Leontine Uwababyeyi
[Interview in Kinyarwanda]
ENTREVUE AVEC LÉONTINE UWABABYEYI
Archives vivantes des Rwandais exilés au Canada suite au Génocide et aux violences antérieures/ The Living Archives of Rwandan Exiles and Genocide Survivors in Canada/ Ubuhamya bw’Abanyarwanda bahungiye muri Canada Jenoside n’itotezwa ryayibanjirije
Statut de l’entrevue : x ouverte au public
Nom de l’interviewé(e) : Leontine Uwababyeyi
Nom de l’intervieweur (euse) : Monique Mukabalisa
Nom du vidéographe : Annie Fréchette
Nombre de sessions : 1 Session # 1
Lieu de l’entrevue : Université Concordia
Date de l’entrevue : 3 mars 2010
Heure du début de l’entrevue : 15 h 00
Nom du transcripteur : Caritas Ufitinkanda
Date de la transcription : 3 juin 2010
Nom du traducteur : Caritas Ufitinkanda [Kinyarwanda]
Date de la traduction : 15 octobre 2010
Note éditoriale :
Cette entrevue m’a semblé facile à traduire car l’interviewée faisait des phrases continues, sans hésitation. Elle faisait des pauses durant l’entrevue, ce qui me permettait de suivre l’entrevue sans problèmes. Mais c’était quand même un peu dur à écouter à cause des atrocités vécues durant cette période d’obscurité. J’ai été soulagée par son courage, et surtout sa décision de vivre, et de bien vivre après ces événements.
00 : 00 : 12
M.M : Avant de commencer, je t’invite à te présenter à ceux qui verront ou entendront cette entrevue, à me dire où tu es née, à quel moment, à nous parler de toi et de tes parents.
L.U : Je m’appelle Uwababyeyi Léontine, je suis née le 12 août 1985, à Nyamasheke, Cyangugu, au Rwanda. Je suis née des parents Gatashya Léon et Mukarwego Marie- Jeanne d’Arc.
M.M. : Merci. À Nyamasheke où tu es née, tu es restée là jusqu’à quand, si tu te souviens?
L.U. : J’ai été là dès ma naissance en 1985 jusqu’en 1994, huit ans.
M.M. : Pour tes parents on y reviendra plus tard. J’aimerais te demander des autres membres de la famille. A part les parents, souvent on a les grands-parents, les tantes maternelles et paternelles; durant ces huit ans où tu étais là-bas, est-ce que tu as eu la chance de les connaître? Habitaient-ils près de chez vous?
L.U : Je n’ai pas eu la chance de connaître mes grands-parents paternels, je ne les ai pas connus, ils sont décédés avant ma naissance. J’ai connu ma grand-mère maternelle, mon grand-père maternel était mort. J’ai aussi connu le frère de ma mère qui s’appelait Alexis, je ne me souviens pas de son autre nom, j’ai connu aussi son petit frère, j’ai également connu mes trois tantes et mon oncle paternel, le grand frère de mon père.
M.M : Ceux-là dont tu viens de nous parler, est-ce qu’ils sont encore vivants où ils ne sont plus là?
L.U : Ceux-là de la parenté de ma mère, ma grand-mère, son grand frère et ses petits frères, ils ne sont plus là. Du côté de mon père, son grand frère et une de ses sœurs ne sont plus là, il y a ses deux sœurs.
M.M : Avant de te demander peut-être sur ceux qui sont vivants, j’aimerais te demander pour ceux qui n’existent plus. Si tu poses un regard sur le passé, est-ce que tu te souviens de certains passages de leur vie? Tu te rappelles ce que [tu as?] partagé avec eux? Comment peux-tu décrire ta relation avec eux? Disons ta grand-mère, comment peux-tu décrire ta relation avec elle? Comment te souviens-tu de tes relations avec ceux de la famille élargie, avec tes parents?
L.U : Je me rappelle que ma grand-mère était très élancée. Je n’ai pas vécu chez elle. Je n’aimais pas cela, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais plus si j’allais souvent chez elle, je me rappelle d’une fois seulement. Je sais qu’elle nous gâtait beaucoup. Dans sa maison il y avait une chambre fermée et quand je lui demandais où était son mari, elle ne me disait pas qu’il est mort, elle me disait qu’il était dans cette chambre fermée. J’avais peur. C’est peut-être pour cette raison que je n’aimais cet endroit; j’avais peur de cette personne qui vivait dans cette chambre fermée.
Ma grand-mère habitait tout près de son grand fils -le grand frère de ma mère. Celui-ci avait beaucoup d’enfants, jusqu’à douze; on jouait beaucoup. Lorsque j’aillais visiter ma grand-mère, je me retrouvais plutôt chez cet oncle parce qu’il avait des enfants avec lesquels je jouais.
Quant à la petite sœur de ma mère, je ne me souviens pas beaucoup d’elle, je sais qu’elle avait de grands enfants, mais je ne parlais pas souvent avec eux, puisque j’étais petite par rapport à eux, je ne me souviens pas beaucoup d’eux, je ne me souviens même pas de leur visage. Même ma grand-mère, je ne me rappelle pas de son visage, je savais qu’elle était élancée seulement, et ce qu’elle nous disait que son mari était dans la chambre, c’est tout.
M.M : Tes cousins de chez ton oncle maternel, sont-ils encore vivants?
L.U : Non, aucun d’eux n’est vivant.
M.M : J’allais te demander encore de faire un retour sur le passé pour me dire comment tu te souviens de tes conversations avec eux, de vos jeux, etc. Comment décrirais-tu tes souvenirs avec eux?
L.U : Bon. Il y a un de mes cousins, je ne me rappelle même pas de son nom, parce qu’il était beaucoup plus âgé que moi. Il aimait jouer avec nous. Je ne me rappelle pas de la chanson qu’il aimait chanter; je me souviens qu’il nous disait qu’il ne faut rien prendre pour acquis. Dans notre langue, il y a un dicton : Nyokorome akuruma akurora. Il aimait me dire cela, mais je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, c’est surtout cela dont je me rappelle de lui. Quant à sa petite sœur, du même âge que moi, je me souviens qu’on aimait aller cueillir des citrons, ensuite on allait voler du sucre pour mettre dessus et on allait manger ça en cachette. On jouait et on passait le temps à courir seulement…..
M.M : Puis. Bon. Si tu as été là jusqu’à 8 ans, tu as eu le temps de connaître vos voisins, comment te souviens-tu de ces derniers? Quand tu compares ta famille à celles de vos voisins, est-ce que tu voyais que vous étiez tous au même pied d’égalité, si je peux dire ainsi, est-ce que vous étiez des familles socialement inégales, de telle façon que les unes pouvaient se méfier des autres ? Comment peux-tu décrire ta famille et les voisins?
L.U : Notre famille et les voisins nous n’étions pas égales, c’est vrai nous ne communiquions pas beaucoup, mais il y avait à peu près deux familles qui étaient nos amies, normalement lorsque vous habitez avec des personnes, leurs enfants peuvent être vos amis, mais je me rappelle ça maintenant, avant c’était parti; je me souviens que leurs enfants allaient jouer avec ceux de ma famille, ces derniers revenaient avec des blessures. Bon, maman nous empêchait de jouer beaucoup avec eux, mais elle ne nous disait pas pourquoi… Elle disait seulement : « regarde, quand vous allez jouer avec eux, vous revenez avec des blessures; pensez-y ». Pour cela, nous n’avions pas beaucoup d’interactions avec nos voisins.
M.M. : Penses-tu que maintenant tu comprends mieux l’inquiétude de votre mère lorsqu’elle vous mettait en garde envers les voisins ou lorsque vous reveniez avec des blessures?
L.U : Oui, présentement je comprends mieux…
M.M : Comment peux-tu décrire cela? Comment peux-tu l’expliquer à quelqu’un d’autre?
L.U : J’ai constaté que ce qui la poussait à nous empêcher d’aller jouer avec eux, c’est qu’il n’y avait pas d’amour entre nos familles. Il me semble que la raison de cela était ethnique; je suppose qu’ils disaient à leurs enfants que nous étions d’une autre ethnie, ce qui faisait que ces enfants nous haïssaient, et même je me souviens qu’ils nous disaient souvent que nous sommes orgueilleux; ils nous répétaient souvent que nous avons des membres de notre famille à Kigali : « vos parentés de Kigali sont arrivées! » Il n’y avait pas d’amour…pas d’amour qui existait entre nous.
M.M : Ah! C’est vrai, au Rwanda il y a eu un problème ethnique, mais ce n’est pas sûr que les personnes qui verront cette entrevue seront au courant de ce qui est des ethnies au Rwanda; ils ne savent pas non plus de quelle ethnie est l’interviewée ou celle de ses voisins. Veux-tu nous expliquer un peu plus votre ethnie et celle de vos voisins?
L.U : Bon. Nous étions d’ethnie tutsi, nos voisins étaient des Hutu, nous étions entourés seulement par des familles hutus et nous au milieu d’elles.
M.M : Quand tu poses un regard en arrière, à quel moment tu as su toi-même que tu es tutsie?
L.U : C’est pendant le génocide que j’ai eu plus d’éclairage. Après quatre-vingt-quatorze, même en quatre-vingt-quatorze, on me parlait de cela, mais je ne comprenais pas grand-chose. C’est après quatre-vingt-quatorze que cela a été clair pour moi.
M.M : Nous y reviendrons peut-être un peu, tu nous diras comment une personne peut le savoir plus tard, mais j’aimerais revenir sur tes parents, quelles étaient leurs occupations professionnelles depuis ta naissance jusqu’au moment où tu te souviens?
L.U : Je me rappelle que papa travaillait à la Sous-préfecture de Rwesero, je ne sais pas ce qu’il faisait, je sais qu’il y avait un poste, je pense qu’il travaillait à la poste. Quant à ma mère, elle était cultivatrice.
M.M : Je pense que si ta mère était cultivatrice, elle était plus souvent à la maison et qu’elle s’occupait des enfants aussi. Ton papa travaillait, est-ce qu’il avait quand même du temps pour venir voir les enfants? Comment faisait-il pour concilier le travail et les responsabilités de la maison?
L.U : Je me souviens que c’est plutôt maman qui s’occupait spécialement de l’éducation des enfants. Papa s’intéressait à savoir si nous étions allés à l’école et si nous avions réussi, etc. mais maman, comme elle était à la maison, elle connaissait nos petites gaffes, elle nous punissait. Papa ne punissait pas les enfants, non. C’est maman qui nous punissait et papa ne devait pas le savoir! C’est maman qui s’occupait plus de notre éducation.
M.M : Oui, votre maman vous punissait et cela restait entre vous.
L.U. : Oui
M.M : Pendant qu’on parle de l’éducation des enfants et les parents, je ne t’ai pas demandé combien d’enfants vous étiez dans votre famille. Combien de garçons, combien de filles, toi tu occupais quel rang parmi eux?
