Regis Isheja
>> S.G.: Bonjour,
R.I : Bonjour
>> S.G.: Aujourd'hui, donc on va parler de
votre vie. On aimerait vous demander de vous
présenter. Alors votre nom, votre nom de
famille et puis les membres de votre famille.
>> R.I.: Régis ISHEJA le nom. Mon père Joseph
BIRUTA. Ma mère Béatrice KABAREMA. Les deux
sont au Canada avec moi. Voilà, j’aime
dire que mon père s’appelle Joseph et je
suis un fils unique. Ça fait de moi quasiment
le Jésus noir [rires]… Mais c’est bizarre:
Jésus…, fils unique… Mais c’est ça,
on est une petite famille de trois.
>> S.G.: Et tu as quel âge ?
>> R.I.: Je vais avoir 30 ans le 2 décembre.
J'ai 29 ans.
>> S.G.: D'accord, je me permets de te tutoyer
[rires]…
>> S.G.: Alors, on va commencer par votre
enfance et votre premier souvenir. Si je vous
dis ça comme ça, qu'est-ce que cela évoque
?
>> R.I.: Premier souvenir, on quitte la Belgique
pour le Zaïre de l'époque, qui est la République
Démocratique du Congo maintenant. J'avais
cinq ou six ans.
>> S.G.: Vous êtes donc né en Belgique ?
>> R.I.: En Belgique, oui. Mes parents se
sont rencontrés là-bas. Ils étaient tous
deux étudiants, à l'époque, Zaïrois. À
cause de la révolution cinquante-neuf [1959],
ils avaient dû quitter le pays, aller dans
les pays limitrophes et le Zaïre c'était
par excellence le plus proche. Donc ils sont
allés là, ils ont continué leurs études
secondaires. À un moment donné ils sont
allés en Belgique. Ils ont eu des bourses.
Ils ont été chanceux, ils ont eu tous deux
des bourses. Ils sont allés là-bas. Ma mère
a fait la Suisse entre temps parce qu'elle
faisait des études infirmières puis elle
voulait, je pense, se trouver en Suisse. Mon
père est resté à Bruxelles. Ils se sont
rencontrés à Bruxelles plus tard. Puis,
je suis né. Comment ? Ne me demande pas…,
voilà quoi [rires]… C'est cela, premier
souvenir, pour répondre à ta question, cinq
ou six ans, on quitte la Belgique, on retourne
au Zaïre, eux, retournent au Zaïre, moi
j'y vais pour la première fois. Premier souvenir
c’est que je prends l'avion pour la première
fois de ma vie. C'est vraiment, ça il n'y
avait rien de très marquant par rapport à
la chose j’avais cinq ans, six ans, tu vois
mais sinon c'est ça. Celui qui m'a, disons,
peut-être marqué, c'est à sept… Bien,
j'ai commencé l’école cinq ans et demie,
six ans. L’école primaire là mon père
me dit, la première année, j'étais en…
Je faisais l'école publique. Là il me dit :
Si jamais tu finis premier de classe, et comme
je suis sûr que tous les parents ont dit
cela à leurs enfants un moment donné ;
et « si tu finis premier de classe, je te
mets à l'École Belge ». À ce moment-là,
l'École Belge, comme l'École Française
était une école internationale, une école
américaine, quand tu étudiais là-bas tu
avais l'impression de quasiment étudier en
Europe, tu vois, d'avoir une formation adéquate
par rapport à ce que tu veux faire plus tard.
C'est ça, et j'ai fini premier de classe,
je ne sais pas comment. Et voilà, je me suis
retrouvé à l'École Belge l'année d'après
et j’ai fait tout mon primaire là-bas.
>> S.G.: Toute l'école primaire au Congo
?
R: Oui, au Congo. À Bukavu, c’est une petite
ville qui, moi je trouve, qui est la Suisse
de l’Afrique parce que c'est vraiment beau.
Ça ressemble au Rwanda, c’est le même
relief, le même climat. Une toute petite
ville très belle au bord de l’eau. On était
une communauté d'à peu près 200-250 Rwandais
qui vivaient là-bas, qui avaient fui le pays
à un moment donné et une génération a
donné naissance à une autre génération.
>> S.G.: As-tu des souvenirs de tes cinq premières
années en Belgique ?
>> R.I.: Le seul souvenir que… je sais que
j’appelais les personnes blanches de peau,
je les appelais bonjour. J’avais l’impression
qu’ils étaient tous…, que c’était
ça leur nom bonjour [rires]… Je me rappelle
maman, je vais dire quelque chose en Kinyarwanda,
je ne sais pas si je peux le faire. Je me
rappelle, quand il y avait des invités à
la maison et tout, elle avait des invités
de couleur blanche qui venaient à la maison,
je faisais : « Hey maman, maman! Bonjour
yaje » [Bonjour est venu] [rires]… Ils
commençaient tous à rire. Ils me répètent
d’ailleurs ça tout le temps maintenant:
« Tu te rappelles quand tu faisais ça ? »
00 :05
>> S.G.: D'accord, alors tu arrives au Congo
à cinq ans. Est-ce que tu sais en quelle
année?
R.I: C’était en 1985 ou 1986. Je ne me
rappelle pas exactement les détails…, aucune
idée; non, quatre-vingt-cinq - quatre-vingt-six
[1985-1986] ; ce que je me souviens : je
suis né en 1981 c’est ça.
>> S.G.: Quand tu arrives là, est-ce que
tu sais de quel pays tu es ?
>> R.I.: Non ! Je ne l'ai pas su jusqu'à
ce que j'aie, disons, huit ans. Quand tu commences
à jouer au…, en Afrique on appelle ça
le football, ici c’est le soccer. Quand
tu commences à jouer le soccer en Afrique
dans le quartier, c'est là que les petites
différences commencent à se…, tu commences
à voir qu'il y a des gens qui ne partagent
pas nécessairement ton dernier nom ou bien
il y a des noms qui ne sont pas comme le tien.
Les enfants, surtout en bas âge, ont une
grande capacité à savoir aller pousser sur
le bouton qui fait le plus mal. Justement,
vu qu'on était dans « leur pays », on
était, je veux ne pas dire des victimes de
choix, mais quand tu voulais te marier de
quelqu’un, tu pouvais te marier du petit
rwandais à côté. C'est là que tu commences
à te rendre compte que : « Ah ! Peut-être
que je suis différent de lui ». Et c'est
bizarre parce que plus tard, on va le voir
plus tard, plus tard c'est resté gravé dans
ma tête. Mais plus tard ça fait un peu l'effet
inverse. J'avais l'impression que j'étais
plus Zaïrois que Rwandais alors que j'étais
plus Rwandais que Zaïrois, c'était toute
une cacophonie dans ma tête.
>> S.G.: Tu es à l'École Belge, première
année de primaire ?
>> R.I.: Deuxième année. Première année
j'étais à l'école publique. C’est un
collège jésuite qui s’appelait le Collège
Alfajiri. C’est ça, donc j’ai fini ma
première année, mon père m’avait promis
que si je finissais premier de classe, il
me mettait à l’École Belge et j’ai fini
premier de classe
>> S.G.: Donc tu te rappelles un peu de ta
classe ? Est-ce que les élèves étaient
tous Zaïrois?
>> R.I.: Au Collège Alfajiri il y avait trois
Rwandais dans ma classe à qui je parle encore
même aujourd'hui, il y en a qui vivent au
Rwanda, il y en a qui vivent ici. On était
trois ; deux autres et moi. Tout le reste
était tous des Zaïrois, des Congolais.
>> S.G.: Et à l'École Belge est-ce que c'était
la même chose ?
>> R.I.: À l'École Belge c'est comme l'ONU,
tu as de tout quoi ! Il y avait des Zaïrois,
bien sûr, mais il fallait qu'ils sortent
d’une certaine classe parce que c’est
le minerval et tout, ce n’était pas facile.
Tu avais quelques Rwandais que tu pouvais
compter sur les doigts d'une main. Tu avais
des expatriés qui pouvaient se permettre
de placer leurs enfants dans ce genre d’école
là parce qu'ils voulaient qu'ils continuent
une certaine éducation qu’ils avaient commencée
dans leur pays d'origine mais en plus de ça
parce qu’ils se disaient que c’est là
qu’ils vont se retrouver avec des gens qui
leurs ressemblent etc… Donc des Européens,
des Américains et Canadiens ou alors des
Ouest-Africains qui travaillaient pour l'UNICEF
etc…, des organisations non-gouvernementales.
>> S.G.: Et tu évolues, donc tu grandis en
te disant : « Je suis Rwandais ».
>> R.I.: À ce moment-là je sais que je suis
Rwandais mais je ne veux pas l'affirmer, je
ne veux pas en être fier. Je ne sais même
pas si ça se dit comme ça mais je ne veux
pas le ressentir. Un enfant en bas âge surtout
avant l'adolescence veut se sentir égal à
tout le monde, aux autres enfants. Donc quand
tu le prives de quelque chose déjà, il prend
ça très mal, c'est un souvenir dont il va
se rappeler toute sa vie, quand tu l’empêches
de fréquenter certaines personnes parce que
c'est des personnes qui ne partagent pas nécessairement
tes valeurs etc…, ça cause d’autres problèmes.
Un enfant c'est quelqu'un qui a une mémoire
vive et qui est très susceptible, donc non
j’essayais de ne pas y penser du tout, je
savais que je parlais Kinyarwanda parce que
même quand j'étais en Belgique avant cinq
ans, mes parents avaient tout fait pour que
je parle Kinyarwanda avant toutes les autres
langues, avant le Français, avant l'Anglais,
avant le Lingala et toutes les autres langues.
Ils ont voulu que je parle très bien Kinyarwanda.
Est-ce que pour eux ils avaient une idéologie
? Jusqu'à maintenant je comprends pas comment
ils pouvaient y penser à ce moment-là mais
ils se disaient : « Un jour on va rentrer
chez nous, il va falloir qu’il ne soit pas
dépaysé et tout ». Ça a payé mais à
ce moment-là tu m'aurais demandé à quoi
ils pensaient, j'aurais dit : « Ils ont
problème, je ne comprends pas ».
00 :10
>> S.G.: Et tes amis proches, que ça soit
à l’école ou même en dehors de l'école,
enfin des amis de la famille, est-ce que c'était
entre Rwandais ou vers Zaïrois?
>> R.I.: À ce moment-là j'avais un ami rwandais
qui était dans ma classe mais il y avait
pas de..., je n’avais pas d'amis zaïrois
avec qui on s'entendait très bien, on avait
même une équipe de basket-ball, c'était
deux Rwandais, trois Zaïrois, quelques personnes
de couleur blanche sur le banc, ça a jamais
causé aucun problème, il y avait jamais
de : « Je suis plus Rwandais que to ».
À l'École Belge c'était différent. Au
collège tu voulais sentir ça parce que c'est
aussi une question de classe, avec la classe
vient une certaine façon d'interagir et tout.
À l'École Belge il n’y avait pas ce genre
de problème, je peux dire que je me sentais
égal à tout le monde, j'avais l'impression
d'avoir les mêmes droits que tout le monde
et vraiment il y a aucun souvenir par rapport
à quoi que ce soit où je me sois senti lésé,
j'avais un ami rwandais, d'autres amis et
puis ça fonctionnait très bien.
>> S.G.: Et à la maison, ta famille élargie,
est-ce que tu avais des tantes ou grands parents?
>> R.I.: Oui j'avais des tantes qui vivaient
à Goma qui est une ville de l’Est de la
République Démocratique du Congo, qui vivaient
à Goma avec ma grand-mère maternelle, la
maman de ma mère. Le père de ma mère en
fait lui il est décédé bien avant que moi
je ne sois né. Je pense même avant même
que ma mère soit née. Il est mort juste
avant sa naissance mais sinon la grand-mère
vivait à Goma avec quelques tantes. Elles
vivaient dans la même maison qu’une tante
et d’autres tantes qui s'étaient mariées,
avaient leur propre foyer etc… Leurs propres
enfants qui à leurs tours ont eu des enfants,
ils vivaient tous à Goma qui est une ville
à 45 minutes en avion, 5h-6h en bateau et
les gens prenaient le bateau justement, j'ai
pris le bateau tout le temps, sinon à part
ça la famille du côté paternel ils étaient
tous au Rwanda, ils étaient restés tous,
donc ça veut dire les grands-parents, tous
les oncles et tantes, cousins, neveux, ils
étaient tous au Rwanda, ils étaient dans
une petite ville qui s'appelle Kabuga qui
est à côté de Kigali .
