raconter
ce qui s’est passé, c’est très important.
>> E.H. : Es-tu heureux ici à Montréal ?
>> F.M. : « … » ?
>> E.H. : Es-tu heureux ici à Montréal ?
>> F.M. : Ah oui, oui, oui ! Oui, oui !
Oui, oui. Je suis quand même..., je suis
heureux, j’ai une petite famille, c’est
sûr qu’il y a un manque, ma petite fille
ne verra pas son grand-père, sa grand-mère,
beaucoup de personnes qui ne sont plus là
c’est sûr mais disons que c’est à mon
tour de vivre la vie de mes parents.
A.M. : Vous êtes retourné au Rwanda à quelques
reprises ? Vous êtes reparti avec Sarah
je pense ?
>> F.M. :... Sarah n’est pas encore allée
au Rwanda, non elle est pas encore allée,
peut-être l’année prochaine…, j’aimerais
bien lui..., d’ailleurs j’aimerais bien
qu’elle vive en Afrique, au Rwanda ou...
Qu’elle voit un petit peu la vie que j’ai
vécue comme le faisait ma mère quand j’allais
dans le village de son enfance, elle me montrait
des endroits où elle a grandi ; peut-être
un jour je le ferai avec Sarah et ça serait
bien.
A.M. : … [Inaudible] aller en Afrique pour
une plus longue période pour que justement
elle vive tout ce que vous avez vécu.
>> F.M. : Si, si je peux retourner m’installer
là-bas, se serait mieux encore, ce serait
l’idéal [rires] mais c’est « … »
A.M. : Et ta grand-mère habite toujours au
Lac Muhazi ?
>> F.M. : Oui, elle retourne..., elle a ses
enfants à Kigali mais elle aime retourner
à Gahini, au Lac Muhazi bon c’est... On
retourne toujours là où on se sent le mieux.
>> E.H. : : [Inaudible] Ça reste toujours
un des plus beaux coins au Rwanda.
>> F.M. : Ah c’est très beau, il y a le
lac, les plaines, c’est très beau, c’est
vrai.
A.M. : Avec les souvenirs que vous avez dans
le passé quand vous étiez plus jeune et
lorsque vous êtes retourné, est-ce qu’il
y a des changements..., le pays, comment vous
percevez l’évolution du pays, le changement... ?
>> F.M. : Quand j’étais sur place, j’ai
rencontré beaucoup d’amis d’avant et
bon, ils se sentent un peu abandonnés par
tous ces nouveaux Rwandais qui sont arrivés
de l’étranger et qui n’ont pas vraiment
pris le temps de les intégrer, d’intégrer
ces anciens rwandais qui étaient sur place,
on les appelle “Les Sopecyas”…, c’est
comme si le pays est reparti à nouveau, on
repart à zéro et puis on oublie tout ce
qui était avant. Ils sont un peu laissés
pour compte, les anciens et je parle souvent
avec des amis là-bas sur place et justement
c’est comme si on ne voulait plus entendre
leurs histoires, qu’on leur dit d’oublier
tout ça et de…, que c’est un retour vers
le passé, ça, j’entends souvent ce message-là,
ce discours-là, d’oublier puis de passer
à autre chose mais chaque mois en avril,
ces gens-là « … » Bon le mois d’avril
c’est un mois de deuil et puis, on ne peut
pas faire sans le génocide je crois, on a
beau devenir..., même si un jour on devient
le pays le plus riche en Afrique ou n’importe
quoi, le génocide fera toujours partie de
l’histoire du Rwanda et les gens qui l’ont
vécu directement doivent être mis en première
position par rapport à ça, ils doivent être
respectés, ils doivent respecter leurs droits
parce que c’est des [inaudible] qui s’ouvrent
puis c’est vraiment les premières victimes
du génocide.
A.M. : Justement j’allais te parler que
toi t’as réussi à en parler justement
c’est…
>> E.H. : J’arrive : [inaudible] mon stationnement.
Vous pouvez continuer.
>> F.M. : Ok c’est bon.
A.M : C’est important d’en parler et tout
mais : [inaudible] qu’il y a assez d’outils
pour ces gens-là [inaudible] pour plus en
parler ? Justement il n’y a pas d’outils
pour en parler. Si souvent ils se sentent
envahis ou écrasés par les nouveaux, par
l’évolution du pays et qui doivent en parler,
il y a comme un deuil qui est pas fait aussi.