L.U : Nous étions six enfants; trois garçons et trois filles. L’aîné était un garçon, puis une fille, un autre garçon, puis une fille, puis moi j’étais la cinquième et le dernier était un garçon.
M.M : De tous ces enfants, aucun n’a survécu?
L.U : personne n’est plus là…..
M.M : De quoi te souviens-tu, je comprends que tu étais l’avant dernier, tu étais parmi les plus jeunes, de quoi te souviens-tu de ta relation avec ta fratrie ?
L.U : Je n’ai pas vécu longtemps avec mes frères et sœurs, parce que les plus âgés étaient aux études secondaires à Kigali, ils venaient seulement en vacances; ma grande sœur qui vient avant moi, elle vivait chez ma grand-mère, on ne restait pas ensemble. Moi je vivais avec mon petit frère, papa et maman seulement. Tu comprends, ils rentraient en vacances seulement. C’était rarement qu’on pouvait être réunis. Nous n’avons pas vécu beaucoup ensemble.
M.M : Quand ils venaient en vacances, est-ce que vous pouviez jouer avec eux ou bien ils vous considéraient comme de petits enfants et ils parlaient de leurs affaires du secondaire?
L.U : Nous étions des enfants par rapport à eux, et ils étaient nos grands frères et sœurs, nous n’étions pas assez à l’aise avec eux.
M.M : Y a-t-il un avec qui tu avais des affinités particulières, ou avec qui tu peux dire que vous partagiez des secrets ou des petites gaffes plus que les autres?
L.U : Je ne sais pas. Je pense que peut-être j’ai oublié, mais je sens que je ne les connais pas beaucoup, même leurs visages commencent à me revenir maintenant, mais je m’aperçois que je les ai oubliés, je ne sais pas.
M.M : Concernant les parents, quels souvenirs gardes-tu d’eux ?
L.U : Pour mes parents, maman était un peu colérique, papa était une personne souvent calme. Je me souviens que lorsque je commettais des fautes, maman m’attrapait et m’emmenait à l’écart, puis elle me frappait, puis elle me disait de me taire, de ne pas pleurer. Personne ne devait savoir que j’ai pleuré. Quant à papa, je me souviens par exemple que lorsque je le rejoignais à son travail, on rentrait ensemble, il passait quelque part dans un cabaret, on y allait ensemble, après on rentrait ensemble à la maison, maman n’était pas contente de cela… Elle lui demandait : « Pourquoi as-tu emmené l’enfant là-bas ? » C’était toujours un différend entre les deux. Je me souviens aussi que lorsque papa rentrait à la maison un peu tard, il me réveillait pour venir manger avec lui, il ne voulait pas manger seul, évidemment maman n’en était pas contente, elle voulait que l’enfant se couche tôt afin de pouvoir se lever tôt et aller à l’école.
M.M. Donc ton papa arrivait et il disait qu’il ne se couchera pas sans t’avoir vue…
L.U : Il ne pouvait pas se coucher sans m’avoir vue, il ne voulait pas manger seul... Oui, c’est comme ça que je me souviens de lui.
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M.M : Le fait que ce soit toi qu’il réveillait… souvent il arrive qu’un enfant dise que même s’il aimait ses parents et même s’il savait qu’eux aussi l’aimaient effectivement, mais il peut se sentir plus proche de l’un plus que de l’autre ; parmi tes parents lequel tu étais plus proche que l’autre ? Avec qui tu étais plus à l’aise que l’autre, si je peux dire ainsi ?
L.U : C’est vrai, j’étais plus proche de papa, peut-être à cause de la façon dont il traitait les enfants, sans frapper. Je sais que papa, quand je commençais l’école, tu comprends, l’enfant commence à apprendre comment faire la lessive, la cuisine, je sais que je lavais les bas de papa, je lavais ses mouchoirs et, en terminant je l’appelais pour venir voir si c’était bien fait. Oui, j’étais beaucoup plus à l’aise avec lui.
Quant à maman, je la suivais souvent quand elle allait prier, je la suivais et je lui disais de ne pas me laisser, mais le plus souvent j’étais assise à côté de papa.
M.M : Dans votre famille, vous étiez un nombre égal de garçons et de filles. Quand tu regardes la façon dont vous avez été éduqués, trouves-tu que vous avez reçu la même éducation ou qu’il y avait une différence dans ce qui était demandé aux uns et aux autres?
L.U : Tout le monde devait savoir la même chose, ils nous éduquaient de la même façon tous. Si nous devions savoir cuisiner, les garçons aussi bien que les filles, tout le monde devait le savoir.
M.M : Et ces instructions pouvaient bien venir de votre papa comme ça pouvait venir de votre mère ? Ou chacun des parents avait un domaine particulier auquel il devait initier les enfants?
L.U : Non, non, les deux disaient la même chose.
M.M : Puis, je m’imagine que tu as commencé l’école là-bas, tu as dit que tu as vécu là-bas jusqu'à huit ans, j’aimerais que tu nous parles de la première fois que tu es allée à l’école.
L.U : Au moment où j’ai quitté cet endroit j’étais en deuxième année, tu comprends que je suis allée à l’école en mille neuf cent quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-treize, je ne me rappelle pas bien. Je me souviens que c’est ma grande sœur, l’aînée, qui m’a accompagnée à l’école la première fois, après cela, je ne me souviens de rien.
M.M : As-tu des souvenirs de ce que tu as appris en première année ou de tes camarades de classe à cette époque-là ?
L.U : Je me souviens de deux élèves. Dans le temps, j’étais intelligente. Quand je n’étais pas la première, j’étais la deuxième, je me souviens d’un garçon avec qui j’étais toujours en compétition. Je me souviens aussi d’un autre enfant avec qui je suis en contact jusqu’à présent. Concernant ce garçon, ce dont je me souviens de plus, je me rappelle qu’une fois, il était le deuxième de la classe, moi la première, mais j’avais été malade et donc je n’étais pas allée à l’école le jour du bulletin. Quand tu étais la première ou le premier, tu avais une récompense, et le garçon a reçu mon cadeau parce que je n’étais là. À ce moment-là, j’ai posé un regard là-dessus, et je me suis dit : « Pourquoi on lui a donné mon cadeau, qu’est-ce qui fait qu’on ne l’a pas gardé pour moi afin de me le donner après ? » Je me suis rappelée encore de cela, puis je me dis : « c’est à cause de l’ethnie ! »
M.M : Vous n’étiez pas de la même ethnie ?
L.U. : Nous n’étions pas de la même ethnie.
M.M : Je me dis que vous étiez plus de vingt ou trente à l’école, pourquoi te souviens-tu seulement de ces deux-là ?
L.U : Tu comprends que je me souviens de celui avec lequel j’étais toujours en compétition, il était le premier et moi la deuxième ou vice-versa, l’autre je me souviens d’elle parce qu’on a vécu un peu de temps ensemble en quatre-vingt-quatorze.
M.M : Tes frères et sœurs les plus âgés que toi, est-ce qu’il y’avait quelques-uns qui avaient terminé l’école secondaire et qui avaient commencé à travailler ?
L.U. : Non, ils étaient encore au secondaire.
M.M : Ensuite, tu as repris les études ; tu m’as dit que tu as été à Nyamasheke jusqu’en quatre-vingt-quatorze, où est-ce que tu es allée après et pourquoi ?
L.U : Après cela, je suis allée au Congo, du Congo je me suis rendue à Kigali. Tous ces déplacements parce que je n’avais plus personne qui restait là-bas à Cyangugu où je suis née, je suis allée ailleurs pour rejoindre une personne de ma famille.
M.M : Pendant qu’on est encore sur ce sujet, tu as parlé de beaucoup de choses qui ont changé dans ta vie après 1994. Peux-tu nous éclairer un peux plus, surtout pour ceux et celles qui verront cette entrevue ? Que représente quatre-vingt-quatorze pour toi ? Qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce qui t’est arrivée, toi, en ce moment-là?
L.U. : Quatre-vingt-quatorze, au Rwanda il y a eu le génocide des Tutsi ; c’est en ce moment-là que j’ai perdu tous mes frères et sœurs, mes parents, mes amis et les autres membres de la famille.
00:20:24
M.M : C’est vrai, beaucoup de personnes nous ont parlé de ce génocide, tu as perdu les parents, amis et famille ; quand tu fais un retour sur ton passé, même si tu avais huit ans, te souviens-tu comment ça a commencé et de quelle façon s’est arrivé chez vous ?
L.U : Oui, je m’en souviens. Je me souviens que c’était la nuit du samedi, mon papa nous a dit de chercher les habits pour nous couvrir et partir. Partir où ? Partons, c’est grave. C’est ça que nous avons fait. Nous n’avions pas de choix, il nous a dit d’aller chez ses amis. Nous sommes allés y passer la nuit. Nous sommes partis avec maman. Papa et mon frère ainé sont restés à la maison, je ne sais pas s’ils quitté après ou pas. Nous sommes revenus le lendemain, et nous avons constaté que les fenêtres étaient toutes cassées, la maison fouillée, les habits jetés un peu partout. Ce jour-là c’était dimanche. Quelques voisins sont venus voir ce qui s’est passé, mais moi je ne comprenais rien. Nous sommes retournés à la maison, maman a préparé le repas, tu comprends il y avait aussi ces personnes curieuses qui sont venues voir, elles se sont ajoutées à nous pour préparer le repas et nous avons mangé ensemble. Puis, vers midi, pendant que maman, mes grandes sœurs, mon frère et papa étaient dans la maison et que moi j’étais assise dehors avec mon autre frère et les enfants de nos voisins, quelqu’un est venu, quelqu’un, je ne me souviens pas de lui, il nous a dit que les gens étaient en train de s’entretuer ici et là, puis il nous a dit de fuir et il a ajouté qu’il y avait beaucoup de tueries. Moi, mon frère et ces enfants qui étaient chez nous de passage, nous ne nous sommes pas souvenus de ceux qui étaient dans la maison, nous avons couru rapidement passer derrière la clôture, je ne sais pas où nous sommes allés dans les brousses et nous y sommes restés longtemps, moi je ne savais rien, je suivais seulement mon frère. Vers le soir, je ne sais pas comment ces enfants ont pensé de retourner chez eux, moi j’ai dit que nous aussi nous allons rentrer, mon frère m’a dit : « non, toi tu restes là ». Mais pourquoi ? Eux sont partis et pourquoi pas nous, pourquoi devons-nous rester ? « Toi, reste ici, nous ne devons pas partir », me dit-il.
M.M : Ton grand frère qui était avec toi est-il l’aîné de la famille ?
L.U : Il était plus âgé que moi, mais ce n’était pas l’aîné, il était le 3ème de la famille, moi j’étais la cinquième. Je lui ai obéi ; ces enfants sont retournés chez eux, et nous, nous sommes restés là, et à un moment donné, nous sommes partis de là vers un autre coin dans la forêt où nous avons rencontré papa. À cette rencontre, papa nous a dit : « Partez chez votre tante. » Ma tante, elle, était mariée à un homme d’ethnie hutu.