>> S.G.: Ok, tu as déjà été les voir ?
>> R.I.: Je suis allé les voir trois fois
avant que la guerre éclate en quatre-vingt-dix
[1990], je suis allé les voir trois fois
à six ans, sept ans, huit ans. À cette époque-là
c’était encore quasiment un village, là
maintenant on m’a dit qu’il y’a des
constructions, c’est vraiment beau et tout,
mais voilà à ce moment-là ce n’était
pas ce que c’est maintenant quoi. Donc j’ai
passé deux mois au village.
>> S.G.: Et avec tes cousins ?
>> R.I.: Mes cousins, mes neveux et tout,
c’était un changement de réalité complètement
dramatique, tu te retrouvais du jour au lendemain,
tu passais à des jeunes qui viennent d'une
famille très aisée à des gens qui n’ont
quasiment rien mais qui ont peut-être une
joie de vivre qui est bien plus grande que
tes amis de tous les jours quoi, tu vois ? Ça
te rend très humble ce genre de truc là
parce que justement tu côtoies des personnes
différentes et tu te rends compte que dans
la vie il y a pas juste une chose, ils m’ont
appris de grandes choses, il y a des expressions
en Kinyarwanda que j'utilise maintenant que
je n’aurais jamais pu utiliser si je ne
les avais pas côtoyés. Je comprends mieux
la langue grâce à eux. D'ailleurs même
maintenant mes amis et les gens que je côtoie
me disent tout le temps : « On n'a pas
l'impression que tu as vécu au Zaïre parce
que tu parles Kinyarwanda comme quelqu'un
qui a vécu au Rwanda toute sa vie, tu as
des expressions que même nos parents n’utilisent
pas et tout… » ; je dis : « Justement
c’est parce que j'ai été chanceux de la
côtoyer, d'avoir des parents qui voulaient
que je parle Kinyarwanda », etc...
>> S.G.: Et si on parle de la relation de
ton père par exemple et ses parents à lui
ou ses frères et sœurs, qu'est-ce que tu
gardes comme souvenirs ?
>> R.I.: Mon père c’était le deuxième
fils de mon grand-père, donc il n’avait
pas l'impression directe du premier mais il
avait l’impression de celui qui allait réussir
parce que c'est le seul qui a pu quitter le
pays, qui avait pu créer une petite situation
pour lui, qui avait pu envoyer de l'argent
au pays pour construire une maison pour les
grands-parents, qui pouvait subvenir aux besoins
de la famille de temps en temps. Donc ça,
ça fait que tu deviens un peu le patriarche
sans le vouloir quoi, c'est malgré toi. Là,
maintenant il est obligé de le faire parce
que la plupart sont morts durant le génocide
et tout, donc il est obligé de devenir le
patriarche qu'il le veuille ou pas il l’est,
mais à cette époque-là je le voyais plus
comme un enfant qui est content de revenir
chez ses parents et tout…, qu'il avait l'impression
du fils... C’est un peu comme le fils prodigue,
qui est parti, qui revient, qui a réussi
quoi!
00 :15
>> S.G.: Et du côté de ta maman…, comment
est-ce que tu décrirais la relation d’elle
et sa maman, de ton père et tes cousins aussi
?
>> R.I.: Ma mère vient d’une famille où
il y avait cinq filles, dont elle. C’est-à-dire
il y en a quatre qui se sont mariées, une
qui a décidé de rester avec ma grand-mère
toute sa vie, qui se n’est jamais mariée
parce qu’elle voulait prendre soin de la
grand-mère. Les deux sœurs de maman qui
vivaient à Goma justement s’étaient mariées,
avaient eu des enfants etc…, donc avaient
leurs propres foyers. Il y avait une autre
grande, la grande sœur directe à ma mère,
ma mère est la cadette en fait chez eux.
Elle a une grande sœur qui..., sa grande
sœur directe qui s’est mariée assez tôt
avec un européen, qui vit en Europe…, en
fait la grande sœur de maman a eu la première
impression de celle qui a réussi. Tu vis
en Europe, tu es supposé subvenir aux besoins
de ta famille, c'est vraiment..., c'est logique.
Le jour ça l’a été, ma mère qui a finalement
pu aller en Europe c'est devenu les deux,
tu vois... C'est le souvenir que j'ai, c'est
le souvenir de maman qui s’est toujours
battue pour que la famille ne manque de rien,
un peu comme sa grande sœur d'ailleurs. Elle
a vraiment emboîté le pas à sa grande sœur.
>> S.G.: Donc aujourd'hui avec tes cousins,
est-ce que tu as beaucoup de cousins ?
>> R.I.: J'ai énormément…, j’en ai tous
les jours hein [rires]… ! Il y en a un nouveau
à tous les jours, c'est comme ça avec les
Rwandais, essaie pas de comprendre parce qu’en
fait le fait qu'on soit..., qu'on ait vécu
dans des pays limitrophes et d'autres d'ailleurs
fait qu'on s'est tous éparpillés à un moment
donné. Tout le monde s'est perdu de vue et
ça je parle des anciennes nations, même
pas de la mienne, et ce qui fait que moi il
y a plein de cousins dans le monde que j'ai
jamais rencontrés parce qu'ils sont allés
vivre justement aux quatre coins du monde
et ça fait que tu en découvrais un tous
les jours et, bien sûr, il y a ceux qui sont
revenus de Goma, qui vivent au Rwanda, qui
sont là, t’as des tantes... Les tantes
sont au Rwanda aussi, celle qui vit avec ma
grand-mère est décédée deux ou trois ans
après qu'on soit retourné Rwanda, ma grand-mère
est décédée la première année qu’on
est..., la première année après qu’on
aille au Rwanda. C'est ça, les autres sont
à Kigali, on a un contact assez constant
mais voilà, beaucoup, énormément de cousins…,
énormément de cousines, comme je t’ai
dit, j'en ai un, une tous les jours qui...,
qui sort de je sais pas où, et puis voilà,
côté paternel, ils sont tous au Rwanda aussi.
Il y en a quelques-uns qui ont pu avoir des
bourses, allés étudier en Éthiopie, en
Afrique du Sud mais c'est ça, ici aussi il
y en a plein mais c'est juste que ceux qui
vivent ici, vivent à l'extérieur, donc ça
fait qu’ils sont venus ici comme nous sommes
venus ici, comme plein d'autres personnes
et voilà quoi, c’est une famille très
éparpillée, c'est la réalité pour tous
les Rwandais, c'est pas spécial chez moi,
c'est tout le monde comme ça.
>> S.G.: Donc vous me dites que vous arrivez
en quatre-vingt-six [1986] à peu près au
Congo, au Zaïre et vos parents ont eu des
bourses, ils ont fini leurs études j'imagine...,
ils arrivent au Congo..., est-ce que vous
savez ce que ce qu'ils font comme profession
?
>> R.I.: Oui, en fait en partant de Bruxelles
ils travaillaient tous à la clinique Saint-Gilles
qui est connue quand même à Bruxelles et
ils avaient tous fait..., mon père avait
fait management mais management dans le domaine
médical, ma mère était infirmière de formation,
donc ils arrivent à…, en fait ils sont
partis de la Belgique parce qu'ils se sentaient
lésés, l'impression que quoi qu'on fasse,
on n’accédera pas à l'échelon supérieur,
pourquoi ? Parce qu’on est étranger, parce
qu’il y a certains pays d’Europe où qu'il
y a encore une mentalité qui va prendre du
temps pour se rajeunir…, donc c'est pas
facile de percer et [ils ?] se disaient :
mieux vaut aller aux Zaïre même si c'est
pas notre pays mais c'était leur pays à
ce moment-là parce qu’ils étaient citoyens,
tu vois…, ils avaient les cartes d'entités
comme tout le monde, donc ils étaient assimilés
et là ils disent : « On va retourner,
on va se créer un petit commerce », ils
étaient allés quelques fois en vacances
pour avoir une idée, ils avaient des amis
qui faisaient les va-et-vient qui leurs disaient
justement comment ça fonctionne ; donc ils
sont arrivés, ils ont ouvert une pharmacie
qui a donné plus tard naissance à un laboratoire
médical qui était un annexe de la pharmacie
en fait et puis plus tard, bien sûr, comme
tous les parents en Afrique qui se débrouillent
comme ils peuvent, ils ont eu une alimentation,
une boutique etc…, tu sais ils ouvrent un
commerce aussi profitable qu'il peut l'être
quoi! C'est la règle de la survie.
00 :20
>> S.G.: Ok…, donc ils travaillaient très
souvent ensemble tes parents ?
>> R.I.: Ils travaillaient ensemble tout le
temps.
>> S.G.: Tout le temps.
>> R.I.: Je ne les ai jamais vu un faire quelque
chose et l'autre..., en tout cas de mon...,
depuis que je suis conscient de ce qu'ils
font, jamais. Ils étaient toujours ensemble
parce que ce n’était pas…, des emplois
traditionnels, c'est pas comme ici où t'es
architecte, tu vas faire ton bout d'architecte
et ta femme va faire son boulot… C'était
vraiment…, et ils avaient un business ensemble
et t’étais jamais mieux servi que par toi-même
de toute façon, donc ils préféraient le
faire ensemble et je les ai toujours vus ensemble.
Peut-être que des fois ma mère travaillait
l'avant-midi et mon père travaillait après-midi.
C'est plus tard, bien sûr la situation et
dans les affaires allant mieux, ils ont pu
embaucher des gens parce que ce qui fait qu'au
lieu d'être derrière le comptoir par exemple,
ils faisaient des tours, ils venaient à midi
pour voir comment la situation était, repartait,
mais entre-temps ils ouvraient…, ils pouvaient
ouvrir une alimentation. Donc maman pouvait
aller à l'alimentation pendant que d'autres
personnes étaient à la pharmacie ou au laboratoire.
>> S.G.: Ok et donc ça c’est côté profession
mais vous, jeune à la maison, quel est l’environnement
enfin ? Qu’est-ce que vous pouvez nous dire
de la vie à la maison avec vos parents stricts,
l'école, enfin les règles de la maison ?
>> R.I.: J'étais enfant unique, ce qui fait
que quand tu es enfant unique il faut toujours
que tu trouves un moyen de t’en trouver
d’autres jeunes, sinon tu vas ressentir
un certain ennui et tu vas devenir fou. Ce
qui fait que j'étais toujours chez des amis
ou il y avait beaucoup d'amis chez moi. Ça
a toujours fonctionné comme ça, je ne me
rappelle pas d'une maison sans chaleur, il
y a toujours du monde, ça courait partout,
j'allais comme j'ai dit dans le quartier…
J'allais jouer au foot tout le temps et puis
j'ai commencé à jouer au basket et puis
j'ai commencé à jouer au tennis et là…,
quand j'ai commencé à jouer au tennis, ça
a pris un envol parce que mon père était
un grand amateur de tennis pendant qu'il était
en Europe et son rêve a toujours été de
me voir jouer et comme lui n’a pas pu le
matérialiser, comme tous les parents encore
une fois il a essayé de le matérialiser
à travers moi, ça a marché. J’ai piqué
comme on dit le virus, j'ai attrapé le virus
du tennis, j'ai adoré de huit ans à je dirais
17-18 ans… C'était une quasi profession
pour moi et j’ai pris ça vraiment au sérieux,
j'ai gagné plein de coupes, j’ai gagné
plein de tournois, j'ai participé à tout
ce que je pouvais participer quoi ! Et puis
ça c’est au Zaïre, au Congo, et puis là
on est rentré au Rwanda. Ça a continué
avec le même envol, j'adorais ce que je faisais
puis c’est ça, c'était une maison sportive...,
c’était une maison où mon père rentrait
à…, je parle du Congo, il rentrait à 8h-7h
le soir comme tous les parents là-bas et
il s'asseyait devant la télévision et on
regardait un match de foot ensemble, j’étais
un grand amateur de foot aussi, il était
un grand un amateur de foot et une anecdote
comme ça, des fois ma mère me disait à
huit heures : « Bn il est huit heures,
il est temps d'aller au lit, demain c'est
l'école ». J'allais dormir et puis mon
père venait dans ma chambre vers 9h quand
le match commençait pour me réveiller parce
qu'il savait que…, il ne voulait pas regarder
le match tout seul premièrement et puis parce
qu'il savait…, c’est plus agréable de
le regarder avec quelqu'un d'autre, il savait
à quel point j'y tenais aussi. Donc c’est
un peu ça les souvenirs que j'ai jamais senti
le vide de ne pas avoir de frère, de sœur,
ce qui arrive très fréquemment chez les
enfants uniques et ils se sont toujours arrangés
pour que je sois entouré, pour que je ne
sente pas ce vide là justement.