(2 :31 :38)
>> F.M. : Non mais moi je prends l’exemple
d’un ami qui était blessé pendant le génocide,
des coups de machettes partout sur le corps,
il est vraiment encore blessé et il a vraiment
du mal à vivre sa vie, à trouver du travail,
juste trouver une maison, trouver de quoi
manger, il est toujours en train de courir
après un travail… survivre dans le fond.
Et bon il y a des organismes, il y a des choses
qui sont en place pour les rescapés mais
c’est… soit c’est mal géré, soit c’est
pas assez efficace ou en tout cas…, alors
qu’il est encore blessé, il me montre souvent
ses cicatrices et je me demande : « mais
le gouvernement ne fait pas…, ne te soigne
pas ou ne t’envoie pas à l’étranger
pour te soigner ? » Et bon ben, le temps
est passé, les blessures se sont aggravées
et puis bon il y a des choses qui sont en
place, je sais qu’il y a des organismes
qui sont sur place pour aider les rescapés
mais on dirait qu’ils ne font pas assez,
si cette personne venait ici à l’étranger
bon il serait soigné, il mènerait une vie
plus agréable et des fois j’ai l’impression
que tous les rescapés du génocide sont un
peu laissés pour eux-mêmes, laissés à
l’abandon. On prend pour acquis que voilà
c’est fini, tout le monde est guéri, faut
passer à autre chose mais c’est pas possible
hein il faut… Il y a des personnes qui sont
encore malades…, qui souffrent mais qui
ne parlent pas tout simplement parce qu’ils
n’ont pas le cadre ou bien les... il n’y
a pas les personnes ressources pour faire
ça, pour les aider.
A.M. : Étant dans la communauté rwandaise,
des gens qui déjà n’aiment pas parler
de leurs problèmes…. Je pense que les ressources
sont là oui mais les gens n’ont pas ce
courage-là d’aller chercher de… certaines
ressources...
>> F.M. : Ouais… Mais déjà dans la mentalité
rwandaise, on est un peu renfermé, on n’aime
pas parler de sa vie comme ça, mais je me
dis que plus les témoignages, plus il y aura
des témoignages, plus les..., justement ces
gens-là qui sont un peu repliés sur eux-mêmes,
qui veulent pas parler de leur histoire, ils
vont prendre exemple sur nous, puis parler
et plus y en aura, plus « ... » Parce
que parler ça guérit ; en parlant, on trouve
des réponses des fois, si on n’en trouve
pas, ben au moins les personnes qui ont entendu
ce que tu avais à dire ben peuvent t’aider
mais c’est sûr qu’en ne parlant pas c’est
… On vit plus difficilement, la vie est
plus dure et puis il y’ a « … » Et
puis surtout quand tu es en Afrique ou au
Rwanda bon, c'est encore plus difficile, c’est
sûr, ouais.
A.M. : [Inaudible] intégration là les gens
qui sont sur place, c’est eux qui doivent...
C’est tout le contraire, c’est comme s’ils
se sentent abandonnés, écrasés [inaudible]
>> F.M. : Mais quelque part il fallait redresser
le pays, ça je peux comprendre aussi que
on pouvait pas juste se préoccuper de l’état
des malades, et des rescapés, voir si tout
va bien, il y avait un pays à reconstruire,
ça c’est sûr mais il y a eu beaucoup d’aide
internationale. Cette aide-là vers les rescapés,
il y en a eu beaucoup, je dis pas que tout
est mauvais parce qu’il y a beaucoup de
projets qui marchent bien, c’est sûr que…
Mais on n’en fait pas assez, j’ai l’impression.
On n’en fait pas assez et puis, on ne donne
pas la chance à ces rescapés-là de réussir
dans la vie, on a changé beaucoup de repères
qu’ils avaient avant, la langue est en train
de… Beaucoup de rescapés sont francophones
maintenant le Rwanda passe à l’anglais
et puis la mentalité, la façon de travailler
des Rwandais d’avant n’est pas vraiment
la même que les Rwandais qui viennent d’arriver.
Donc il y a certains repères qu’ils ont
perdus c’est sûr. Ouais ça c’est sûr.