M.M. : Votre tante, c’est la sœur de votre papa ?
L.U : Oui, elle était la sœur de mon papa. Chez ma tante, il y avait aussi mon petit frère qui vient après moi. Nous y sommes allés. Arrivés proches de chez elle, nous avons croisé son mari qui nous a demandé : Comment ça va, où allez-vous, vous ne vous cachez pas ? Nous lui avons répondu que papa nous envoie chez lui. Il nous a dit de retourner, qu’il ne pouvait pas nous cacher, qu’on allait tuer sa femme, ses vaches… des choses comme ça. Il nous a aussi informés que notre frère était chez lui. À ces mots, nous sommes retournés. Je me souviens qu’au retour nous avons rencontré des gars qui ont enlevé à mon frère, Désiré, sa montre. À ce fait, j’ai pleuré en disant : « donnez-nous notre montre, donnez-nous notre montre ». Désiré m’a dit non, laisse-les et partons. Pour toute chose, il me disait, partons, laisse-les. Nous sommes allés à la recherche de papa là où nous l’avions laissé, nous l’avons vu encore. Je me souviens que papa avait des maux d’estomac ; à ce moment-là, il était gravement malade, et il nous a dit : « non ; retournez là-bas et dites-lui que c’est moi qui vous envoie, allez-y ». J’imagine qu’il ne voulait pas que nous voyions la douleur qu’il avait, ou bien qu’on ne se cache pas avec lui, je ne sais pas. Il nous a dit de partir. Nous sommes partis mais arrivés en chemin, Désiré m’a dit : « non, nous ne pouvons pas y retourner ; trouvons-nous un autre coin où nous pouvons aller. » Nous sommes partis à un autre endroit dans cette forêt, nous y avons rencontré beaucoup d’autres personnes qui se cachaient, mais papa nous ne l’avons plus revu. Les enfants de nos voisins nous disaient que maman était là, qu’elle avait des couvertures et que nous, nous étions en train de mourir de froid. Désiré lui, n’aimait pas parler, il me disait : « laisse-les, pas de problème. » Le lendemain matin, c’était lundi le 11, nous sommes sortis de cette forêt, nous sommes partis, moi je suivais seulement, je ne savais même pas où nous allions, nous sommes allés dans une famille ; sur le chemin nous avons rencontré des personnes qui nous ont dit que maman était morte. J’ai pleuré encore, et j’ai dit que je voulais voir maman, mon frère me disait : « écoute, elle est morte, où est-ce que tu vas la retrouver ? » Non, je veux ma maman, je me suis arrêtée et j’ai refusé d’avancer. Puis mon frère m’a dit : « je te laisse ici et toi aussi ils vont te tuer ».
Là, j’ai eu peur de la mort et je suis partie, je l’ai suivi quelque part. Nous avons été vus par un homme qui nous a montrés un coin pour nous cacher, c’était dans une brousse mais nous pouvions nous y cacher à deux. Plus tard, un homme qui cherchait cachette lui aussi s’est joint à nous. Ce dernier nous a dit qu’au lieu d’être tué d’une manière atroce comme il venait de le constater sur son chemin, il avait vu des personnes tuées, coupées en morceaux ; qu’au lieu d’être tué ainsi, lui, il voulait se suicider. Il nous invita à partir avec lui, moi j’ai voulu le suivre, et mon frère m’a empêchée et m’a dit de rester là. Je suis restée là, mais j’ai su après que cet homme a été tué en chemin. Nous sommes restés dans cette cachette pendant longtemps. Il y avait une personne qui nous avait vus dans les premiers jours, il nous apportait du lait et de la nourriture. A un moment donné, il n’a pas pu continuer. Cet endroit était devenu comme notre petite maison, chacun avait sa place, nous y passions des nuits et des jours, nous avions notre petite routine ; je me souviens que j’ai attrapé la toux, et quand je voulais tousser, mon frère me fermait la bouche avec sa main, ce qui m’empêchait de tousser. Après quelques mois, je ne me souviens pas combien, le monsieur qui nous apportait des vivres au début est revenu nous dire qu’ils étaient en train de chasser les personnes avec des chiens et qu’ils pouvaient nous trouver. Mon frère a dit que nous devions quitter ce lieu parce que s’ils chassaient des personnes avec des chiens, ils allaient nous trouver et nous tuer. Cependant, nous y avons passé peut-être une autre semaine, parce que quand nous essayions de sortir de ce lieu, en chemin, nous entendions des personnes qui criaient fort ou nous voyions des phares des voitures qui passaient ou encore des enfants qui pleuraient et nous y retournions. Dans cette brousse, à maintes reprises, j’ai demandé à mon frère : « Pourquoi sommes-nous ici ? » Une fois, il m’a dit que c’était parce que nous sommes des Tutsi. « Qu’avons-nous fait ? » Nous n’avons rien fait, c’est seulement parce que nous sommes des tutsis. Je lui demandais à propos de nos voisins, tel ou tel, c’est quoi ? Il me disait, c’est un hutu. Puis je continuais : « mais pourquoi ils sont Hutu » ? Il me répondait qu’il ne savait pas lui non plus, tout ce qu’il savait était que nous sommes des tutsis et que les autres sont des hutus. Il insistait sur le fait que si nous sortions de cette place, ils allaient nous tuer parce que nous étions des Tutsis. Nous avons quitté là-bas pour essayer d’aller dans une famille de connaissance, la maman de cette famille était une grande amie à notre maman. Nous nous disions que peut-être, ils vont nous cacher. Lorsqu’ils nous ont vus, tout de suite ils nous ont repoussés fortement en disant : « non, allez-vous en, nous aussi ils viennent nous fouiller chaque jour !! » Huuu !! [Soupir]…
Mon frère a dit : « partons ». Les parents de cette famille nous ont donné leur fils pour nous accompagner, ils ont vu que nous avions faim et, comme ils avaient des arbres fruitiers, beaucoup de goyaves surtout, ils nous ont dit d’aller prendre les goyaves et manger, puis partir. Nous avons cueilli les goyaves, nous les avons mangées. Les goyaves nous ont fait mal à l’estomac, parce qu’il y avait longtemps que nous n’avions pas mangé. Chemin faisant, nous avons rencontré un milicien interahamwe, ayant une casserole, une machette et, soudainement, il a crié. Il a fait appel à ces compagnons, et celui qui nous accompagnait a crié lui aussi. Nous avons couru, ils nous ont poursuivis, je me souviens qu’en courant moi je suis tombée, moi je suis tombée à côté ils ne m’ont pas vu, ils ont suivi mon frère, ils ont couru après lui, puis ils sont revenus en arrière, je les ai entendu dire que mon frère leur a échappé. Toute de suite j’ai compris qu’il s’était échappé, qu’ils ne l’avaient pas tué. Après que ces miliciens avaient dépassé la place où j’étais, j’ai vu une maison pas loin de là, j’ai décidé d’y aller, je ne savais pas s’ils étaient hutus ou tutsis, s’ils pouvaient me tuer ou quoi, j’y suis allée malgré moi. Quand la maman de cette famille m’a vue, elle m’a demandé : « D’où viens-tu ? » Je lui ai dit que j’étais cachée quelque part, puis elle me dit : « Pourquoi tu viens ici ? » Je lui ai répondu que les interahamwe me poursuivaient et que je venais chez eux pour chercher refuge ! Elle m’a répondu que son fils était un interahamwe, qu’il me tuerait s’il me trouvait chez eux. J’ai répondu que je n’avais aucun endroit où aller. Elle m’a donné à manger, je ne me souviens pas ce que j’ai mangé. Ensuite, son fils est rentré, puis il a voulu me tuer. Il disait : « Eh !! Ce petit enfant, d’où vient-il? Il ressemble à des Tutsi. » Sa mère l’a supplié en disant de me laisser passer seulement la nuit et que le lendemain, je partirai. Je me suis couchée et j’ai bien dormi sans problème. Le jour suivant, très tôt le matin, la maman de cette famille m’a accompagnée dans une autre famille qui était nos amies. Sur la route, nous avons remarqué que les miliciens nous suivaient de près. Il y avait une bande derrière moi. À peine arrivée dans la famille où la dame voulait me laisser, lorsqu’ils m’ont vue, ils ont dit : « Les voilà-ils s’en viennent ! » Je suis partie tout de suite vers une autre famille, je me souviens qu’ils m’ont caché sous un lit, mais là encore ces interahamwe sont venus. Un interahamwe m’a vue, il m’a vue sous le lit mais il n’a rien dit, il s’est retourné. Dans cette famille où j’étais, ils m’ont dit qu’ils allaient au travail et que je devais chercher un autre endroit où je pouvais aller.
Avec mon frère, c’est lui qui me disait, allons à tel endroit, je le suivais, moi je ne savais pas où je devais aller. Donc quand cette famille m’a dit de partir, je suis allée m’asseoir dans leur bananeraie ; quand je m’ennuyais, je me couchais. Puis vers treize heures, ils sont revenus à la maison. Moi je me disais que, comme j’avais faim, peut-être ils allaient avoir de la compassion pour moi et me donner à manger et ainsi me dire de rester chez eux. Je suis allée leur dire que j’ai besoin de l’eau à boire ! Ils m’ont dit, tu es encore ici ? Huuu… [Soupir]. J’ai dit que j’avais soif ! Ils m’ont donné de l’eau et ils m’ont dit que les miliciens avaient décidé de ne plus tuer les filles. Alors, ils me proposaient d’aller me montrer aux miliciens, à ces interahamwe : « ils ne te tueront pas ! » Haaaa… J’ai eu peur et je me suis dit que c’était fini ils allaient me tuer. Je suis partie, à quelques pas en avant, j’ai rencontré cet enfant dont je vous ai parlé au début, celui dont je me souviens depuis notre école primaire. Nous nous sommes rencontrées, elle aussi on lui avait dit de partir. Nous avons fait la route ensemble, mais le monsieur qui nous envoyait était de sa famille, c’était le frère de sa mère. En cours de route, les miliciens lui ont dit de retourner d’où elle venait. Ils l’ont retournée en arrière et ils m’ont dit de continuer.
M.M : Cet enfant était hutu ?