>> S.G.: Ok, donc une complicité avec ton
père et ta mère, tu dirais qu'elle a joué
quel rôle ?
>> R.I.: Ma mère c’était le côté disciplinaire…,
parce que papa était un peu papa gâteau
donc il fallait qu'il y ait une discipline
à quelque part…, sinon ça ne fonctionne
pas. Donc c’est ça, t’as une maman qui
était dure mais qui était dure parce qu’elle
savait que c'était le meilleur moyen de m’aguerrir
par rapport à la vie et c'est grâce à elle
justement que j'ai pu évoluer…, en tout
cas je l'espère de la bonne manière… Mon
père justement c'était vraiment différent,
mon père était plus tolérant et puis vue
que je suis un garçon, on se comprend plus
qu’elle me comprend mais comme, il y a comédien
en France qui s'appelle Jamel, comme dirait
Jamel : « Je l’ai aimé tous pareil »
[rires…], il y a pas de différence, c’est
juste qu’en plus pour maman je suis son
seul enfant, donc pour elle je suis la prunelle
de ses yeux, il faut pas que quoi que ce soit
m'arrive. Donc c'est ça deux relations différentes
mais qui arrivent au même résultat dans
le fond.
00 :25
>> S.G.: Et donc là tu es au Zaïre à l'École
Belge et tu vas en vacances chaque été au
Rwanda… ?
>> R.I.: Chaque été pendant trois ans, voilà.
>> S.G.: Pendant trois ans tu vas au Rwanda
et comment est-ce que tu perçois ça ? Tu
sais que c'est ton pays mais que tu dois retourner
au Zaïre...
>> R.I.: C'est très bizarre…, la première
année où je suis allé, je pense que j'avais
cinq ans ou six ans, je ne savais pas où
j'allais mais le souvenir que j'ai c'est qu’on
s’est arrêté..., parce qu'on prenait la
voiture et c'était une route de je ne sais
pas..., on dirait facilement entre une dizaine
d’heures, peut-être huit, neuf, dix heures
? C’est quand même loin. On prenait la
voiture et il y a une forêt en fait entre
Bukavu et Kigali. Il y a une forêt qui s'appelle
Nyungwe qui est entre la préfecture de Cyangugu
et la préfecture de Gikongoro, ex-préfecture
parce que là maintenant cette préfecture-là
n’existe plus mais à cette époque-là
elle s'appelait comme ça, c'est dans le sud
du pays et la forêt de Nyungwe il y avait
toujours des rondes de militaires etc…,
à cette époque-là. Et un moment donné
je sais que notre voiture est tombée en panne.
Alors là papa est allé chercher un garagiste
dans le coin s’il pouvait en avoir un. Il
faisait soir... Donc là je suis avec maman
dans la voiture et puis deux militaires s'approchent
de la voiture, en train de faire leurs rondes
justement et là ils viennent, maman qui descend
la fenêtre, il faut que tu comprennes que
la plaque de la voiture était une plaque
du Zaïre, donc là ils font : « Bonjour
madame » et ils lui posent la question en
Kinyarwanda, donc déjà ils savent qu'elle
est rwandaise. « Bonjour madame ». « Bonjour ».
« Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi vous
êtes là ? Pourquoi la voiture s’immobilise »
? Donc elle dit : « Justement il y a eu
un problème mécanique, mon mari est allé
chercher de l'aide » Donc là il fait :
ok. Là moi je ne comprends absolument rien,
donc là ils me disent : « Bonjour »,
aussi je dis : ‘ »Bonjour », le cœur
de ma mère est en train de battre à une
vitesse hallucinante parce que c'était des
militaires du régime qui nous combattaient,
donc pour elle c'est foutu quoi, papa est
pas là, il faut qu’il joue le rôle du
mari de la femme, toute une histoire, donc
moi tout enfant que je suis, on a un jeu dans
notre langue, je dirais pas que c'est des
charades, on pourrait dire… Ce n’est pas
des charades, c'est des devinettes, si tu
veux c'est un jeu…, où tu dis le premier
mot puis ça se suit en chaîne et tout le
monde… Quelqu'un dit un mot, l’autre dit
un autre mot etc… Donc là la première
question que je pose au militaire c'est :
« Quel est le nom de ton papa ? » Parce
que c'est comme ça que le jeu commence :
« So ninde ? » [Le nom de ton papa?] Là
il répond : « Kazitunga » [Nom rwandais »,
qui est la réponse que tu dois donner. Donc
là je continue..., j’enchaîne avec mes
questions quoi ! Il arrive au milieu et il
connaissait plus les réponses, moi je les
connaissais à cinq ans. Donc là il regarde
son collègue et dit : « Est-ce que tu
te rends compte que cet enfant vient de l'extérieur
et il parle Kinyarwanda comme ça » ? Il
dit : « Est-ce que ton enfant parle Kinyarwanda
comme ça ? » L’autre il dit : ‘ »Non ».
Il dit : « Exactement ces gens-là vivent
à l'extérieur du pays mais ils ont gardé
la culture, la tradition que nous on a… »
Ça c'est le souvenir que j'ai quand j'avais
cinq ans. Je ne me rappelle pas nécessairement
de la scène comme tel, disons à la lettre,
je me rappelle de la scène un tout petit
peu, ma mère m'a raconté le reste plus tard
et ça c’est quelque chose que tu n'oublieras
jamais, c'est marquant. C'est touchant et
c'est marquant en même temps.
>> S.G.: Et après cet incident est-ce que
ton père revient ?
>> R.I.: Oui, oui, il est revenu, ils sont
partis… Ils ne cherchaient pas de problème,
ils sont partis. Je pense que c'était une
époque où est-ce qu'ils ne se disaient pas
qu'il y allait avoir à un moment donné une
guerre de toute façon, ils savaient qu’on
venait de l’extérieur donc qu’on allait
retourner à l'extérieur. Eux tant que tu
ne viens pas prendre leur espace, ils étaient
bien quoi.
>> S.G.: Donc là tu vas pour la première
fois voir…
>> R.I.: Mes grands-parents.
>> S.G.: Tes grands-parents. Tu arrives là-bas
tu te sens comment ? Cinq ans, six ans c’est
vrai que ce n’est pas assez pour..., mais
est-ce que tu as un petit sentiment de je
suis chez moi finalement ?
>> R.I.: Non, non, j’ai cinq ans, pour moi
toute chose c’est une aventure, tu aurais
pu m’emmener en Écosse, ça aurait été
la même chose pour moi [rires…]. Non, non,
je vais là, on me présente à mes grands-parents,
eux j'imagine ils doivent être..., paroxysme
du bonheur, pour moi c'est des nouveaux vieux
que je côtoie, puis j'ai hâte d'aller dans
la cour jouer avec les autres que je ne connais
pas d’ailleurs et ce qui était frappant,
c’est qu'ils vivaient dans un village à
ce moment-là et que dans la cour il y avait
des vaches, il y avait des chèvres, il y
avait des moutons et ça c’était tout à
fait normal.
00 :30
Ça, moi je ne comprenais pas, parce que je
venais justement d'un autre monde où on m’avait
caché, c'est pas qu’on m’avait caché
volontairement mais où on ne vivait pas de
cette façon-là. Là tu te réveilles le
matin…, est-ce que tu veux te lever mais
parce qu'il y a eu une vache qui a beuglé
ou je ne sais pas quoi, ça fait quelque chose,
c'est un souvenir qui ne va pas s’effacer
facilement et puis tu vois les enfants de
ton âge qui font des neveux, des cousins
à toi, qui amènent la vache paître, qui
savent traire la vache, pour moi c'était
des héros ces gars-là, je me disais : « Mais
attends, comment ils font ça » ? C’était
vraiment quelque chose.
>> S.G.: Est-ce que tu te mélangeais à la
masse ou t'étais le petit garçon qui avait
peur ?
>> R.I.: J'avais peur. Pour moi, c'était
comme aller dans la forêt pour la première
fois, je vois un lion, je veux fuir quoi,
c’est clair; instinctivement j'avais peur
mais à la longue disons que les deuxième
et les troisième vacances je m'étais habitué
à la situation ; la première fois c'était
compliqué, il n'y avait pas de toilettes
à l'intérieur, c'est un fossé qui était
à l'extérieur et ça, ça fait que justement
que t'as envie d'aller aux toilettes et mais
tu ne veux plus aller aux toilettes, y a un
blocus en fait dans ta tête et il n'y avait
pas de lumière, c'était fonctionnel à la
lampe à pétrole qui est une lampe tamisée.
C'est bizarre à 18h tu regardes quoi ton
dessin animé c’est tout un monde, c'est
un changement complet quoi. À 18h, tout le
monde mange alors que moi j'étais habitué
de manger à 20h, il y avait pas d'heure précise…,
qu'on mangeait quoi. Mais là, à 18h tout
le monde est à table mais pas à table, sur
un truc là, mais on mange, on partage tous
la même bouffe dans le même plat, on mange
à huit, neuf enfants, donc celui qui mange
le plus rapidement va se rassasier le plus
rapidement mais quand t'es sur le vif, tu
ne te rends pas compte que c'est une leçon
de vie qu’ils sont en train d’essayer
de t'apprendre en fait, mais à la longue
tu te rends compte que tu as bénéficié
de ça parce que t'apprends à partager. C’est
des valeurs qu'ils essaient de véhiculer
tu vois, tu apprends à partager, tu apprends
à te mettre au niveau des autres et à comprendre
que tu n’es pas spécial, alors que d'où
je venais la culture est différente, on essaie
de te faire comprendre que toi t'as un truc
spécial et que l'autre a son truc à lui
spécial, là c'était vraiment vous êtes
tous des enfants, vous êtes tous égaux,
vous avez tous droit à la même chose, point
ça s’arrête là. Vous avez des tâches,
aller traire etc…, et puis quand vous avez
fini tout ça là, vous pouvez aller jouer
au foot, moi j'étais pas habitué à ça,
c'est le devoir puis…, au foot mais leurs
devoirs sont différents et mais ça m'a appris
énormément, je ne pense pas encore une fois
un peu comme l'éducation que ma mère m'a
donnée, je ne pense pas que je serai la personne
que je suis maintenant si j'étais pas passé
partout, ça je pense que je ne donnerais
pas autant d'importance à des valeurs auxquelles
je donne de l'importance aujourd'hui.
>> S.G.: Alors de cette façon globalement
tu dirais que quelle influence est-ce que
chacun de tes parents a eu sur ton enfance
si aujourd'hui tu y repenses? Peut-être que
tu t'imagines un jour en tant que papa, qu'est-ce
que tu penses que tu aurais gardé de ce qu'ils
t'ont fait passer ?
>> R.I.: Mon père m'a donné la plus belle
de mes enfances et il m'a appris qu'en fait
dans la vie il faut te frotter à tous pour
savoir qui tu es vraiment et qu’être trop
sec avec toi, c'est pas ça nécessairement
qui va te rendre une meilleure personne ou
t'empêcher de faire le mal mais qu’il faut
plutôt privilégier le dialogue et avoir
une conversation avec toi, te faire comprendre
certaines choses et te rendre mature à un
âge auquel tu n'es pas supposé être encore
mature et il m'a beaucoup appris ça. Je dis
toujours : « J'espère qu'un jour je serai
un dixième de l'homme qu'il est » ; je
ne pense pas que ça va arriver mais si je
le suis un jour, je serai comblé. Ma mère
m'a appris les vraies valeurs de la vie. Ma
mère a un caractère, elle ne mâche pas
ses mots, elle est très émotive…, mais
c'est une mère, elle a un côté maternel
qui est très présent mais elle sait être
sèche quand il faut être sèche, elle sait
mettre les limites où est-ce qu'il faut mettre
les limites et donc d'un côté, j'ai eu le
côté : « Je te responsabilise, apprends
à te gérer », de l'autre côté, j'ai
eu : « Je suis ta maman, tu vas m'écouter »
et donc les deux m'ont aidé.