A.M. : Et toi en tant que Rwandais issu de
la communauté montréalaise, lorsque tu regardes
ton pays d’origines, lorsque tu regardes
en arrière au Rwanda, en tant que Rwandais
qui est à l’étranger, comment tu… c’est
quoi… qu’est-ce que tu sens comme contribution
pour ton pays ici, est ce que tu vois que
tu peux contribuer sur tes activités ou…
[inaudible]
F.M.: Ben au niveau de la communauté, j’essaye
d’aider du mieux que je peux dans mon domaine
en informatique, dès qu’il y a quelque
chose à faire, j’essaye de m’impliquer
et puis c’est sûr que j’aimerais que
Sarah grandisse avec une idée de ce que c’est
être Rwandais.. Si..., dès que l’occasion
se présentera, c’est sûr que si elle peut,
ne fût-ce que même apprendre le Kinyarwanda,
des cours de kinyarwanda ou de danse, je vais
vraiment essayer de la mettre dans la, dans
la…, de lui apprendre c’est quoi la culture
rwandaise puis le peu que je connais, que
j’ai perdu entre temps, peut-être je pourrais
lui enseigner ça aussi et c’est sûr que
loin du pays, si on ne fait rien, ben…,
on perd un petit peu le fil, on perd un peu
ce que…, les notions de ce qu’on sait
sur la communauté rwandaise, sur la culture
rwandaise…Là je pense je suis fatigué.
[Rires]
>> E.H. : Oui je pense... [inaudible]
Je voudrais vraiment te remercier de cette
générosité, ce que tu as offert à la communauté
rwandaise et à la communauté internationale
parce que nous voulons que l’histoire des
Rwandais et l’histoire des peuples, des
autres peuples qui ont connu les massacres
et particulièrement le génocide, qu’elle
soit diffusée dans le monde entier, pour
que cesse notamment, justement un mouvement
négationniste et c’est aussi pour ta petite
Sarah, c’est pour elle aussi. Qu’un jour,
elle sache l’histoire de son père, l’histoire
de la…, dramatique de son père, l’histoire
de ses grands-parents, l’histoire de ses
arrières grands-parents. Je te remercie infiniment
de toute cette générosité et de tout ce
courage que tu as eu. Je suis psychologue,
j’aimerais terminer là-dessus pour que
nous ne soignions pas les gens qui sont malades,
ce n’est pas ça la psychologie...
>> F.M. : Ok.
>> E.H. : Euh, le travail qu’on fait c’est
un travail de solidarité, un travail d’aide,
d’aider les gens pour soulager la souffrance.
La souffrance devient atroce et tout le monde
n’a pas une force de caractère comme celle
que tu as, il y a parfois les « … » Même
quand on a une force de caractère comme ce
que tu as, des fois, on peut ressentir le
besoin de se confier à quelqu’un et en
particulier dans des milieux comme ici, où
les familles sont écartées, éparpillées
parfois on attend seulement un ami tout proche,
un confident et en ce moment-là, le psychologue
peut remplir ce rôle d’être quelqu’un
qui est là pour nous aider à l’écoute.
>> F.M. : Oui, tout à fait.
>> E.H. : La souffrance que tu as vécue,
c’est une souffrance qui est tout à fait
légitime, mais quand on la partage à quelqu’un
qui est capable de la comprendre, on ne peut
pas trouver de solution à ce que tu as vécu...
Des souffrances que tu as c’est des souffrances
que tu vas garder mais ça va te servir de
richesse [inaudible] à nous autres, à
tout le monde, de voir que oui on peut vivre
des choses atroces comme ce que tu as vécu
mais on peut passer à travers..
>> F.M. : Ouais, ouais. C’est vrai.
>> E.H. : D’être un bon père de famille
et on est capable de pardonner, je t’ai
entendu tout à l’heure dire même si les
gens ne demandent pas pardon mais au moins
qu’ils cessent à…, continuer à faire
du mal.
>> F.M. : Ouais, c’est ça.
>> E.H. : Alors, je te remercie beaucoup au
nom de l’Université Concordia, au nom de
la communauté rwandaise, au nom du projet
“CURA” [Community-University Research
Alliance], je te remercie infiniment de nous
avoir offert cette belle entrevue.
>> F.M. : Ben, ça fait plaisir ! [Rires]
[Ils se serrent la main]
>> E.H. : Ça fait plaisir de faire ta connaissance.
>> F.M. : Ben oui, en plus... C’est ça
[Rires]
>> E.H. : En plus…