L.U : Non. Elle était tutsie, mais elle avait quelques personnes hutues dans sa famille d’une certaine façon. Ils m’ont dit de continuer, mais j’avais en moi une voix intérieure qui me disait d’aller me cacher dans les brousses, mais je ne savais pas où me cacher. Je leur ai dit que je voulais partir. Je suis partie et j’ai vu les interahamwe ; là où je les ai vus, c’était chez nous, dans ma famille. Je n’ai pas reconnu chez nous, j’ai vu les maisons détruites, il n’y avait rien que je pouvais reconnaître, mais je voyais que c’était chez nous. Les interahamwe étaient pleins de sang, armés de machettes, des gourdins et de beaucoup de d’autres choses. Je me suis dit : « ça y est. C’est fini pour moi ». Tout le monde me regardait avancer : «Heee ! Tu vis encore ? Cet enfant, où est-ce qu’il s’était caché ? » Je me suis tue. Ils m’ont demandé : « où est ton frère ? » Peut-être, ils pensaient qu’il n’était pas mort. Je leur ai dit que je ne savais pas où il était. « Ton père où est-ce qu’il gardait son argent ? » Je leur ai dit dans l’armoire. « Est-ce que cette armoire est encore là ? » Je leur ai dit que je savais pas. Ils m’ont demandé : « il ne creusait pas quelque part dans la bananerais pour y mettre son argent ? » Je leur ai dit : « oui, c’est là qu’il mettait son argent. » Je voulais qu’il me laisse tranquille, je ne le savais pas. Je leur ai dit que c’était là qu’il mettait son argent. Ils m’ont dit : « ce trou qui était creusé chez vous, il n’y avait pas des grenades ? » Je leur ai répondu que je ne le savais pas.
« Dis-nous, il n’y avait pas des grenades qui étaient dans ce trou ? » Je leur ai dit que je ne connaissais pas les grenades. Ils m’ont demandé : « tu connais le lieu où ton frère est caché ? » Je leur ai dit : « non ». Nous étions ensemble mais je ne sais plus où il est. Ils m’ont dit que le matin je vais aller leur montrer où il était. J’ai dit oui. Ils m’ont demandé si j’avais faim et je leur ai dit que oui. Ils m’ont offert une patate douce crue, j’en ai mangé, car j’avais trop faim. Ils m’ont conduit à une place où il y avait beaucoup d’interahamwe ; j’ai passé la nuit avec les miliciens interahamwe, ils m’ont fait coucher par terre, je me suis couchée et j’ai dormi. Le lendemain, une troupe des interahamwe est venu me chercher pour aller leur montrer où était mon frère ; bon, je suis partie et je ne leur ai pas montré le bon endroit, car je pensais qu’il était encore là.
M.M : Tu n’as pas voulu leur montrer la brousse où vous étiez ?
L.U : Oui, je suis allée leur montrer un autre endroit et ils ont dit qu’il y avait beaucoup d’autres tutsis qui les ont échappés cette nuit-là. J’ai dit oui, alors que je ne connaissais pas ce lieu. J’ai fait route avec ces interahamwe partout où ils allaient chasser les personnes. Je me souviens d’un gars, interahamwe, c’est son père qui a tué mon papa. Il m’a invité avec insistance pour aller avec lui, il voulait aller me montrer ma grande sœur Fifi ; « elle est encore vivante, » me disait-il. Mais quand ce n’est pas ton heure, rien ne t’arrive. Je ne sais pas, peut-être que moi aussi je commençais à être mature, je pressentais qu’il allait peut-être me tuer. J’ai couru et j’ai rejoint les autres interahamwe, les chefs. Je me suis évadée. Je circulais avec eux, j’ai passé environ deux jours avec eux, je les suivais partout où ils allaient et à un moment donné ils m’ont confiée à un interahamwe pour me garder, je pense qu’il était leur chef. Il a reçu une recommandation des autres interahamwe de bien vouloir me protéger et que si jamais il m’arrivait quelque chose, il devait être tué à son tour. Il m’a gardé environ une semaine, mais je ne mangeais pas, je ne buvais pas et je ne parlais pas, je restais seulement comme ça. Après une semaine, il a dit qu’il n’était plus capable de me garder. Il a dit qu’il y avait d’autres familles qui étaient nos amies ; elles avaient des enfants de mon âge et il m’a conduite chez elles. C’était la famille où nous sommes allés passer notre première nuit le vendredi avec mon frère. Je suis restée dans cette famille, mais je me souviens que je n’étais pas bien avec elle. Je me souviens que nous allions prendre…bref j’ai participé à la destruction de notre maison, j’allais chercher les briques sur notre maison et je les ai emmenais dans cette famille. Ainsi, je vivais avec elle, et mon frère venait de temps en temps dans cette famille aussi.
M.M : Il venait en partant de sa cachette ?
L.U : Oui. Moi j’étais comme si j’étais pardonnée; mon frère…
M.M : Étant dans cette famille.
L.U` : Oui, mon frère venait mais on se parlait pas. On lui donnait de l’eau pour se laver, il y retournait, il venait manger, après il y retournait, ainsi de suite.
M.M : Dans cette famille il y avait encore les deux parents et tous les enfants ?
L.U : Oui. Ils étaient des hutus, mais nous avions des liens parentaux du côté de ma grand-mère etc. Une fois mon frère est parti et il n’est plus revenu, après j’ai su qu’il était mort. J’ai su qu’il était mort, moi je suis restée là, mais les interahamwe revenaient à la chasse, alors qu’il n’y avait plus personne. En me voyant, ils demandaient : « où vient ce petit enfant ? Elle ressemble à ceux de Gatashya ? » Les autres disaient : « Non, c’est notre enfant », puis ils partaient.
Plus tard, j’ai su que j’avais une tante qui avait survécu, qu’elle avait, elle aussi apprit que je vivais encore et qu’elle voulait me récupérer. Cette famille m’a conduit vers ma tante, elle était allée au Congo, elle était exilée au Congo. Ils m’ont conduite là où ma tante était, mais sur notre chemin, je me souviens que je ne voulais pas partir, parce que c’était très tôt le matin, je faisais un pas, puis, je m’arrêtais, je me disais, ils vont me tuer, j’avançais un pas un peu en avant, j’entendais des voix des personnes qui parlaient, je me disais, non, je ne pars pas, ils vont me tuer.
M.M : C’était à peu près dans quel mois ?
L.U : C’était au mois de juillet - août, mais là-bas, ils tuaient encore, c’était dans la zone turquoise. J’ai refusé de partir, je disais qu’ils vont me tuer ; ainsi il a cherché un autre homme, son ami pour nous accompagner, puis il m’a dit que personne ne pourra me tuer puisque je suis avec deux hommes. Nous sommes partis. Nous sommes partis de Cyangugu à pied jusqu’au Congo. Nous avons fait deux jours de route. Nous avons passé une nuit à un endroit que je ne me rappelle pas. À ce moment, ils ont voulu me tuer et ceux qui m’accompagnaient ont dit : « Celle-ci est notre enfant. » Nous avons traversé la frontière, au Congo nous croisions des cadavres, des personnes fatiguées assises dans la rue. Je me souviens du moment où ma tante m’a vue ; elle a beaucoup pleuré, elle avait beaucoup de peine ; ces hommes lui disaient que j’allais la salir parce que j’étais très sale. J’étais très petite, je me souviens que dans cette famille on m’appelait « emballage : un sachet !! »
M.M : Le sachet pour transporter les choses ?
L.U : Oui, parce que même le vent pouvait m’emporter, j’étais très petite ; ensuite ces hommes sont retournés, je suis rentrée avec ma tante à Kigali, je suis restée avec elle. Les gens lui demandaient : « Est-ce que tu continueras de la garder ? » Puis elle répondait que je n’avais pas d’autre famille, qu’elle se devait de me garder chez elle.
M.M : Cette tante était la sœur de ton père ?
L.U. : Oui, la sœur de mon père.
M.M : Était-elle mariée au Zaïre avant ou elle était allée au début du génocide ?
L.U : Non. Elle est allée au Congo en quatre- vingt- quatorze. Elle était réfugiée. Nous sommes retournées ensemble à Kigali. Par la suite j’ai su la mort de quelques personnes de ma famille : papa, papa a été tué au coup de lance, il est mort le 11 avril, c’était un lundi, on lui a donné un coup de lance, on lui coupé le cou puis ils l’ont jeté dans l’eau, il n’a pas été enterré. J’ai su que le monsieur qui m’a conduit au Congo faisait partie de ceux qui ont tué mon père. J’ai su aussi que mon frère Désiré, celui avec qui j’étais en cachette, ils lui ont attaché sur une grosse pierre puis ils l’ont jeté dans l’eau. J’ai su également pour mon petit frère qui me suivait, Valens, celui qui était caché chez ma tante, ils lui ont frappé un coup de hache à la tête. Malheureusement je n’ai pas su la personne qui l’a fait sortir de cette famille, il était caché dans une famille que je connaissais, je n’ai pas su la personne qui l’a conduit pour être tué. J’avais ma grande sœur qui s’appelait Clarisse, celle qui vivait chez ma grand-mère, je n’ai pas su comment elle est morte ; je me souviens que je l’appelais lorsque je marchais sur la route, parce que personne ne m’avait confirmé sa mort, personne ne m’a dit comment elle a été tuée, je pensais qu’elle était quelque part, car personne ne m’a dit ce qui lui est arrivé.
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M.M : Après le génocide ?
L.U. : Oui, après le génocide. Je marchais sur la route et quand je rencontrais une personne, je tentais ma chance et j’appelais : « Clari ?… » pour voir si elle me répondrait. Puis je me rendais compte que ce n’était pas elle. Je n’ai pas connu sa mort. Puis, maman, maman et ma grande sœur Fifi, j’ai entendu dire qu’elles ont été brûlées dans l’Église de Nyamasheke. Elles étaient avec ma tante qui s’appelait Thérèse et son enfant, j’ai entendu qu’elles ont été brûlées, brûlées toutes nues ; bon j’ai entendu aussi que mon grand frère a été fusillé à Nyamasheke.
Je n’ai enterré aucune personne de ma famille, je n’ai vu personne mourir.
M.M : C’est difficile de te faire revivre tout cela, mais…
L.U : Ça ne fait rien.
M.M : Toutes ces personnes dont tu as su la mort et/ou ce qui leur est arrivé, comment l’avais-tu su ? Est-ce une personne qui venait te raconter ce qui s’est passé, est-ce toi qui allais sur la colline demander ce qui s’était passé ? Comment as-tu fait pour arriver à savoir ce qui s’est passé pour chacun ?
L.U : La façon dont je l’ai su, bon. Je ne me souviens pas de la personne qui m’a dit que papa était mort. Aux environs de quatre-vingt-dix-huit, ou je pense que c’était en quatre-vingt-seize peut-être, un homme est venu me chercher, il disait avoir un lien de parenté avec ma mère, mais je pense qu’il mentait parce que je ne l’ai plus revu, en plus je ne le connaissais pas, il m’a emmené à Cyangugu, je suis allée montrer quelques-uns des interahamwe, quelques-uns avec lesquels, nous étions ensemble, je montrais ceux que j’avais vu aller tuer. Je ne sais pas comment j’ai eu de ces nouvelles de la mort de mon papa, mais dernièrement en deux mille sept, je suis allée dans les tribunaux populaires, là ils m’ont tout dit, ils m’ont dit celui qui l’a tué, celui qui a donné l’ordre de le tuer, ils m’ont dit comment ils l’ont jeté dans l’eau. Ils disaient d’enlever la saleté de là. Le monsieur qui faisait cela, leur chef, avait une relation avec mon papa, sa mère et ma grand-mère étaient des sœurs. Tu comprends qu’ils étaient des frères. Concernant papa, c’est comme ça que j’ai su les nouvelles. Je ne me souviens pas un autre…L’enfant de ma tante nous a raconté comment mon frère a été tué. Puis, mon petit frère celui qui a reçu un coup de hache… il y a des rescapés de Nyamasheke, ce sont eux qui m’ont dit que maman avait été brûlée.