00 :35
Ça veut dire qu'aujourd'hui je peux écouter
autant l'autorité que me gérer moi-même.
C'est l’apport des deux parents. En fait,
ça aide énormément.
>> S.G.: Et tu me dis que tu étais enfant
unique, que ça ne t'a pas particulièrement
déplu, est-ce que tu as déjà pensé à
ça si tu avais été une fille ? Ça aurait
été différent ? Est-ce que tu voyais autour
de toi ta relation des filles et des garçons
?
>> R.I.: Je pense que ce qui aurait été
différent c'est qu’une fille, quoi que
la société dise, il y a toujours un double
standard qu'on le veuille ou pas, donc c'est-à-dire
que la liberté que j'ai peut-être eu à
14 ans, elle, elle l’aurait pas eu parce
que c'est une fille, parce qu’on a peur
qu’elle soit enceinte ou je sais pas trop
quoi. Moi je pense que j'ai été chanceux
juste parce qu’en étant un garçon justement,
ils se sont dit : « On va pas le montrer
à quoi ressemble la vie, il va apprendre
à se gérer assez tôt ». Si j'aurais été
une fille, ça aurait peut-être été différent.
J'aurais peut-être eu besoin d'une grande
sœur qui me guide, d’un frère qui me défend
etc…, mais non comme garçon, ça ne m’a
pas affecté bien sûr. Alors si tu me poses
comme question si tu aurais aimé avoir une
sœur ou un frère, absolument! Je pense que
ça ne serait même pas humain de considérer
l’autre réponse mais ça ne m'a pas affecté
dans le sens où il y a toujours une chaleur
humaine autour de moi qui a fait que j’ai
eu un développement aussi normal que celui
des autres enfants à ce moment-là. D’ailleurs
je pense que ne pas avoir eu de frère ou
de sœur a créé en moi des sentiments qui
font que je traite les autres personnes comme
si c'était des gens de ma famille parce que
justement j’ai pas de famille, j’ai pas
eu des petits frères à qui apprendre à
jouer au foot, j'ai pas eu de grande sœur
et j'ai tendance à traiter beaucoup de personnes
de mon entourage comme des frères et des
sœurs parce que j'ai pas eu de frère et
de sœur justement.
>> S.G.: Et donc ça, c’est la première
partie si on veut. C'est au Congo et ça c'est
le primaire, c'est donc de quel âge à quel
âge ?
>> R.I.: C'est de cinq ans et demie, disons
six ans, à onze ans-douze ans.
>> S.G.:11 ans-12 ans. Et ensuite qu'est-ce
qui se passe ?
>> R.I.: Ensuite donc en quatre-vingt-dix
[1990] il y avait la guerre qui éclate au
Rwanda, nous on est à la frontière, Bukavu
c’est à la frontière.
>> S.G.: C'est la frontière du Rwanda…
>> R.I.: Et du Congo. Donc là la guerre éclate
en quatre-vingt-dix [1990], donc là on ne
peut plus aller visiter les grands-parents
et donc là les vacances maintenant ça devient
Bujumbura, ça devient à Goma, il faut être
créatif, ma mère avait des tantes et des
cousines... qui vivaient à Buja, à Bujumbura,
donc on y allait très souvent, on allait
à Goma très souvent. Donc c'est ça moi
mon souvenir le plus frais, c'est qu'on allait
plus au Rwanda premièrement…
>> S.G.: Tu te souviens de ça ?
>> R.I.: Absolument, parce que là j’avais
neuf ans donc je savais ce qui se passait,
deuxième chose c’est que là, la guerre
éclate, je sais que les gens qui attaquent
le pays sont plus ou moins des gens avec qui
je devrais partager les idées parce qu’ils
vivent à l’extérieur depuis longtemps,
ils revendiquent d’avoir un pays, je sais
tout ça. Mais les parents sont plus engagés
que moi je le suis ; c’est normal j’ai
neuf, j’ai dix ans, ils sont beaucoup plus
engagés, eux ils comprennent, ils ont compris
depuis bel et bien qu’il fallait qu’ils
rentrent au pays. Moi il n’était pas question
que j’aille où que ce soit, c’est-à-dire
que j’étais Zaïrois…, un point c’est
tout. On ne négociait pas par apport à ça;
je n’étais pas différent du jeune qui
habitait une rue plus bas que la mienne, non
donc je ne me voyais pas partir un jour, c’était
hors de question, ce n’était pas négociable
mais quand la guerre éclate, j’étais je
pense en troisième ou en quatrième primaire,
elle éclate, elle a duré trois à quatre
ans, ça culminait avec un génocide. Disons
entre quatre-vingt-dix [1990] et quatre-vingt-dix
[1994] pendant la guerre comme telle, on vit
ça au rythme des sirènes d’aujourd’hui
quoi, on t’apprend ce qui se passe, tu suis
avec beaucoup d’attention parce que ça
te regarde, ça te concerne directement, les
parents plus bien sûr et puis là, il y a
des dynamiques qui commencent à se créer,
des réunions qui se font entre jeunes, entre
parents, on apprend à danser le Kinyarwanda,
moi à cette époque-là je ne savais pas
danser, à neuf-dix ans on m’a inscrit dans
une troupe et on apprenait à danser d’une
manière la plus sérieuse, c’est-à-dire
qu’il y avait des répétitions, c’était
très sérieux et voilà, aujourd’hui ça
fait treize ans que je n’ai pas dansé mais
je n’ai pas besoin de refaire des entraînements
pour me rappeler des pas. J’ai pas besoin…,
c’est comme pédaler, tu n’oublies jamais,
dès que je suis dans une fête ou une boite
de nuit et qu’on met de la musique rwandaise,
je danse directement, ça c’est le fruit.
Justement de cette époque-là, c’était
aussi une façon de véhiculer la tradition
et la culture aux jeunes qui vivaient à l’étranger.
C’est ça que je me rappelle…, ils se
sont conscientisés des gens par rapport à
ce qui se passait. Sinon en passant, mon quotidien
ne change pas, j’allais à l’école tous
les jours, je jouais au tennis tous les jours,
c’était la même chose, il y a aucune chose
qui a changé; ce qui a changé est que dans
le pays limitrophe qui est supposément le
mien que moi je ne voulais pas, je n’étais
pas prêt à croire et à accepter, il y avait
une guerre… C’est ça, une guerre qui
cumule par une génération d’un génocide,
un génocide qui emporte la vie de mes grands-parents
côté paternel, qui emporte la vie de mes
cousins, mes neveux, etc… Et là, c’est
là que tu te dis : « Bon je ne vais plus
voir mes grands-parents », c’est là que
tu te rends compte en fait que c’est plus
sérieux que toi tu en pensais parce que quand
tu es enfant, tu as un côté égoïste, tu
regardes les choses par rapport, tu te dis :
« Est-ce que ça m’avantage ou pas ? Pour
le moment j’ai mes biscuits sur ma table,
j’ai mon Novartis, j’ai mon Nutella, je
suis bien. Je n’ai pas besoin de savoir
ce qui se passe à gauche ou à droite ».
Mais plus tu grandis, plus tu abordes à l’adolescence,
plus tu commences à comprendre ce qui se
passe et… Plus tu commences à être conscientisé,
tu te rends compte que ok, il y a des trucs
qui se passent, qui ne sont pas bien, il y
a des gens qui sont en train de mourir, des
gens qui sont proches de la famille…, et
là, ça devient quelque chose, ça prend
une autre tournure et surtout que je savais
qu’il y avait des gens que je considérais
comme les grand-frères qui avaient quitté
leurs études là où on habitait, là où
on vivait, dans la ville où on vivait pour
aller au front, ce sont des gens que…, il
y en a ceux qui sont morts d’ailleurs, donc
les parents ne les ont plus vus, ne les ont
plus revus, moi j’ai été chanceux, j’étais
trop jeune quand ça a éclaté, qui dit que
ça n’aurait pas été moi ? Donc c’est
là que tu commences à te rendre compte qu’il
y a des trucs qui se passent, qui ne sont
pas nécessairement comme tu penses qu’ils
étaient. Voilà.
>> S.G.: Ok, de quatre-vingt-dix [1990] à
quatre-vingt-quatorze [1994] tu es toujours
au Zaïre, quand est-ce que tu quittes le
Zaïre ?
>> R.I.: Le génocide éclate en avril, il
prend fin en juillet, dès qu’il prend fin
mon père est allé à Kigali pour, comment
on peut appeler ça ? Constater les dégâts
si tu veux, comme tous les parents ont fait
à cette époque-là, voilà quoi. Il part,
moi je reste avec maman à la maison et puis
il revient disons 3 mois après, 3 semaines
après et là, il faut qu’on fasse les valises
et qu’on parte parce qu’il y a un flux
de réfugiés, de déplacés de la guerre
et du génocide qui sont en train de faire
une marche de Kigali vers Bukavu et vers Goma
et se déplacent par millions, pas par milliers
ou pas par centaines.
>> S.G.: Des Rwandais ?
>> R.I.: Des Rwandais. La moitié qui a commis
le génocide, l’autre moitié qui marche
parce qu’ils sont en train de fuir la zone
de la guerre. Alors il était hors de question
qu’on reste là parce que ça devenait trop
dangereux…, puis ils ne sont pas cons, ils
savaient à qui ils avaient à faire, il fallait
partir. Moi ce que je me rappelle c’est
qu’une certaine nuit, mes parents sont venus
me voir et ils m’ont dit : « Fais tes
valises, on va à Goma, on prend un bateau ».
>> S.G.: Tu avais quel âge ?
R.I : Douze ans, douze ans et demi. Pour
moi je me dis : « Bon je vais à Goma le
temps que ça se calme un peu voir grand maman,
ça ne va pas… ».
>> S.G.: C’est les vacances ?
R.I : Ah…, oui c’étaient les vacances.
C’est bizarre, c’est tombé pendant la
période des vacances parce que c’est en
août qu’on est parti et…, justement c’était
pendant la période des vacances parce que
les grandes vacances en Afrique c’est de
juin à septembre. Donc moi je me dis : Bon
je vais aller à Goma un petit moment puis
je reviens mais entre-temps, justement dans
la foule des personnes qui sont en train de
marcher vers Bukavu, il y a des membres de
la famille de mon père. Certains qui ont
pu fuir le génocide, dont une maman qui vivait
à Kigali, qui est une cousine directe à
mon père et tous ses enfants et elle avait,
disons 8-9 enfants, donc ils viennent tous.
Donc tout à coup on passe de trois personnes
à la maison à une dizaine, 14-15, donc ça
fait déjà un changement. C'est-à-dire les
chambres sont plus occupées et le ratio baisse.