M.M. : Ces personnes qui ont tué les membres de ta famille, qui les ont mis en morceaux, ou qui les ont brûlés ou bien qui les ont jetés dans l’eau, y a-t-il quelques-unes avec lesquelles tu as pu parler ?
L.U : Non
M.M : Sont-ils en prison…, sont-ils là ?
L.U : Quelques-uns sont en prison, d’autres sont morts, d’autres sont exilés. D’autres sont encore là. Je me souviens d’un homme qui nous a fait courir, celui dont je t’ai parlé qui avait une machette, il est encore là, et ces interahamwe qui étaient avec moi, ceux qui ont avoué leur faute, ils ont été pardonnés et ils sont toujours là.
M.M : Après ça, tu es retournée là-bas, tu les as vus, tu les as croisés ?
L.U. : Oui, nous nous sommes rencontrés après, dans le gacaca, puis une autre fois, j’ai su que cet homme, cet homme qui a tué mon papa s’appelle Alexis, j’ai su qu’il avait tué mon papa. Par la suite, je n’aimais pas y aller, j’y suis allée surtout dans les cérémonies de commémoration, dans le gacaca, et il y a un autre moment que je suis allée voir, visiter ce lieu. Puis, cet homme-là, je suis allée à Cyangugu, j’étais dans l’Église, je l’ai vu mais j’ai pensé que je me trompais, je me suis approchée d’une personne et je lui ai demandé « Connais-tu une personne qui s’appelle Alexis ? » Elle m’a répondu, oui. Je lui ai demandé de regarder derrière elle ; elle a regardé. Je lui ai demandé encore : « C’est bien lui » ? Elle m’a confirmé que c’était lui, soudainement je me suis levée et je suis allée m’asseoir en avant. Je ne sais pas si je pensais qu’il allait me tuer, je l’ai vu mais nous ne nous sommes pas parlés, j’ai parlé avec ses enfants, j’ai parlé avec ses enfants.
M.M : Toutes ces personnes-là avec lesquelles tu as fait le long chemin, dans cette même équipe, il y en a ceux qui sont allés tuer les membres de ta propre famille. Quand vous vous rencontrez, quelle facette veulent-ils te montrer ? Est-ce qu’ils veulent se comporter comme des personnes qui t’ont sauvé la vie ? Est-ce qu’ils te montrent qu’ils ont honte de ce qu’ils ont fait ? Comment les vois-tu lorsque vous vous rencontrez ? Avez-vous…
L.U : Quand nous nous rencontrons, ils veulent me faire comprendre que nous sommes de la même famille, ils veulent me faire comprendre qu’ils m’ont aidée… Ils veulent me cacher tout le mal qu’ils ont commis.
M.M : Et d’après toi, penses-tu que tu les laisseras comme cela ou bien tu les dénonceras en justice ?
L.U : Bon. Pour cet homme qui m’a emmenée au Congo, lui, il est en prison. Il a une peine d’emprisonnement de 30 ans, car c’est aussi lui qui a fait tuer mon papa, lui, il est en prison. Les autres ne reconnaissent même pas leurs fautes, ils disent qu’ils n’ont rien fait, que ceux qui ont commis ces actes sont morts eux aussi ou qu’ils se sont sauvés ; en plus, je ne les ai pas vus tuer les personnes, je ne les ai pas vus tuer les personnes, moi, ils me traînaient seulement avec eux, ils étaient à la chasse des personnes, si jamais ils les trouvaient, ils les auraient tuées, mais je ne les ai pas vus tuer, je ne peux pas dire qu’ils ont tué telle ou telle personne.
M.M : C’est pour cela que j’allais te demander; le monsieur qui est en prison, il est emprisonné parce qu’il a tué ton papa, il est détenu parce que c’est toi qui as témoigné contre lui, qui l’as accusé de la mort de ton père ou il est en prison parce qu’il y a d’autres qu’il a tués, ça ne regarde pas seulement ta propre famille ?
L.U : Oui, il y a d’autres qui l’ont accusé d’avoir tué les leurs, et qu’il est aussi responsable de la mort de mon papa.
M.M : Cela veut dire que c’est toi qui as réussi à le faire emprisonner ou c’est d’autres personnes originaires de ce district ?
L.U : Non. Je me souviens que le gacaca auquel j’ai participé, c’est lui qui l’a condamné.
M.M : Ce gacaca l’a accusé de la mort de plusieurs personnes de cette région.
L.U : Il était responsable [du quartier]. On l’accusait d’être responsable de ces meurtres. C’est lui qui a donné l’ordre de tuer mon papa. Il a ordonné qu’avant de piller les choses dans la maison de mon père, il fallait d’abord le tuer. Après l’avoir tué, on lui a emmené la lance pleine de son sang, comme preuve de sa mort. Il leur a dit de jeter la saleté et on a jeté mon père dans l’eau.
M.M. : Immédiatement, il a donné la permission d’aller piller.
L.U : « Puis, allez-vous en, pillez ». Pour les autres qu’il a tués, je ne sais pas. Mais s’il est emprisonné, la plus grande raison est qu’il a tué mon père.
M.M. : Pour les autres membres de ta famille qui ont été tués, tu n’as pas pu trouver des témoins de leur mort afin que ceux qui les ont tués puissent être poursuivis aussi ?
L.U : Non, je n’ai pas eu des nouvelles.
M.M : Actuellement, quand tu retournes où tu as grandi, est-ce que tu sens que c’est chez toi ? T’arrives-t-il d’y aller de temps en temps pour voir comment est la région ou bien tu as simplement abandonné ?
L.U. : J’y suis allée une fois pour visiter. Oui, c’est vrai que j’aime ce lieu, parce que c’est chez nous, je suis née là-bas, mais il n’y a rien qui me fait voir, il n’y a aucun souvenir. Ce sont des ruines seulement, actuellement le terrain est cultivé, si j’y vais je ne vois même pas une pierre. Lorsque j’y vais, je ne me rends pas jusqu’à notre propriété. Je vais uniquement sur le site mémorial. Je n’arrive pas chez nous, pas parce que je ne voudrais pas, mais parce que j’ai peur d’être tuée, même à présent, je ne me sens pas en sécurité là-bas.
M.M. : Tu es la seule survivante dans ta famille, et tu me dis que votre terrain est cultivé, qui le cultive, et finalement, à qui appartiendront vos biens ?
L.U : J’ai une seule tante qui est restée là, elle habite tout près, c’est elle qui gère notre propriété.
M.M. : C’est elle qui en prend soin, et donc tu ne t’inquiètes pas c’est toujours dans la famille.
L.U. : Nos biens sont encore entre nos mains.
M.M : J’aimerais revenir sur votre arrivée à Kigali, vous revenez , tu es avec ta tante, est-ce que ta tante vivait à Kigali bien avant ?
L.U : Oui, elle était à Kigali.
M.M. : Est-elle retournée habiter là où elle était avant?
L.U : Oui, elle est retournée où elle était.
M.M. : Avant de revenir sur celle-là, j’aimerais te demander, à propos des autres membres de ta famille. Il y a celle-là qui est encore à Nyamasheke, une autre qui est à Kigali, les autres tantes et les oncles, as-tu eu de leurs nouvelles ou pas ?
L.U : Une de mes tantes qui vivait à Nyamasheke, s’appelait Thérèse, j’ai su qu’elle a été brûlée à l’Église. Elle était avec sa fille et maman. Pour ses autres enfants, je n’ai rien su de leur mort, son mari non plus. Elle avait une autre grande fille qui s’appelait Noëlla, elle habitait le quartier qui s’appelait Ku Ishara, elle aussi, je ne me souviens pas de ce qui lui est arrivée, je ne sais pas ce qui est arrivé, personne ne m’a dit ce qui est arrivé. Puis, il y avait un autre oncle qui s’appelait Gasimba, le grand frère de papa qui s’appelait Gasimba, il habitait à Kigali, lui aussi, il a enseigné à APE-Rugunga, non, à RTKA, lui, il est mort à Gitarama, lui, on a pu l’enterrer, il est mort dans les enceintes du clergé, je pense que c’est la seule personne de ma famille que nous avons pu enterrer. Les autres, le frère de ma mère je n’ai pas connu sa mort, ainsi que ses enfants. Souvent, je me disais que peut-être il y avait un qui aurait survécu. Je ne m’imaginais pas comment douze enfants seraient tous morts, je me disais qu’il peut y avoir un qui serait vivant. Mais j’ai eu la chance de connaître l’enfant de la petite sœur de ma maman, c’est donc ma grande sœur du côté de ma tante, je l’ai connue trop tard, elle vivait en Tanzanie, elle s’appelle Noëlla, elle m’a dit qu’elle avait fait des recherches, et que personne n’avait survécu. Elle non plus, ne sait pas comment ils sont morts, elle ne sait rien sur la mort de sa mère.
M.M. : Chez tes oncles paternels, il n’y a plus personne ?
L.U : Non.
M.M. : Un peu de mots, il reste uniquement tes deux tantes et leurs enfants.
L.U. : Oui, et leurs enfants.
M.M. : Il y a aussi celle-là qui est en Tanzanie
L.U : Mais celle-là est encore en Tanzanie, actuellement je n’ai pas de ses nouvelles, le grand frère de mon père qui s’appelle Gasimba a laissé quatre enfants, 4 garçons et sa femme, ils sont à Kigali.
M.M : Ils sont à Kigali ?
L.U : Oui
M.M. : Tu nous as raconté comment vous avez fait pour traverser, vous êtes revenues à Kigali avec ta tante, dis-nous maintenant, arrivées à Kigali, comment avez-vous essayé de revivre ?
L.U : Arrivées à Kigali, ma tante avait deux enfants jumeaux, des petits bébés qui sont nés en quatre-vingt-quatorze, ce n’était pas facile pour elle de s’occuper d’eux et de moi-même. Elle avait aussi un autre enfant, qui était avec elle en exil, elle avait peut-être six ans, elle était plus petite que moi. Quand nous sommes arrivés à Kigali, nous avons vu sa mère, mais on avait tiré sur elle, elle portait encore des blessures. Cette maman vivait avec nous, nous étions nombreux, je me souviens que cet enfant avait [peut-être] eu un problème, on se couchait ensemble dans un même lit, il me frappait et, quand je lui demandais pourquoi il me frappait, il se mettait à pleurer ; peu importe ce que je lui demandais, il pleurait.
M.M. : Cet enfant était un gars ou…
L.U. : C’était une fille. Mais sa maman était là. Lorsque je lui disais que son enfant me frappait, elle me disait de la gifler moi aussi, mais je voyais que c’était un enfant, je refusais de la frapper. Bon. Nous avons vécu ensemble, nous sommes allées ensemble à l’école, bon. Je me souviens que je suis allée à l’école primaire à Kicukiro, j’ai échoué considérablement, peut-être j’étais la dernière ou l’avant dernière sur la liste de proclamation, alors qu’avant j’étais la première ou la deuxième en classe. Je rentrais et j’arrivais à la maison ; ma tante me demandait : « pourquoi as-tu échoué ? » Je lui répondais que les enseignants ne m’aimaient pas. Finalement, elle m’a changée d’école. Je suis allée étudier dans une école anglophone appartenant à des personnes en provenance de l’Ouganda. Elle me disait que là, il n’y a pas d’ethnisme : « Va étudier là-bas ». Ainsi, je suis allée étudier dans une école anglophone, mais je ne parlais pas, je ne riais pas non plus, j’étais toujours silencieuse. Je me souviens d’un seul endroit à Kigali, d’un endroit où j’avais l’habitude de m’asseoir, je me levais de là seulement pour aller manger, je me levais de là pour aller me coucher sans dire un mot. Puis, ma tante faisait tout pour s’approcher de moi, elle me parlait beaucoup, petit à petit, j’ai commencé à parler, à jouer avec d’autres enfants. Elle m’avait placée dans une bonne école, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour voir si je pouvais redevenir un enfant normal, mais quand elle me demandait des choses du génocide, comment ça s’est passé, je lui répondais que je les avais oubliées et que je ne me souvenais de rien. Je n’étais pas beaucoup à l’aise avec elle, pour lui demander, par exemple, de me parler de mon papa dans leur enfance, comment les choses se passaient, je n’osais pas lui demander les choses de ce genre. Mais, mon autre tante celle qui est à Nyamasheke, quand elle venait nous rendre visite, je lui demandais, je lui demandais toutes sortes de choses. Ma tante m’aimait beaucoup, elle m’aimait beaucoup, celle de Kigali, elle me considérait comme son enfant, elle me demandait si j’avais une autre maman? Je lui disais, non. Elle me disait que c’était elle ma maman puis elle me demandait : « Qu’est-ce qui fait que tu ne peux pas m’appeler maman ? » Je l’essayais, je n’y arrivais pas, je n’y arrivais pas vraiment.
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Je pense que je l’ai fait une fois ; moi aussi je voyais qu’elle prenait soin de moi, même aujourd’hui, c’est elle mon papa, ma maman, elle est tout pour moi. Mais quand j’allais l’appeler « maman », ça m’étouffait, je n’y parvenais pas, elle a fini par croire que c’était comme ça. Je me souviens quand j’ai terminé au primaire, elle m’a conduit au secondaire. Quand elle me lassait à l’école, je restais en pleurant. Les autres enfants me disaient que j’étais gâtée, je ne sais quoi…Quand elle venait me rendre visite, je pleurais dès que je la voyais. Lorsque les autres venaient me voir sans elle, et si on me disait qu’elle était malade, je n’étais plus capable d’étudier. Tu comprends qu’au secondaire tante venait me voir, de temps en temps elle a envoyé son mari et ses enfants, mais ça ne me plaisait pas beaucoup. Je demandais : « qu’est-ce qui fait qu’elle n’est pas venue ? » Quand ils me disaient qu’elle était malade, je n’étudiais pas bien, j’échouais. Je me souviens que j’étudiais en anglais au primaire et en première année secondaire, après on a changé, j’ai étudié en français ; au départ, je n’ai pas aimé ça, mais arrivée à l’école, j’ai réussi, j’ai été la deuxième de la classe, ma tante a été très contente ; quand elle est contente, elle pleure, elle était très heureuse. Puis le trimestre suivant, je n’ai pas réussi, parce qu’on m’a dit qu’elle était malade et je me disais que si ma tante meurt, moi aussi je vais mourir. Maintenant, j’ai grandi, si elle meurt, je ne mourrais pas pour autant...
Je suis restée là, au fur et à mesure que ses enfants grandissaient, ils sont âgés de quinze presque seize ans maintenant, ils savent que je suis leur grande sœur. Jusqu’à présent je continue les études, j’ai réussi, j’ai réussi, j’ai terminé l’univers… j’ai terminé le secondaire, j’ai obtenu le diplôme, ma tante a été très heureuse, plus que moi je ne l’étais, c’est ainsi qu’elle m’a envoyé aux études, je continue et me voici au Canada.
M.M. : En peu de mots, je comprends qu’elle a tout fait, elle a bien assumé le rôle de parent. À part ces deux jumeaux, est-ce qu’elle a eu d’autres enfants ?
L.U. : Bon. Ma tante a eu d’autres enfants, mais ces enfants, c’est moi qui les ai emmenés. Tu comprends, je suis allée au secondaire, arrivée en 4ème année, il y avait des familles artificielles AERG [Association des Etudiants Rescapés du Génocide]. Je suis devenue membre de cette association, j’ai été un enfant dans la famille, cela m’a beaucoup aidé. C’était avec eux que j’ai commencé à parler, j’étais à l’aise avec les enfants ayant les mêmes problèmes que moi, je leur demandais leurs difficultés et je leur partageais les miennes ; nous discutions et ça restait là. Après une année, j’ai été choisie comme mère d’une famille, j’avais seize enfants. On dialoguait, je suis devenue une personne mature, une maman. Je leur prodiguais des conseils, celui qui avait des difficultés venait m’en parler, je l’aidais comme je le pouvais, ce dont je n’étais pas capable, j’en parlais avec ma tante, je lui disais qu’il y a un enfant qui avait telle ou telle difficulté, je lui demandais si elle pouvait l’aider, et elle faisait ce qu’elle pouvait.
Nous nous rendions visite mutuellement, une journée chez nous, une autre journée, nous allions dans une autre famille, c’est comme ça que ma tante a eu d’autres enfants, sauf que ma tante avaient beaucoup d’autres enfants ici et là auxquels elle venait en aide, et qui ne restaient pas chez elle. Une fois, alors que ma petite famille était venue chez ma tante, celle-ci a soulevé le problème de famille pour les enfants de notre âge : Avant, ils avaient tous des grandes familles, des parentés, mais maintenant, disait-elle, ils ont seulement des frères et sœurs, ils n’ont pas de grands-mères, d’oncles, de tantes, des choses comme ça… Elle leur a dit qu’elle voulait être leur grand-mère. Ils ont été émerveillés de cela, et ainsi ma tante est devenue notre grand-mère. Il y avait un autre enfant dont ma tante était la marraine, elle aussi vivait chez nous, puis elle aussi avait une famille de AERG, elle l’a emmenée nous visiter, elle est devenue une autre famille, nous avons mis les deux ensemble. Tu comprends, nous sommes beaucoup d’enfants, à peu près une cinquantaine. Notre famille nous étions des « Chéris », ma tante était notre grand-mère, elle est ma grand-mère, ma tante, mon tout.
M.M. : Pendant que nous sommes encore sur ce sujet, j’aimerais que tu expliques un peu plus aux gens ou à d’autres personnes qui verront ou entendront cette entrevue, cette façon de créer des familles, des associations des enfants rescapés du génocide. Comment peux-tu expliquer cela aux personnes qui n’étaient pas au Rwanda, qui n’ont pas vécu au Rwanda et qui ignorent la manière dont ces familles sont naissent ?
L.U. : Tu comprends qu’après le génocide les enfants sont restés seuls, abandonnés à eux-mêmes, sans aucune assistance, ce qui provoquait souvent beaucoup de problèmes, de traumatismes. Je ne me souviens pas qui a eu cette idée de fonder des familles. C’était un étudiant de l’Université Nationale du Rwanda. Par exemple pour ce qui est de ma famille, lorsque j’étais à l’école, nous étions nombreux dans le même cas. Pour choisir des familles, nous avons écrit de petits papiers avec des numéros, nous avons fait un tirage, ceux qui avaient le même numéro formaient une même famille. Puis dans chaque famille, nous choisissions un papa, une maman et les enfants. C’est comme ça. Après les études, ces familles s’appellent « GAERG », les membres qui ont terminé leurs études continuent à soutenir ceux et celles qui sont encore à l’école. Nous sommes nés d’une famille qui était à l’Université et qui est venue fonder des familles au secondaire, puis c’est comme ça. Nous nous entraidons, s’entraider ne veut pas nécessairement dire que nous avions de l’argent ou quoi… s’il y a un qui a un problème, qui éprouve des difficultés dans son apprentissage scolaire, ils étaient proches de lui afin de lui expliquer, de l’appuyer ainsi petit à petit.
M.M. : J’aimerais te demander, peut-être que c’est une question de curiosité: lorsque vous vous retrouvez ensemble, vous les enfants rescapés du génocide, de quoi parlez-vous ? Nous savons que les conversations et l’aisance peuvent [se ?] différencier selon le groupe de discussion. Comment décrirais-tu les discussions au sein de cette famille GAERG et vos discussions avec des personnes en dehors de votre groupe ?
L.U : Quand tu es avec ces enfants, tu es beaucoup plus épanoui de façon que tu laisses aller tout ce qui te vient à l’idée, pas de souci de se demander ce que les autres vont en penser….Par contre, vous n’êtes pas toujours joyeux parce que les difficultés, il y en a toujours et lorsqu’il y a un problème, vous essayez de le résoudre et ainsi la vie continue. Avec d’autres personnes, tu n’es pas très libre, il y a des paroles que tu veux dire et tu te retiens. Il y a quelques enfants rescapés du génocide qui ne sont contents d’entendre dire « maman ». Ils ne supportent plus entendre ce mot. Pourtant, dans nos familles, nous nous disons « mère » et « père », je pense que quand tu dis « mère » c’est différent, tu n’as pas l’impression d’avoir dit « maman », parce que dire « mère », c’est très facile, mais dire « maman », c’est difficile. Quand nous sommes avec des personnes de l’extérieur, il y a des paroles que nous ne pouvons pas dire, il y a des paroles que nous n’employons pas, nous avons peur de les blesser aussi. Bon. Il y a des enfants, puisque moi je compare ça avec ma vie scolaire, il y a des enfants qui n’aimaient pas AERG. Comme à chaque récréation nous allions nous rencontrer, ils nous regardaient aller, puis ils disaient : « vous allez dans vos affaires encore ! » Tu comprends que la conversation que tu peux avoir avec cet enfant ne sera pas la même avec celui de AERG.
M.M. : Trouvez-vous quand même des raisons de vous réjouir, de rire ensemble et de vous émerveiller ?
L.U : Oui, quelques fois, nous organisions des activités comme des « cacahouètes ». Nous écrivions de petits papiers pour tirer au sort, après nous nous rencontrions pour faire la fête, pendant ces moments, nous nous éclations, nous dansions, puis chacun rentrait chez lui.
M.M. : Lorsque vous êtes ensemble, vous arrive-t-il de faire un retour sur votre passé, de voir ce que vous avez pu dépasser et ce qui est encore lourd ?