Là ça va frapper parce que je me rappelle
la première année du secondaire justement
que quand le génocide a éclaté, je venais
de finir ma première année de secondaire
à Bukavu et ma première année de secondaire
mon père m'avait remis à l'école publique
parce que le minerval de l'École Belge devenait
trop cher et c'était quasiment impossible
de pouvoir mettre un enfant là-bas à moins…
d'avoir un revenu faramineux. Donc là je
suis là et bien sûr je le maudis de tous
les noms parce que c’est différent, parce
que c’est plus la même classe. C'est différent
mais là encore quand même les parents s'arrangent
quand même je suis fils unique, ils n’ont
pas le poids d'avoir plusieurs enfants et
tout, vu que je suis seul ils peuvent encore
quand même se permettre un certain luxe,
je peux continuer à avoir mes cours de tennis,
mon abonnement au cercle sportif est toujours
là, je mange ce que je veux et tout, et puis
tout à coup on est 15. Donc là il n’y
a plus de Novartis, plus de biscuits et plus
de corne-bœuf. Tout change et là le souvenir
qui me manque, qui me marque c’est que le
matin quand je me réveille et on avait un
domestique comme toutes les personnes en Afrique,
le domestique, je me réveille et puis il
me dit : « Oh ton pain est là » et ça
ne m'est jamais arrivé, c'est toujours moi
qui va prendre mon propre pain. Il me dit :
« Ton pain est l », je vais voir et c'était
une tranche de pain avec un peu de beurre
d'arachide, juste un tout petit peu et genre
quasiment dans le centre, dans le milieu du
pain quoi ! Et là je dis : « Wow, c'est
quoi ce truc-l » ? Et là il me dit : « Non,
non, c’est qu’on est nombreux là, il
faut que tout le monde puisse manger et on
a juste un sachet de pain ». Donc voilà
quoi ! Et là je me dis : « Ok, la blague
était bonne mais ça ne marche pas ». Là
je vais voir maman et j'en fais toute une
histoire et tout, et elle me dit : « Non,
non, c’est le pain que tu prends et c’est
tout, et t’auras pas de lait dans ton thé,
tu vas boire du thé noir ». Donc là, ce
jour-là en allant à l'école tu maudis tes
cousins alors que c'est tes cousins, tu es
égoïste, tu ne te rends pas compte de la
situation qu’ils ont passée, tu te dis :
« C'est des gens qui viennent prendre mon
luxe à moi en fait », sauf que 2-3 jours
après tu te dis : « Mais attends… »,
et là en fait tu te rends compte que tu es
en train de faire ton Drama King et voilà
quoi ! Tu apprends à vivre comme tout le
monde et c’est différent. C'est très différent
déjà que t'es dans l'école que tu n'aimes
pas, les moyens baissent.
00 :10
C'est différent mais justement on va à Goma
avec la famille, justement avec tous ces jeunes-là.
>> S.G.: Cette cohabitation a duré combien
de temps ?
>> R.I.: Un mois. On va à Goma, ce que je
me rappelle c'est qu'on arrive là, on est
chez la grand-mère mais à Goma on était
3-4 peut-être…, on avait d'autres qui avaient
passé mais qui étaient repartis mais par
un autre canal, ou qui étaient restés à
Bukavu en attendant de partir. Donc il y avait
les parents, trois de mes cousins et moi.
On est chez la grand-mère, moi je me dis :
« On est là pour se reposer un tout petit
peu », et en fait tout est calculé, tout
a été bien planifié et on est là un jour,
après on prend la route et on passe par Gisenyi
qui est la province frontalière à Goma du
Rwanda, on prend Goma, on va vers Kigali.
Déjà le souvenir que j'ai c'est qu'on marche
à pied pendant très longtemps, je ne suis
pas habitué à ça. Donc ça fait bizarre
et là je dis : « Mais on va où » ? Mon
père dit : « On va au Rwanda ». Et je
dis : « Pour faire quo » ? Il me dit :
« Mis on rentre chez nous ». Je dis :
« Chez nous..., c’est chez nous le Rwanda »
? Il dit : « Non le Rwanda c’est chez
toi, c’est que toi tu ne le sais pas, tu
es encore trop enfant pour comprendre ».
Et je dis : « Non, non, non, je comprends,
il y a eu une guerre, vous avez gagné mais
qu'est-ce que j'ai à voir dans tout ça ? Vous
ne m'avez pas demandé mon avis, vous me prenez
et on va quelque part comme ça tout d’un
coup ». Et il dit : Non, non, non…, c'est
notre pays et on va dans notre pays ». L’autorité
parentale a fait des siennes. Donc là c'est
ça, on traverse Gisenyi et on va à Ruhengeri
qui est une autre province du Rwanda, donc
on s’est arrêté, on a vécu dans une maison
de transition si tu veux, il y avait une nièce
à papa qui était venue plutôt, qui s'est
quand même arrangé pour qu'on ait un endroit
pour où être en attendant et vu qu'il y
avait plein de déplacés de guerre, de réfugiés,
il y avait plein de maisons inoccupées à
ce moment-là. Donc on est resté là pendant
un mois jusqu'au mois de septembre, début
octobre, puis là on est allé à Kigali.
Le souvenir frappant c'était que de Gisenyi
à Ruhengeri et de Ruhengeri à Kigali, on
voyage au-dessus du camion et le camion est
rempli de tout, donc les armoires, les matelas,
etc… Nous, on est au-dessus de tout ça
mais c'est des camions, des gens qui ne tiennent
pas très bien, les routes au Rwanda surtout
dans les provinces c'est des routes qui serpentent
beaucoup les collines et tout, donc dès que
le camion tourne, tu as l'impression que tu
vas tomber dans…, dès qu'il tourne une
autre fois, tu as l'impression que tu vas
tomber dans un gros trou. C'est vraiment des
trucs de fou quand tu y penses, vraiment tu
te dis que t’arrives pas à croire qu'on
a des parents qui nous ont fait passer par
ce genre d'expérience. Mais écoute, tout
ça c'est des expériences de vie, c'est des
trucs qui t'apprennent à être plus tolérant,
à comprendre que tout dans la vie n'est pas
donné, à comprendre que c'est dur et d'ailleurs
moi j’estime encore qu’on était très
chanceux par rapport à d'autres personnes
et donc c'est ça, on voyage de Ruhengeri
à Kigali, on arrive à Kigali, on va vivre
dans un quartier qui est proche de l'aéroport.
On a vécu là pendant 3 ans, puis on a déménagé
plus tard, etc…
>> S.G.: Kigali…, tu arrives là-bas, quand
est-ce que tu t’installes ? Quand est-ce
que tu commences à être à l’aise au Rwanda
?
>> R.I.: On est arrivé en quatre-vingt-quatorze
[1994] en octobre, disons que déjà le fait
qu'on est nombreux dans la maison parce qu’en
passant, on arrive à Kigali avec 3-4 cousins
et les parents. On arrive là, puis il y a
disons 6-7 cousins, cousines du côté paternel
qui ont survécu au génocide qui sont toujours
sur place mais les parents sont morts, mes
oncles et mes tantes sont morts, donc on les
prend avec nous, donc ça fait déjà une
dizaine plus certaines mamans, certains papa
qui ont survécu au génocide, de la famille,
le décompte en janvier 2005 était de 21
à 22 personnes à la maison. Papa ne bossait
pas, maman ne bossait pas, c'était quelque
chose et là ça devient…, quand vous mangez
c’est un luxe. Ce n’est pas ce que vous
mangez, c'est quand vous mangez, ça devient
un luxe et encore une fois ça t’apprend
beaucoup et on partageait bien sûr dans le
même plat tout le monde et on allait puiser
de l’eau, ça m'était jamais arrivé dans
la vie. Je ne savais même pas que ça…,
pour moi il y a des choses que j'ai découvertes
au Rwanda. Donc aller puiser, tu vas puiser
avec des gallons d’eau qui sont très lourds,
tu arrives à la maison et tu te dis : bon…,
j’ai puisé l’eau…, et en passant, à
ce moment-là il n’y avait pas d’eau courante,
il n’y avait pas d’électricité, le pays
venait d’un génocide, d’une guerre. Donc
l'eau qu'on transporte en fait va servir à
cuisiner, à laver les vêtements donc à
lessiver, à prendre nos douches avec, à
boire, à laver la voiture si la voiture était…
0 :15 :44
Donc tu te retrouves à faire plusieurs tours
parce qu'un tour ne va pas suffire même si
vous êtes 20. Déjà on est 20 personnes
qui allons devoir prendre une douche, sans
mettre les parents. Finalement tu amènes
de l’eau, bon ça c’est pour la douche
des parents, tu amènes de l’eau, ça c’est
pour la nourriture. Finalement, tu te dis :
« Mais attends, c'est quoi cette vie-là
? » Donc la première année j'ai détesté
le Rwanda et je me rappelle, j'ai eu des discussions
qui sont légendaires aujourd’hui avec mon
père qui finissaient à 2h du matin pendant
que tout le monde dormait où je disais :
« Pourquoi…, qu'est-ce qu'on est venu
faire dans ce pays ? Et tout ce que je suis
en train de faire dans ce pays sont des choses
que j'aurais jamais imaginé, même dans un
monde chimérique, j'aurais jamais pensé
à faire ce genre de choses, pourquoi on est
venu, dans soi-disant notre pays, pour souffrir
? Venu étant plus âgé, plus mature ? » Après
il a dit ça de manière plus philosophique,
moi c’était terre-à-terre : je n’aime
pas ; lui c’était : « Il faut avoir
mal pour réussir plus tard ». Donc…,
ça fait plusieurs nuits, on est allé dormir
à couteaux tirés et puis voilà quoi, tu
t’y fais parce que c'est une routine qui
s'installe et qui dit routine, dit monotonie
et qui dit monotonie, dit quotidien, dit monotonie
et ton quotidien tu le vis tous les jours
et tu t'habitues avec des gens que tu ne connaissais
pas mais qui sont ta famille et tu dois comprendre
que c'est ta famille voilà. Ça n’a pas
pris beaucoup de temps pour m'y adapter, pour
m’accoutumer à tout ça…, mais ça a
été dur. J'ai détesté le Rwanda, détesté
jusqu'à ce que papa commençait à travailler,
le revenu a commencé à entrer et là maintenant
je pouvais aller au cercle sportif et puis
là, je pouvais côtoyer des jeunes que moi
je pensais étaient de ma classe. C’est
égoïste quand on est jeune, quand on est
adolescent mais en même temps il faut passer
par ça…
>> S.G.: Mais c'est ça, tu mentionnes très
vite que vous alliez puiser l'eau parce qu’après
un génocide, un pays est dévasté. A quoi
ressemblait le Rwanda après ce génocide-là
?
>> R.I.: Dévasté, un champ en ruines, il
n’y avait rien, il n'y avait rien, pas d'électricité,
pas d'eau. La seule chose qui fonctionnait,
qui était bon..., qu'on pourrait dire :
au moins ça, ça fonctionne, au moins ça,
ça marche, c'est que les rues étaient en
très bon état. À part ça, ça n'allait
pas du tout. Bien sûr, bon avec le temps
il y a eu des Rwandais qui vivaient en Ouganda
par exemple qui sont venus, qui ont créé
des commerces d’une manière assez rapide
quand même, tu as des personnes qui sont
venus d'ailleurs, qui ont implanté d’autres
choses. La vie a commencé à reprendre petit
à petit mais par exemple je me rappelle l'électricité
est revenue fin 2004…
>> S.G.: C'est tout le monde qui n'avait pas
d’électricité ?
>> R.I.: Oui, oui…, en fait il y avait des
quartiers où est-ce qu'il y avait une alternance
parce que c'était des quartiers aisés ou
alors c'est des gens qui achetaient des groupes
électrogènes pour avoir de l'électricité
en tout temps, mais ce n’est pas tout le
monde qui pouvait se le permettre. Il n’y
avait pas d'électricité, il n'y avait pas
d'eau et tu devais t'y habituer. C'était
normal et je me rappelle parce que la première
fois que l'électricité est revenue, je pense
que c'était au mois de novembre ou décembre,
ça faisait deux mois ou deux mois et demi
qu’on était à Kigali et je revenais de
jouer au basket puis on m'a dit que l’électricité
était revenue et je suis parti à la maison
en courant, c'était un événement. J'ai
allumé la télévision et je n'arrivais pas
à croire que la télévision fonctionnait.
C'était des choses que j'avais prises pour
acquis à une certaine époque, ne l’étaient
plus là, c’était devenu un luxe. Avoir
une télévision, avoir de l'électricité,
avoir de l’eau. Disons que l’eau même
quand elle est revenue…
0 :20
Tu ne pouvais pas t’y fier en tout temps.
Des fois l’eau venait à 2h du matin et
il fallait aller mettre un saut d'eau en bas
du robinet et pour profiter de l’eau justement
parce qu’à 7h du matin il y avait plus
d'eau! Au lieu de devoir aller puiser, tu
puisais à la maison à 2h du matin pendant
que les autres dormaient mais l'électricité
c'est la même chose, même quand l'électricité
est revenue, ils ont eu une politique d'alternance
pour que tous les quartiers aient de l'eau
et tout…, donc c'était très dur et ça
a été vécu très difficilement par ceux
qui sont venus de l'extérieur, très difficilement.