L.U. : Je n’ai pas bien compris la question.
M.M. : Il y a des périodes que tu peux traverser, pour vous comme toute personne qui a vécu le génocide, et lorsque tu parles avec les autres, tu te rends compte que quelques évènements sont encore trop lourds, ou que d’autres sont là mais ils sont mis de côté, ils ne t’empêchent pas d’avancer. Je me demande si vous aussi, vous avez de telles conversations, s’il vous arrive de dire entre vous: « ceci pèse encore sur moi, ceci est dépassé ? »
L.U : Nous n’avons pas souvent ce genre de conversations ; seulement pendant la période du souvenir, à part ça, chacun s’occupe de ses affaires. Dans nos rencontres, nous ne partageons pas des choses tristes que nous ayons vécues, nous en parlons pendant la période de commémoration. Je me rappelle par exemple, d’un ami qui nous confiait comment il avait rencontré l’homme qui avait tué ses parents. Il avait rencontré un homme et ce dernier lui avait demandé cent francs ; cet enfant était content, il nous disait : « voir qu’il me demande cent francs, il pense que je suis riche, alors que c’est lui qui a tué mes parents ». Quand il lui avait demandé où il les avait mis, il ne lui disait rien, mais le jour où il lui a donné cent francs, il lui a dit où il a mis sa mère. Nous en parlions de temps en temps mais pas souvent.
M.M. : Est-ce qu’il vous arrive d’avoir des motifs de vous réjouir….de vous sentir heureux ?
L.U : Oui, ça arrive. Nous nous réjouissons souvent dans nos rencontres. Nous avons des choses qui nous réunissent, parfois notre grand-mère nous invite, elle organise une petite fête qui ne veut rien dire, juste pour que nous puissions nous rencontrer. Nous nous retrouvons ensemble, on dialogue, on rit, mais nous ne sommes pas tous au même niveau. Il y en a qui sont tristes, qui aiment s’isoler, nous essayons de les approcher, d’autres sont épanouis, nous sommes tous différents les uns des autres selon de ce que nous avons vécu et la personnalité de chacun…
M.M. : Maintenant que tu n’es plus là, comment fais- tu pour garder le lien avec cette famille ?
L.U : Maintenant que je suis absente, j’essaye d’avoir de leurs nouvelles, je reste toujours en contact avec notre grand-mère, elle me donne des nouvelles : ceux qui ont réussi les examens d’État, ceux- qui se sont mariés, ceux qui ont pu dénicher l’emploi et ceux qui n’arrivent pas à l’avoir, etc. Nous avons instauré aussi un site web qui nous permet de nous retrouver et de dialoguer, on se donne des nouvelles. Ils me disent que je leur manque, ils me souhaitent du courage, et ils me disent qu’ils attendent mon retour, les choses comme ça.
M.M. : Quand tu étais là, tu étais mère, maintenant que tu es partie loin, te sens-tu encore mère dans cette famille ou tu peux prendre une distance et laisser cela à quelqu’un d’autre ? Que deviens-tu dès le moment où tu n’es plus là ?
L.U. : Maintenant que je suis partie, je sais que j’ai été remplacée, il y a eu une autre mère parce que les enfants ne pouvaient pas rester seuls, mais moi, je sens que je suis encore leur mère, même quand je les appelle, je demande les nouvelles de chacun enfant, je veux savoir pourquoi tel a été comme ci ou comme ça, je pense que c’est parce que je suis absente. Je sens que j’ai encore la responsabilité d’une mère. Même si je ne suis pas proche d’eux, j’essaye de demander comment ça va, j’essaye de faire ce travail que je faisais, même si je ne suis pas là, je demande qui est la mère actuelle, comment elle les aide , etc.
M.M : Tu essayes d’avoir de leurs nouvelles.
L.U. : Oui.
M.M. : Je t’ai posé la question globalement, mais avant de dépasser la période du génocide, je voulais te demander, toi même, toi comme Léontine, quand tu penses à la période du génocide que tu as vécue, il y a déjà16 ans, y a-t-il des choses qui te pèsent encore, des obstacles que tu n’as pas encore dépassés ? Tu sens que la vie continue ? Quand tu fais un retour en arrière, comment tu te sens, 16 ans après ?
L.U. : Moi, j’ai l’impression qu’au fil et à mesure que je grandis, les choses s’ s’empirent, je réfléchis davantage, parce qu’avant, avant je ne pensais à rien, avant je me demandais : « De quoi se souviennent-ils ? » Je ne comprenais pas ça, je ne sais pas si je ne comprenais pas bien ou si c’était un problème que j’avais en moi, mais plus je grandis, plus ça s’empirent, il y a beaucoup de choses que je n’ai pas encore dépassées, mais cela ne m’empêchent pas de vivre parce que c’est notre devise : « Vivre et être heureux ».
M.M. : Quand tu te rends compte qu’il y a encore des choses que tu n’arrives pas à dépasser, quelle est ta stratégie ; si cela te bloque quelque part, de quelle manière ça te bloque et comment penses-tu t’en sortir ? Penses-tu que tu finiras par trouver une solution, ou qu’il faut accepter de vivre avec ?
L.U. : Maintenant que je suis ici, ça m’est difficile. Souvent je sens que je suis seule. C’est maintenant que je réalise que je suis orpheline, parce que je sens que je suis seule, avant tu comprends que j’avais ma tante, nous étions ensemble, elle me montrait qu’elle était proche de moi, qu’elle était de la famille quoi. Ces enfants de la famille AERG sont proches, ils te demandent comment ça va, comment as-tu passé ta journée, mais maintenant je peux passer une semaine sans parler à personne ; et parfois quand le téléphone sonne, je peux le fermer automatiquement, je ne sais pas pourquoi. Je me sens vraiment seule, je ne sais pas comment je m’en sortirai. Je pense que peut-être, si j’avais d’autres personnes, une famille qui vienne ici peut-être que ça passerait, mais pour le moment, ça m’est difficile.
M.M. : Il y a des rescapés qui te disent qu’ils ne veulent pas rester là où on parle des expériences du génocide. D’autres qui te disent que c’est plutôt de telles conversations qu’ils voudraient écouter. Toi, où te situes-tu par rapport à cette conversation ?
L.U. : Moi aussi je veux être là où on en parle, j’ai le désire de savoir comment chaque personne a vécu le génocide, parce que parfois tu écoutes l’histoire de l’autre et tu te rends compte que la tienne n’était pas la pire. Qu’elle est supportable et tu parviens à te dépasser ; sauf que cela n’est pas bien non plus parce qu’à un moment donné, tu deviens insensible, toutes les histoires ne te disent rien, tu sens que tu n’as pitié pour personne, mais moi j’aime ça, je cherche là où on en parle pour écouter comment chacun a vécu.
M.M. : J’allais justement te demander, tu dis que parfois on peut devenir insensible. Tu as traversé tout ça et tu en es sortie seule rescapée de ta famille. Peux-tu encore ressentir de la compassion pour une autre personne, ou tout te parait ordinaire ?
L.U. : Non. Moi j’ai encore de la compassion, j’ai de la compassion. Lorsqu’ une personne me partage son problème, je la comprends immédiatement, je comprends que c’est une personne. Les personnes ne réagissent pas de la même façon, parfois pour une petite chose la personne peut s’inquiéter beaucoup, moi je vois tout de suite et je me dis : même si je me dis que c’est trop petit pour faire autant de peine, je comprends que de toutes les façons c’est une personne, moi et toi nous ne sommes pas pareils, pas identiques, sa façon de percevoir la souffrance est différente de la mienne. En kinyarwanda on dit que « La petite épine qui est sur l’autre est facile à enlever. », mais il a de la peine lui aussi. Je prends chaque personne telle qu’elle est.
M.M. : Les personnes qui ont vécu au sein de ces familles que vous avez formées, j’imagine qu’il y a aussi d’autres qui sont allées à l’extérieur du pays comme toi. Quand vous arrivez à l’extérieur du Rwanda, est-ce que vous essayez de former d’autres familles ou ça reste au Rwanda ?
L.U. : Non. Nous essayons d’en constituer d’autres là où nous sommes, car les familles aident beaucoup. Nous les appelons «des familles artificielles », mais parfois elles sont considérées comme des familles naturelles. Tu te rends compte que tu es beaucoup plus à l’aise avec tel ou tel frère ou sœur, plus épanoui….par exemple pour moi, la personne qui était mère dans ma famille, je l’aimais beaucoup, j’étais plus à l’aise avec elle comme si elle était ma grande sœur. Je ne la considérais pas comme ma maman, je la prenais pour grande sœur, je voulais la voir tout le temps, ça aide beaucoup, même à l’extérieur nous avons le désir de former ces familles. Ce n’est pas un problème d’avoir des familles à différentes places…ce n’est pas mal, c’est bien.
M.M. : Tu as eu une première famille qui n’a pas pu continuer à cause du génocide, tu as a eu une deuxième famille, celle qui t’a accueilli chez ta tante, il y a eu aussi une autre famille que tu avais formée avec d’autres enfants rescapés du génocide, malheureusement pour différentes raisons tu as été obligée de quitter ces familles. Comment parviens-tu à vivre toutes ces ruptures ?
L.U. : Ce n’est pas facile, tout cela ne nous permet pas d’avancer normalement, cela fait que nous sommes toujours liés à notre passé ; le rescapé qui a fait ce cheminement se rend compte qu’il perdu la première famille, qu’il est loin de la deuxième et de la troisième, et tout cela n’est pas facile pour nous. J’espère que nous finirons par trouver une solution, une façon de gérer toutes ces situations.
M.M. : Où est-ce que tu puises la force de continuer, de vouloir avancer et faire de nouveaux projets ?
L.U. : Personnellement, je pense que peut-être je prends appui dans ma vie chrétienne ; je ne prie pas beaucoup, beaucoup, mais j’aime prier. Je pense que c’est la prière qui me vient en aide. Cela me rappelle un camarade qui nous a demandé pourquoi nous sommes chrétiens ; qu’est-ce qui arriverait si on vivait au jour le jour sans se laisser aller dans les prières ? Mais, je me souviens aussi que dans mon enfance, ma famille était chrétien, ma maman ne me laissait jamais quand elle allait prier. Lorsque je l’entendais claquer la porte, je me levais très rapidement et je la suivais ; et je me rappelle que tous les mercredis, il y avait un groupe de prière qui venait prier chez nous. Malheureusement, ce sont ces mêmes personnes qui nous ont tués. C’est vrai qu’on peut se demander pourquoi prier encore puisque ces chrétiens d’hier sont devenus des assassins le lendemain? Toutes ces personnes qui venaient prier chez nous, ce sont elles que j’ai vues aller tuer. Pourquoi prier ? Mais moi, je continue de prier parce que ça me réconforte, et je me dis que le fait de vivre encore, ça ne vient pas de moi-même, c’est grâce à Dieu. Tout ce monde qui sont morts, ce n’est pas que j’étais plus habile à me cacher plus qu’eux ? Je n’avais rien de spécial plus qu’eux, c’est seulement Dieu qui nous protège dans cette vie que nous menons, c’est Dieu qui nous aide, c’est pourquoi nous ne devrions pas lâcher.