Ceux de l'intérieur l’ont vécu difficilement,
mais eux ils avaient d'autres chats à fouetter
parce qu'ils avaient traversé des atrocités
que nous on n’avait pas connu, donc eux
leur degré de tolérance est bien plus fort
que le nôtre parce que eux, ils se disaient :
« On a perdu les nôtres, de quoi ils se
plaignent eux ? Ils n’ont pas de télévision… ».
>> S.G.: Alors Régis, on parlait du génocide,
donc là tu es au Rwanda, tu n'aimes pas.
Est-ce qu’en étant au Rwanda à cette période-là,
tu te rends compte de ce qui vient de se passer
?
>> R.I.: Oui je m'en rends compte. C’est-à-dire
que c’est comme si j’ai deux personnalités
à ce moment-là. Il y a un côté de moi
qui compatis complètement parce que j'ai
perdu des membres de la famille, même si
ce n’était pas le cas juste de voir qu'il
y a eu un million et plus de personnes qui
ont perdu leur vie injustement, c’est révoltant,
ça c’est clair. Ça c’est le côté consciencieux.
Maintenant, tu as le côté viveur qui ne
compatis pas du tout avec qu'est-ce qui est
en train de se passer parce que lui il ne
comprend pas pourquoi, c'est en train de lui
arriver à lui. Il se dit : « Je suis sûr
qu'il y a un enfant qui est à Namur à quelque
part ou à Montréal à quelque part qui n'est
pas en train de passer par ce que je suis
en train de passer, pourquoi ça doit être
moi ? Pourquoi ça doit tomber sur moi »
Et là tu ne penses même pas aux autres qui
vivent à côté de toi. Tu penses à toi.
Pourquoi c'est en train de m'arriver à moi
? Pourquoi je ne suis pas en train de vivre
une adolescence comme les autres ? Et en plus
justement c’est tombé au mauvais moment,
c'est en plein milieu de l’adolescence ! J’avais
quinze ans-quatorze ans, là je maudissais
l'endroit où j'étais de tous les noms possibles
que tu peux imaginer quoi, bien sûr avec
le temps, avec la maturité tu commences à
te rendre compte : « Ah, ok peut-être que
je devrais être moins dur avec le pays, avec
qu'est-ce qui est en train de se passer ».
Mais initialement c'est la première réaction,
c’était toujours ça. Je disais à papa :
« Pourquoi tu ne trouves pas un moyen de
m'envoyer en Europe, aux États-Unis pour
que j'aille continuer mes études là-bas ? »,
et tout... C’était une discussion qui n’en
finissait pas quoi ! Ça continuait, ça continuait…,
parce que justement il y avait un malaise
par rapport à une situation vécue, lui ou
ma mère ou les autres personnes d’un certain
âge étaient tellement heureux d'être chez
eux, d'être retournés dans leur patrie qu’ils
ont quittée comme gamin quasiment, que tout
le reste était secondaire pour eux. Ils pouvaient
passer une semaine sans avoir mangé, pour
eux ce n’était pas un problème tant qu'ils
se sentent en sécurité chez lui, être capable
de dire : « J’ai un chez moi », qui
est un des droits primordial d’un être
humain, pour eux ça allait quoi. Mais moi
je suis d’une autre génération, je n’avais
pas mon Canal Français International à moi,
je n’avais pas mon MCM et je leur en voulais
comme pas possible.
>> S.G.: Est-ce que ça t'est arrivé d'avoir
peur ?
>> R.I.: Elle est bonne celle-là, très bonne
question vu que je vis dans une ville où
on a massacré, génocide…, même des centaines
de milliers de personnes, t’as des flashbacks,
tu as des images que t’as vues à la télévision
parce que moi le génocide je l’ai pas vécu,
je l'ai vu à la télévision, je ne l'ai
pas vécu, c'est pas comme quelqu'un qui a
vu la machette de près, qui a vu une arme
de près, etc… Donc ça ne te fera pas autant
mais tu restes un être humain, ce qui fait
que tu as peur, mais ce n'est pas une peur
de tous les instants, ce n'est pas une peur
atrophiant qui fait que je ne peux pas sortir
à minuit. Est-ce que j'aurais dû avoir plus
peur ? Oui, parce que justement je n'étais
pas dans un pays où tout allait très bien,
où le droit de l'homme pétait des records
et tout…, non. Est-il que le fait d’avoir
vécu au Zaïre, d’avoir vécu une autre
réalité faisait que…
00 :25
J’avais une autre mentalité ? Je voyais
les choses différemment, j'avais l'impression
que ça ne m'affecte pas directement alors
que ça m'affectait directement. J'aurais
dû avoir peur. J'avais un peu peur parce
qu'il y a des milliers de personnes qui ont
été massacré mais à part ça, non je ne
me rappelle pas avoir été dormir en me disant
peut-être que demain il y a des tueurs qui
vont venir et tout
mais c'est aussi la chance de vivre dans la
capitale… C'est sûr que si j'étais toujours
à Ruhengeri, disons en quatre-vingt-quinze
[1995], un mois après ou cinq mois après,
ça m'aurait frappé plus parce que là, vu
qu'il y avait des génocidaires qui avaient
fui au Zaïre et qui revenaient pour faire
d’autres massacres à Gisenyi, à Ruhengeri,
à Cyangugu, à Gikongoro, etc…, là j'aurais
plus peur parce que là tu entends quelqu'un
qui est mort sur la rue en bas de chez toi,
là tu te dis : « Aujourd'hui c’est lui,
demain c’est moi ». C'est clair mais à
Kigali ça ne te frappait pas aussi directement
quoi ! Il y avait un impact mais il n'était
pas lourd.
>> S.G.: Et donc cette adolescence qui tombe
un peu à l’eau on va dire..., tu l'as vécue
comment ? Est-ce que..., bon adolescent on
a tendance à vouloir sortir, tu pouvais avoir
cette normalité ?
>> R.I.: Non, qu'est-ce qui s'est passé c’est
que la première année justement ça a été
l'année où il fallait s'habituer, où on
était trop nombreux à la maison, où les
parents n'avaient pas encore les moyens qu'ils
avaient au Zaïre, etc… C'était une période
de transition. Donc la première année c'était
la catastrophe. La deuxième année, papa
a commencé à travailler, maman a commencé
à travailler, le revenu a aidé. Et puis
là, ils ont pu me réinscrire au centre sportif
par exemple, j'ai pu recommencer à jouer
au tennis et là la joie de vivre a recommencé
à prendre sa place. Pas totalement, pas comme
au Zaïre parce qu'il y a quand même toujours
des petits trucs où tu te dis : « Au Zaïre
papa avait une voiture, là il n'y en a pas... »
Quand même il y avait toujours des raisons
d’avoir une petite aigreur, c’était clair
mais là, la vie a recommencé. Après une
année, j'ai recommencé à jouer au tennis,
l’école a recommencé parce que pendant
6-7 mois, on n’étudiait pas. L’école
a recommencé, ce qui ramène un certain côté
normal à la vie parce que là, tu côtoies
des gens de ton âge tous les jours. Alors
voilà, c'est vraiment ça et la deuxième
année ça allait mieux, disons que ça allait
mieux. Est-ce que j'étais fan de l’endroit
pour autant ? Non, parce qu’en moi il y
avait toujours : « Je vivais mieux au Zaïre
qu’ici » et personne n’était capable
de m'enlever ça de la tête et d'ailleurs
maintenant je le pense toujours. J’ai toujours
mieux vécu là-bas et c'était normal parce
que c'était deux réalités complètement
différentes, mais sur place, au moment même,
pour moi la deuxième année était mieux,
beaucoup meilleure.
>> S.G.: Et tu recommences l’école, tu
es en quelle année ?
>> R.I.: Là j'étais en deuxième secondaire
à l’école publique sauf que vu que je
vais au centre sportif, je côtoie des jeunes
qui vont à l'École Belge, qui vont à d’autres
écoles internationales, l’École Française,
etc…, et là je retrouve ma soi-disant classe
et je retrouve les gens de mon niveau, enfin
ce que je pense être de mon niveau et là,
le côté égoïste en moi est un peu content
parce qu'il peut côtoyer des gens qui regardent
la NBA, qui écoutent du rap. À l'école
je ne pouvais pas parler de Ménélik ou de
doc gynéco ou pacy…, c’était impossible
au cercle, oui et ça, ça frappe…, ça
aide, tu as l’impression de te retrouver
dans ton élément même si c’est de manière
très égoïste parce qu'il y a des enfants
qui n'avaient pas ça et qui ne se plaignaient
pas, mais moi je me plaignais et là j'étais
heureux d'avoir un peu ce côté que j'avais
perdu un tout petit peu. Ça fait plaisir,
j'avais recommencé à jouer au tennis de
manière compétitive, j'ai recommencé à
gagner des coupes comme au Zaïre et à un
moment donné en 2006, il y a eu les Jeux
Olympiques en Atlanta aux États-Unis, alors
les jeux olympiques le pays envoie des athlètes
qui excellent dans leur domaine mais il y
a aussi ce qu'on appelle le camp olympique
de la jeunesse et c'est quelque chose…,
00 :30
qui existe depuis le début de l'année quatre-vingt-dix
[1990], je pense si je ne m'abuse pas, depuis
Barcelone en quatre-vingt-douze [1992] et
c’est un camp parallèle aux Jeux Olympiques
qui se tient dans la même ville où les jeux
sont en train de se dérouler et c’est un
camp où les pays participants au jeux envoient
des jeunes en bas de 18 ans pour vivre ensemble
pendant un mois, partager des expériences
olympiques et aller voir des compétitions
olympiques et vivre ensemble et partager le
fait de ne pas avoir les mêmes langues et
de ne pas venir du même endroit, etc… Et
vu que j'excellais dans mon sport, on m'a
choisi parmi les deux jeunes qui allaient
représenter le Rwanda, alors on était deux,
les États-Unis en ont envoyé 40 mais c’était
par rapport aux moyens du pays, deux c'est
déjà extraordinaire, deux ans même pas
un an et demi après le génocide qu'on soit
capable d'envoyer des jeunes en plus de la
délégation officielle, c'était énorme!
Donc il y avait moi qui jouais au tennis,
il y avait un jeune qui jouait au tennis de
table, au ping-pong et voilà! Et là je ne
déteste plus le Rwanda encore une fois avec
le côté égoïste de la chose…, là j'étais
content. Ça s'est passé tellement d'une
manière drôle parce que je revis la scène
comme si c'était hier. Papa rentre à la
maison et il me dit : « Ça va l'école
? » « Ouais ». « T'as intérêt à
bien travailler ce semestre ». « J'ai
dit : « Pourquoi ? » Il dit : Parce
qu'il y a peut-être une surprise qui t'attend
à la fin et c'est quelque chose qui va te
faire très, très…, plaisir ». J'ai dit :
« Est-ce que tu peux élaborer ? » Alors
bien sûr il ne m'a pas tout dit sur le champ,
il essayait de traîner le suspense. Un jour,
deux jours après, il me dit : « Tu vas
peut-être aller quelque part que t'aimes
beaucoup », parce que justement on a eu
de longues discussions toutes les nuits où
est-ce que je disais : « Envoie-moi en
Europe, envoie-moi aux États-Unis ». Donc
c’est ça il me dit : « Tu vas aller
quelque part que t’aimes beaucoup ». Là
je commence à me dire que c'est impossible
que ça soit ce que je pense parce que si
c’est ça, je vais devenir fou, tu sais
un adolescent de 15 ans à qui on est en train
de dire que tu vas peut-être aller à un
endroit que t'aimes ça à ce point. Donc
c'est ça, finalement un jour je suis à l'école
en classe, en pleine classe et il vient, il
parle au professeur, le professeur revient
et il me dit : « Régis il y a ton père
qui veut te parler ». Je sors et puis papa
me dit : « Prends tes affaires, on va aller
à l'ambassade des États-Unis ». Je ne
me rappelle pas exactement…, ou quelle a
été ma réponse, je ne sais pas si je l'ai
embrassé et je ne sais pas si je vais lui
sauter dans les bras, à ce que je sais c’est
que je devais être sur une autre dimension
ça c'est clair, c'est clair, c’est sûr
que mes camarades de classe m’ont posé
beaucoup de questions en rentrant en classe,
je suis sûr que n’ai pas répondu à aucune
question parce que ma tête était ailleurs.
J'ai dit à mon père que je…, donc c'est
ça, je vais à l'ambassade, le visa était
déjà prêt et je n’avais pas d'entrevue
à passer là parce que j'étais envoyé par
le pays, c'était quelque chose. Donc là
tout ça finit, je pars à la maison, je me
prépare. Donc j'allais aller à l'école
pendant une semaine, j’allais au Comité
Olympique à tous les jours pour prendre des
photos qu'il devait envoyer à Atlanta parce
qu’il devrait nous faire des badges une
fois qu'on arrive sur place…, c'est vraiment
ça, c'était quelque chose mais je me rappelle
qu’en rentrant à la maison, j'ai dit à
mon père que je l'aimais et c'est ça qui
te montre à quel point l'égoïsme…, je
l’aimais parce qu'il m’a permis d’aller
aux États-Unis, c'est pas lui c'est le gouvernement
mais quand même est-il que…
>> S.G.: T’as passé combien de temps à
Atlanta ?
>> R.I.: Un mois, les jeux ont duré trois
semaines, j’ai passé une semaine de plus
chez un oncle qui vivait à Atlanta, en banlieue
de la ville, qui était professeur à l'université
Clark. Donc pendant que je suis chez mon oncle,
sa femme à un moment donné, elle avait un
enfant d'un an et demi à ce moment-là, donc
des fois ils sortaient et me laissaient l'enfant.
Ils me coachaient par rapport à comment justement
faire le babysitteur, puis là ils revenaient
et se rendaient compte que j'avais tout fait
comme ils avaient demandé et là ils ont
appelé ma mère directement et ils ont dit :
On le garderait juste parce qu'ici il va s'épanouir,
il va aimer, il est en âge justement de pouvoir
s'insérer dans la société, tu sais quinze
ans c'est l'âge idéal,
00 :35
il va finir le secondaire ici, il va commencer
l'université ici, il peut jouer au tennis,
il peut devenir un joueur professionnel, il
a plein de possibilités ». Là ma mère
a dit : « Pas question, il a été envoyé
par le pays, c'est un honneur, il ne faut
pas qu'il arrive là-bas…, qu'il donne une
mauvaise image du pays. Il va revenir au pays
et puis après, si après il excelle à l'école
et qu'il finit son secondaire, on va peut-être
penser à l'envoyer mais pour le moment il
revient ici, on l'a envoyé, il faut qu'il
revienne ». Ce soir-là je l'aimais pas
beaucoup maman, je l’aimais pas trop. C’est
le souvenir que j'ai en fait, ça c'est ma
plus belle expérience quand j'étais au Rwanda.
Il y en a eu d'autres après mais tu ne pouvais
pas trouver plus haut que ça, c'est le Mont
Everest, c'est tout ce que tu veux, le sommet
du Kilimandjaro, c'était magnifique.
>> S.G.: Après un mois, en rentrant tu reviens
à l'école, est-ce que tu restes à…
>> R.I.: Un de mes plus mauvais moments, oui
bien sûr. C’est un de mes plus mauvais
moments de mon séjour au Rwanda, des cinq
ans que j'ai passé là-bas. C'est que tu
vas dans un gros high à un gros low, ce n’est
pas comparable. Tu passes à Atlanta qui est
la 4ème-5ème des États-Unis et tu retournes
dans un pays qui est en train d'apprendre
à se relever, qui est en train de se relever
économiquement mais il y a encore beaucoup
de lacunes où l'électricité fonctionne
de manière très basse. C'était un retour
à la réalité, c'était comme si on m’avait
frappé avec un bâton et qu’on m’avait
dit : « Allez réveille-to ». C'est ça
mais on a eu une cérémonie à l'aéroport
quand on est revenu qui a été retransmise
à la télévision, qui te rend encore plus
star pour répondre à ta question. Mais le
côté star en Afrique c'est un côté très
éphémère. En Afrique t'as besoin d'avoir
fait énormément de choses pour devenir une
star. Tu passes à la radio une fois tu deviens
une star et même avant d'aller aux États-Unis
justement, on est passé dans un journal,
on a fait des entrevues, on a été à la
télé et tout ça, ça a fait déjà quand
même avant de partir mais en revenant, ça
a explosé et tout. Des gens qui ne te parlaient
pas, te parlent et l'adolescence tu sais comment
c’est. C'est un concours de popularité,
qui connaît qui, qui parle avec qui et qui
se tient avec qui. J'ai eu mon petit moment
de gloire. Mais c’est ça, c’était bien,
le retour à la réalité n’était pas aussi
bien mais c’était bien.
>> S.G.: Tu retournes au Rwanda, tu es toujours
à la même école, tu finis le secondaire ?
R.I : Je finis ma troisième année, puis
je suis allé la 4ème, la 5ème et les 6
années, je les fais dans une autre école
qui était à cinq minutes de distance par
rapport à notre école.
>> S.G.: Pourquoi ?
R.I : Parce que là où j’étais en fait,
il y avait un système à l’école là où
j’allais, il y a un système qui s’appelait
le tronc commun où la première, la deuxième
et la troisième, vous étudiez toutes les
matières et puis à partir de la quatrième
année, il fallait que tu te spécialises
en quelque chose, math-physique ou bio-chimie.
Moi et les sciences disons qu'on ne ferait
pas un très bon couple, je ne suis pas réputé
pour être doué en sciences, donc il fallait
que je trouve quelque chose qui allait plus
avec ma vocation et l’autre école justement
qui se trouvait à cinq minutes de là, il
y avait une section lettre, une section de
droit. Il y avait économie, commerce…,
aussi mais lettre c’était ce que je voulais,
les langues me passionnaient depuis longtemps,
j'ai toujours été un grand fan d'être polyglotte
à un moment donné et les cours qu'il donnait,
étaient magnifiques et donc moi c'était
ça que je voulais. Donc c'est ça, j'ai fait
la tradition, je suis allé à l'autre école
qui était toujours une école publique, non
elle c'était une école privée, mais c'était
quasiment de la pareille au même. J'ai fait
trois ans là-bas et la dernière année je
suis revenu au Canada, avant de finir la quatrième
année
>> S.G.: Est-ce que pendant ces trois dernières
années et à la maison tu habites toujours
avec une famille élargie..., cousins ?
>> R.I.: Non, non, non. Oui ! Il y a des oncles
entre-temps, il y a eu oncles, certaines tantes
qui se sont dénichés des emplois et qu'ils
ont pris leur propre maison et tout, qui sont
partis avec leur fils et leurs filles…,
à la maison il y avait papa, maman, deux-trois
cousins et cousines et moi. Au total on était
six-sept, ce qui était beaucoup mieux. Le
retour au train quotidien de la vie recommence
à devenir normal, le déjeuner recommence
à devenir normal, c’était bien. J'ai recommencé
à goûter à la vie de Kigali et en fin quatre-vingt-seize
[1996], début quatre-vingt-dix-sept [1997]
qui est l’année qui suit, le début de
l'année j'avais quinze ans et mais pas encore
seize ans. Je vais à l'anniversaire d'un
ami qui habite juste à côté de l’eau,
la boîte de nuit la plus populaire de la
ville.
>> S.G.: Il s'appelait comment ?
>> R.I.: Il s'appelait Augustar. Il habitait
juste à côté de la boîte de nuit ; son
père était la personne la plus riche de
la ville, il avait une maison, ce n’était
même pas une maison, c’était un château
quasiment.
>> S.G.: La boîte de nuit..., c'est quoi
le nom ?
>> R.I.: Cadillac. Donc c’est ça, moi je
vais à la fête de mon ami. L’anniversaire
commence à 17h, à 22h papa vient me prendre
pour rentrer à la maison.
S.G. : C’est comme ça que ça fonctionne
?
>> R.I.: Toujours, toujours. A quinze ans-quatorze
ans, c’est comme ça que ça fonctionnait
en Afrique, ils arrivent pour me prendre à
22h mais à 22h c'est l'heure que les grands
arrivent, 20 ans et plus 18 ans et puis, et
moi j'ai toujours voulu être plus âgé que
je l'étais, je n’ai jamais voulu côtoyer
les gens de mon âge. Donc là, la sentinelle
vient me dire que papa est à la porte. Là
je négocie avec papa, je dis: « Papa, s'il
rentre à la maison et je vais venir, il y
a un ami qui est ici, qui va me donner un
lift mais je peux pas rentrer maintenant ».
Il me dit : « Mais pourquoi pas ? » Je
dis : « Parce que c'est vraiment bien,
tout le monde danse ça mieux, si je pars
tout le monde va rire de moi à l'école parce
que je suis genre le fils à papa, qui est
parti tôt et tout… » Et alors papa, il
est un peu comme moi. Il a toujours eu l'horreur
de quand je te traite différemment des autres
et donc je l'ai dit d'accord mais à une seule
condition : à minuit tu es à la maison.
Là il était 22 heures parce que là maintenant
il va falloir que je m'explique à ta mère,
comment ça se fait que tu n’es pas à la
maison et dès qu'il a dit oui, je rentre
à l’intérieur et les autres disent :
« Mais tu ne pars pas ? On pensait que tu
partais ». Je dis : « Non, en fait papa
il avait oublié les clés de la maison, c'est
moi qui avais les clés », parce qu'il faut
paraître le grand, il faut paraître en contrôle ;
parce que c'est ça l'adolescence et d'avoir
l'air plus important que tu es. Alors là
c'est ça, les filles de dix-huit ans et plus
font : « Mais ah…, tu as grandi, il est
minuit et t'es toujours là », ça te rend…,
tu commences à goûter à un certain degré
de la vie adulte, est-il que vers 1h-2h du
matin, on est allé à la boîte de nuit,
la boîte de nuit d’un peu plus bas, j’ai
rêvé d’y mettre les pieds, donc là on
y va, on arrive à l’enclos de la boîte,
je peux déjà entendre les chansons et tout.
J’ai hâte… dedans. J’arrive dedans
et je suis cloîtré. Je n’arrive pas à
bouger parce que déjà comment ça fonctionne,
t’as des péripatéticiennes qui travaillent
à l’intérieur; elles t’abordent sans
problème, elles te donnent leur prix, tout
le monde boit, tout le monde fume c’est
normal, je ne m’habituais pas à ça moi
et puis…, il y a une fille que je connaissais
qui était vieille, 18-19 ans, qui elle sort
depuis longtemps et elle me dit : « C’est
ta première fois ici hein ? » Et je dis
: « Ouais », elle dit : « Ça se voit »,
je dis : « Pourquoi », elle dit : « Parce
que ça fait 20 minutes que t’es debout
au milieu, tu ne bouges pas, t'observes. Il
faut que tu te lâches, sinon ça sert à
rien d’être venu ». Je suis resté jusqu’à
6h du matin et la personne avec qui j’avais
dit que j'allais rentrer, c'est un journaliste
qui habitait juste en face de chez nous, que
mes parents connaissaient, donc ils lui faisaient
confiance mais pas jusqu'à 6h du matin et
donc là j'arrive, la sentinelle me dit: « Ton
père va te tuer ! ». J’arrive, je dors
et vers 19h-20h, parce que je me suis réveillé,
je suis allé jouer au basket. À 18h-19h
pendant le dîner, mon père se lève, il
va dans sa chambre et ma cousine vient me
dire que papa veut me parler, je vais dans
la chambre, il y a maman qui est là aussi
et papa me dit : Bon, qu'est-ce que tu as
fait hier soir ? » Hélas, il faut que je
m'explique en gros, ça va tourner autour
de : « Tu ne peux pas aller au…, jusqu'à
des heures non raisonnables et tu peux pas
faire la loi tant que tu vis ici, tu as quinze
ans, je ne veux pas entendre que jusqu'à
6h du matin tu étais quelque part », et
jusque-là il ne savait pas que j'étais allé
en boîte de nuit, donc là j'ai dit : « On
va couper le courant à tout ça ». J'avais
quinze ans, j'ai dit : « On va couper le
courant à tout ça, hier soir j'étais en
boîte de nuit », papa dit : « Quoi ? » Je
dis : « J’ai été en boîte de nuit »,
il dit : « Comment ça ? » Je dis : “ » J’ai
été en boîte de nuit parce que j’en avais
marre d’aller à l’école que tous mes
amis allaient en boîte de nuit sauf moi et
que le lundi quand tout le monde a des histoires
intéressantes à raconter et moi je n'en
ai aucune et puis après ça, les gens se
foutent de ma gueule, justement moi j'en avais
pas. On me considérait comme le fils à papa
qui ne sortait jamais ». Là je savais que
j'avais touché une corde sensible chez lui
et pour maman il y avait pas question que
ça se reproduise, déjà c'était une fois
de trop, donc là elle a tout fait pour que
ça ne marche pas. Papa a tout fait pour que
ça ne marche pas mais il essayait quand même
de rendre ça un peu plus mou. À un moment
donné, il a fallu trouver un terrain d'entente
parce que je leur ai dit: « Écoutez, il
y a deux choses, soit vous me laissez aller…,
au moins vous savez où je suis…, vous savez
que vous m'avez donné la bonne indication,
j'essaie de faire la différence entre le
bien et le mal, je suis plus mature que les
autres jeunes de mon âge et je sais ce qu'il
y a en boîte de nuit, il y a des prostituées,
il y a de l'alcool et il y a des cigarettes
mais moi, ce qui m'amène là-bas c’est
danser et me sentir au même niveau que les
autres point. Le reste je m’en fous ».