M.M. : Et puis maintenant nous sommes au Canada, tu es à Montréal, comment as-tu fait pour venir ici, comment as-tu fait à ton arrivée, pour t’intégrer et recommencer à nouveau ?
L.U. : Pour venir, je me suis inscrite dans une université en Amérique, j’ai fait l’examen qu’on appelle TOEFL. Je l’ai réussi, j’ai demandé et obtenu un visa, arrivée en Amérique j’ai continué jusqu’au Canada. Au Canada, j’ai été accueillie par des amis qui ont été très proches de moi comme mes frères ou mes sœurs, maintenant, j’ai commencé les études, je vis seule, voilà.
M.M. : Arrivée ici, par où tu commences ? Oui, tu me dis que tu y as trouvé des amis, mais j’aimerais que tu me parles comment se sont passées tes premières démarches, pour trouver un logement et les autres services dont tu avais besoin. Est-ce que tu as passé par la communauté rwandaise seulement ou il y a d’autres services du Canada, du Québéc, de Montréal qui t’ont aidée ?
L.U. : Oui. Juste en arrivant ici, il y a une organisation nommée YMCA qui t’accueille, Ils accueillent toutes les personnes qui viennent de l’extérieure et qui n’ont pas où loger. Ils s’occupent des immigrants pendant les premiers jours, peut-être pendant un mois, il nous montre des services, comme des hôpitaux, les bureaux d’immigrations, des endroits où chercher les logements, etc. Après un mois, tu sors pour aller commencer ta vie à l’extérieur.
M.M : Est-ce que tu continues d’utiliser ces services ou tu n’en as plus besoin maintenant ? Quand est-ce que tu es arrivée ici, au fait ?
L.U. : Je suis arrivée ici fin juillet, le 29 juillet 2008. Ça fait un an et demi, oui, je continue d’utiliser quelques-uns de ces services, ça m’aide. Mais après, j’ai vu d’autres personnes qui m’ont aidé à découvrir d’autres choses.
M.M. : Qu’est-ce que tu trouves plus difficile ici à Montréal ?
L.U. : Ce que je trouve difficile, c’est la neige, c’est très difficile, il fait très froid, mais la vie continue.
M.M. : Qu’est-ce qui te motive pour vivre ?
L.U. : Ce qui me motive pour vivre, C’est de voir les autres rescapés qui ont pu s’en sortir et arriver à de grandes réalisations. On nous disait que nous ne mourons pas parce que les autres sont morts, nous devons plutôt lutter pour vivre. Ce sont les autres rescapés qui me donnent le goût de vivre. Je me dis que s’ils se sont rendus à cette étape, moi je aussi je peux y arriver.
M.M. : J’aimerai y revenir, tu étais parvenue à vivre malgré la situation que tu as traversée au Rwanda, c’est comme tu avais trouvé une famille et des amis. 14 ans ou 15 ans après, qu’est-ce qui te donne la force de laisser tout cela derrière et aller recommencer ailleurs ?
L.U. : Ce qui me donne la force c’est parce que je dois étudier. Souvent ma tante me disait que mon papa ne m’a laissé aucun héritage, elle me disait que je dois étudier pour vivre, c’est surtout pour réaliser ce défi que j’ai tout quitté encore une fois. Je suis allée pour étudier, afin que je puisse subvenir à mes besoins, et être utile à mes petits frères et sœurs.
M.M. : Ceux-là des familles dont tu nous as parlées ?
L.U. : Oui, ceux-là de nous familles artificielles et ceux de ma chez tante, je les considère tous comme mes frères et sœurs, je sens que je dois étudier beaucoup, pour arriver à quelque chose pour moi et pour eux.
M.M. : Finalement, penses-tu que quand tu auras fini tout cela, retourneras-tu au Rwanda ou tu continueras de vivre ici, quels sont tes projets dans ce sens là ?
L.U. : Moi, je pense que s’il y a la paix au Rwanda, j’aimerais y retourner, pour y travailler et y vivre, je ne pense pas rester tous les jours de ma vie.
M.M. : Sur quoi tu te bases pour faire ton choix et dire que ton avenir après tes études serait au Rwanda ?
L.U. : C’est parce que j’aime mon pays, je dois travailler pour mon pays, quand nous quittons notre pays pour aller réaliser de nouvelles ambitions, ce n’est pas seulement pour nos propres intérêts. C’est aussi dans l’intérêt des autres, je sens que je dois travailler pour le pays.
M.M. : Quand tu es ici à Montréal, qu’est-ce qui te manque de ton pays, le Rwanda ? De quoi aurais-tu la nostalgie ?
L.U. : Des arachides, j’ai envie de manger des arachides du Rwanda, à part les personnes de là-bas, j’ai envie des arachides.
M.M. : J’aimerais te demander avant de terminer, quel ton grand souhait pour les personnes rescapées du génocide ou ce que tu veux leur dire que nous ne t’avons pas demandé ?
L.U. : Ce que je veux leur dire c’est que nous devons étudier, c’est notre devoir, faire toutes études possibles, pour compenser à ce que nos parents n’ont pas pu faire, et préparer notre avenir, je n’ai pas autre chose à leur dire étudier fort.
M.M. : Sûrement que tu croises ici des personnes qui n’étaient pas au Rwanda au moment du génocide. Quel genre de conversation aimerais-tu avoir avec elles ?
L.U. : Les personnes qui n’étaient pas au Rwanda ?
M.M. : Les personnes qui n’étaient pas au Rwanda ou qui ne sont pas Rwandais, les étrangers que tu rencontres, quel genre de conversation ou de discussion que tu aimerais avoir elles ?
L.U. : Moi, les personnes étrangères, souvent je voudrais qu’elles connaissent le Rwanda, qu’elles sachent ce qui s’est passé au Rwanda même si elles ne peuvent rien y faire, le savoir tout simplement, parce que souvent…elles aiment nous demander : « tu viens de quel pays ? » Quand tu leur réponds : Le Rwanda, automatiquement ils font référence au génocide. Ils savent qu’il y a eu un génocide seulement, ils ignorent comment ça s’est passé, ils ne savent pas qui a commis le génocide. Ils savent qu’il y eu génocide de au Rwanda, point. J’aimerais bien qu’ils sachent plus.
M.M. : Dans cette façon de faire connaître le génocide, il y a des artistes qui l’ont illustré dans des théâtres, d’autres ont fait des films, il y en a aussi qui l’ont chanté, comment tu vois cette manière de parler du génocide par des moyens artistiques ?
L.U. : Ça aussi ça aide, je sais. Sauf qu’il y a ceux qui en abusent, qui ne le montrent pas comme cela s’est passé, mais cette façon peut-être de jouer des films ça aide, ça permet aux personnes d’avoir plus ou moins une idée sur ce qui s’est passé. De même que dans les chants ou écrire des livres, c’est une bonne façon de le faire connaître.
M.M. : Comme personne qui as vécu ces événements et qui suit ce qui se dit à ce propos, penses-tu que ces auteurs- là disent les choses telles qu’elles ont été vécues ou tu vois qu’il y a des lacunes ?
L.U. : Il y a ceux qui ne le jouent pas convenablement, et ceux qui ne le disent pas bien, c’est vrai, ils ne reproduisent pas comme ce qui s’est passé, mais il y en a d’autres qui le disent comme ça a été exactement.
M.M. : Pour une personne qui le joue mal, comment peux-tu expliquer qu’il ne le joue pas correctement ?
L.U. : Une personne qui le jouerait mal, tu t’approcherais d’elle et lui dire que ce n’est pas comme cela que ça s’est passé.
M.M. : Un peu de mot, ils montrent des choses d’une manière confuse.
L.U. : Ils montrent de travers.
M.M. : Serait-ce mieux s’ils prenaient des personnes qui ont vécu ces événements pour interpréter cela ou prendre ceux qui ne l’ont pas vécu ?
L.U. : C’est mieux de prendre des personnes qui ne l’ont pas vécu pour le jouer, parce que je ne pense pas que la personne qui l’a vécu peut le jouer, ceux qui accepteraient de le jouer sont peu nombreux, mais ceux qui ne l’ont pas vécu peuvent le jouer, seulement, ils doivent s’approcher des personnes qui l’ont vécu pour avoir plus d’information.
M.M. : Toi personnellement, accepterais-tu de jouer un rôle dans l’interprétation du génocide ?
L.U. : Moi, je ne l’accepterais pas. Je peux l’aider mais je ne jouerais pas cela.
M.M. : Est-ce possible de nous expliquer pourquoi tu n’accepterais ce rôle ?
L.U. : Je ne peux pas jouer ça.
M.M. : Est-ce que c’est parce que cela te ferait plus mal de revivre ces évènements ?
L.U. : Oui, c’est ça la raison, ça me fait plus mal, non je ne sais pas, moi je ne peux pas jouer ça, ça fait mal davantage, non, je ne peux pas jouer ça.
M.M. : Tu préfères observer les personnes qui jouent ces scènes, s’il y a des choses qui sont mal jouées, tu serais prêtes à leur expliquer ce qui serait à améliorer, mais se serait pesant pour la personne qui a vécu cette situation d’interpréter ces scènes.
L.U. : Oui c’est cela que je pense.
M.M. : Je pense que notre conversation touche à sa fin, j’aimerais te demander, si tu n’aurais pas un sujet que tu voudrais aborder personnellement en plus des questions que je t’ai posées.
L.U. : Moi, c’est la première fois que je fais une entrevue, c’est la première fois que ça m’arrive, et je sens que tout ce que tu m’as demandé m’a aidée, cela m’a aidé personnellement, je pense que c’est tout.
M.M. : Qu’est-ce que tu veux dire aux Rwandais qui sont à Montréal ou d’autres personnes ?
L.U. : Je sais que les Rwandais qui sont Rwanda ont plusieurs occasions de se rencontrer. Ceux qui sont à Montréal ou à l’extérieur ici et là, devraient essayer de faire la même chose, de se rencontrer régulièrement, d’échanger et discuter. Ne pas se rencontrer uniquement dans les grandes fêtes ou quand il y a un autre motif de rencontre, mais organiser une journée de rencontre, de dialogue, des journées d’entraide mutuelle, aider par exemple des personnes pauvres qui sont au Rwanda ; même si on ne donne pas de l’argent, mais s’intéresser à elles, leur demander des nouvelles, même faire un coup de téléphone à une personne qui est au Rwanda, parler deux minutes seulement, cela les rend heureux. J’aimerais qu’on leur montre qu’on est proche d’eux pour qu’elles puissent voir qu’il y a des personnes qui se soucient d’elles, ces personnes-là ont besoin d’affection. Cela les aide.
M.M. : Merci
L.U : Merci vous aussi.
[Fin de la session 1 de 1]
[Leontine Uwababyeyi]