Bien sûr tu ne peux pas convaincre les parents
comme ça mais mon père savait que ce que
je disais était vrai. Ma mère était pas
convaincue et là je leur ai dit: « Ou alors
je vais me mettre à mentir comme tous les
autres, je vais faire comme mes autres amis
qui disent que tous les week-ends ils vont
à un anniversaire, ou qu’ils vont dormir
chez un oncle, ou qui inventent des raisons
pour pouvoir aller en boîte de nuit. Je ne
pense pas que ça soit ça que vous vouliez ».
Il me dit : « Est-ce que tu t’en rends
compte que hier ça et ça, et ça peuvent
t’arriver ? » J’ai dit : « Oui, oui,
mais je ne pouvais pas ne pas y aller parce
que je me sentais inférieur à d’autres
personnes alors que je ne le suis pas, je
sais que je ne le suis pas, il fallait que
je m’affirme ». Ils n’ont pas accepté.
Directement le week-end d’après, on a été
à un mariage. En revenant du mariage, on
est passé devant la boîte de nuit et j’ai
demandé à papa de me laisser devant la boîte
de nuit, il m’a dit : « Pas question,
tant que je suis ton père ça n’arrivera
pas ». On arrive à la maison, j’ai pris
une clé, j’ai commencé à marcher vers
la boîte de nuit contre ses instructions.
Je suis allé, il y avait une sentinelle,
quand il revient il ne rentre pas. Je suis
allé…, parce que c'est maintenant que je
leur montre que j'ai grandi, ça ne sera pas
dans vingt ans. Je suis allé, j'ai tellement
marché à pied et ça m'a pris 1h15min pour
aller en boîte de nuit. J'étais mort à
marcher à pied qu'une fois que je suis arrivé,
j'avais même plus de force pour danser; j’avais
des crampes partout, j'étais fatigué. Le
lendemain on a eu une grosse discussion avec
les parents et je leur ai dit : « Écoutez,
c’est clair que je vais vouloir y aller
tous les samedis et vous ne voulez pas que
je mente, vous ne voulez pas que je fasse
ce que j’ai fait hier soir, pourquoi on
ne trouve pas un terrain d'entente ? Faites-moi
confiance et d’autant que vous n'avez pas
entendu que j'ai fait quelque chose de mal,
laissez-moi agir, je vais apprendre au contact,
faites-moi confiance…, laissez-moi agir,
je vais apprendre au contact, je suis un garçon
de toute façon à la fin il faut me lancer
dans la jungle pour que je me frotte à la
vie de tous les jours, à la fin ça va porter
fruits », et ils ont accepté mais bien
sûr avec des réserves et ils ont dit :
« Si des fois tu ne peux pas y aller de
tes propres moyens, dis-nous on va te déposer ».
Puis il y a une fois, mon père me dépose…,
je me rappelle il voulait regarder un match
de foot et je lui dis papa : « Est-ce que
tu peux me déposer en boîte s'il te plaît
? » Là il me dit : « Ah c'est vrai, tu
dois aller dans tes trucs..., est-ce que tu
es obligé d'y aller ce week-end ? » Et
j'ai dit : « Non, mais ce week-end c'est
vraiment important », il dit : « C'est
ça que tu m'as dit le week-end passé »,
j'ai dit : « Non, mais celui-ci est plus
important que le week-end passé ». Donc
là j’y vais et pour faire la manœuvre
une fois en boîte de nuit, il fallait qu’il
rentre dans l’enclos. Tous mes amis sont
à l'extérieur de l'enclos, ils sont en train
de fumer des cigarettes, j'étais tellement
un sportif que ça ne rentre même pas dans
mon esprit et de boire ou de fumer, donc on
entre, la nature fait son tour et avant de
sortir de la voiture il me dit : »T'as amené
ton argent ? », je dis : « Ouais »,
il me donne cinq mille francs. Cinq mille
c'était comme te dire que t'étais riche
ce soir ou t'es bien. Je lui dis au revoir,
bonne nuit. Il part et mes amis dès qu'ils
l’ont vu, il y en a qui se sont cachés
derrière les voitures, il y en a d'autres
qui ont lâché leurs cigarettes instantanément,
là ils me voient et ils me disent : « Mais
qu'est-ce que tu lui as donné ? Est-ce que
tu mets des trucs dans son verre ? » Je
ne comprends pas : « Est-ce que tu le piques
avec une seringue qui l’endort ? » Ils
ne comprenaient pas que j'ai une relation
comme ça avec lui et j'ai dit : « Non j'ai
rien fait, j'ai juste été honnête et je
lui ai dit clairement, avec lui et avec ma
mère et je leur ai dit clairement ce que
je voulais, ce que j'aimais et je leur ai
dit que je ne le faisais pas par pression
sociale mais parce que moi j'aimais faire
ça, bien sûr aussi pour ne pas me faire
manquer de respect mais parce que j'aimais
me sentir au même niveau que tout le monde ».
Ça c’est la relation qui est restée avec
mes parents jusqu’à maintenant, ils m'ont
toujours fait confiance. Ça c'est l’autre
partie du Rwanda que j'ai beaucoup aimé.
Donc la partie des États-Unis et cette partie-là
où je me suis amusé comme un fou et malade
est la vraie découverte de l'adolescence,
donc la première année au Rwanda où j'ai
détesté mon adolescence et là je suis en
train de rattraper ce qui a été…, est
perdu et où je commence à aimer le Kigali
à un point où quand finalement il était
temps de venir ici, j'y ai réfléchi deux
fois.
>> S.G.: Ah ouais?
>> R.I.: J'y ai réfléchi deux fois parce
que…, j'avais trouvé mon rythme mais…,
j'en ai trouvé
la clique avec laquelle tu te tiens tes amis,
on avait une ambiance, on se comprenait bien
et on jouait au basket ensemble, on faisait
tout ensemble et il y avait des pique-niques,
des anniversaires et on n’en avait pas nécessairement
à la même école. C'était ça la beauté
de la chose, c'est qu'on se voyait, tu as
le temps et…, sans nécessairement aller
à la même école, c'était magnifique.
>> S.G.: Est-ce que c'était parce que toi
tu avais ce background de quelqu'un qui était
allé à des écoles comme ça…, ou tu dirais
que toutes les écoles se mélangeaient et
il y avait pas de classe ?
>> R.I.: À cette époque-là je dirais qu'il
y avait des classes parce que c'était clair
que si tu étudiais à l'École Belge, c'était
difficile de côtoyer quelqu'un de l'École
vraiment Publique. C'était difficile, c'était
pas impossible que c'était difficile, maintenant
aujourd'hui ce n’est plus le cas, tout le
monde se mélange, il y a aucun problème
; mais à cette époque-là, c'était quand
même stratifié et c'était différent. Justement
oui, c'est vrai mon background m'a beaucoup
aidé et parce que justement quand ils me
parlaient ils avaient l’impression que j'étais
un des leurs, on aimait les mêmes choses,
on parlait de la chose, on avait l'expiration
et on voulait aller aux mêmes endroits; c'était
vraiment, je me retrouvais avec des gens qui
comprenaient la vie comme je la comprenais
et ça c'est très important pour un adolescent,
et c'est extrêmement important autant que
le concours de popularité. C’était vraiment
quelque chose, ça vaut la peine, c'est pour
ça que quand il est temps de venir ici, j'ai
eu un petit pincement au cœur car je commençais
à avoir vraiment une affinité avec certaines
personnes et c'est un détachement quand tu
commences à y être bien, bon ça fait mal.
>> S.G.: Est-ce que tu dirais qu'avec cet
attachement au Rwanda, il y avait un esprit
patriotique qui s'installe en toi ou tu restais
Congolais dans le cœur ?
>> R.I.: Congolais dans le cœur... Le patriotisme
s'installe ici aussi plus qu’au Rwanda parce
qu'ici le Rwanda m’a manqué. Au Rwanda
j’avais pas besoin d’être patriote, je
l'étais, ça allait de soi mais ici ça te
manque, il y a des choses qui te manquent
et un bon climat et il y a la fierté de venir
d'où tu viens et j'ai toujours dit et les
gens avec qui je traîne, je trouve ça bizarre,
j'ai toujours dit que le concept de patriotisme
quelque part est un peu…, il est un peu
ridicule quand on est passé l'après ridicule
parce qu'il n'y a personne qui a choisi de
naître, j'aurais pu très bien être Brésilien
ou de Saskatchewan et j'aurais pas fait…,
ouais Saskatchewan [inaudible, represent ?,]
je comprends, on vient d'un pays qui a connu
assez de périodes noires dans l’histoire
où on n’a pas eu nécessairement les droits
que d'autres pays ont eu, donc le peu qu'on
a, on a tendance à faire de ça une grande
victoire et on est les plus bons, on est les
plus forts. Donc j’ai toujours trouvé le
concept de patriotisme un peu ridicule mais
je comprends quand même parce que quand t’as
fait quarante-cinquante ans sans pays, une
fois que tu l’as, tu veux fêter ça, tu
veux que les gens comprennent que maintenant
tu en as un et que tu veux le défendre, c’est
un acquis mais sinon c’est ridicule de dire
je suis fier d'être..., c’est pourquoi
je trouve le racisme ridicule d’ailleurs.
Il n’y a pas personne qui a choisi de naître
de race blanche ou de race noire, c’est
un accident. Être raciste pour moi c’est...,
que ça soit un noir ou un blanc qui est raciste,
pour moi ça a pas de logique du tout, je
préfère dire que je suis un citoyen du monde
point, qui aurait pu naître à un point x,
y ou z que très fier d’être Africain,
mais je comprends.
>> S.G.: Donc là tu nous parle de ce pincement
au cœur quand il est temps de venir ici,
mais quand c’est arrivé cette idée de
venir au Canada qui est un pays très beau
?
>> R.I.: Mon père travaillait dans le Ministère
des affaires étrangère et puis j'imagine
qu’à un moment donné, ils se sont dit
qu’il servait bien son pays puis ils ont
décidé de l’envoyer ici comme premier
conseiller d’ambassade, donc je suis venue
avec un statut diplomate, enfin lui, ma mère
et moi.
>> S.G.: En quelle année ?
>> R.I.: En quatre-vingt-dix-neuf [1999].
Donc on est venu, lui, ma mère et moi, on
est venu avec le statut diplomate, ça a pas
duré longtemps, je pense que ça a duré
un an - un an et demi, ils ont fermé l’ambassade
directement, ils l’ont ouvert ultérieurement
mais c’était plus lui qui était là.
>> S.G.: C’était dans quelle ville ?
>> R.I.: Ottawa. En fait l’ambassade du
Rwanda est à Ottawa parce que c’est la
capitale fédérale.
>> S.G.: T’apprends que tu vas aller au
Canada ?
>> R.I.: Oui j’arrive à la maison, ma mère
est en train de regarder les nouvelles à
la télévision et elle me dit : « Devine
quoi ». Je dis : « Quoi’ ? » Elle
dit : « On va au Canada ». Je fais :
« Pardon » ? Elle dit : « On va au
Canada ». Je dis : « Pourquoi » ? Elle
dit : « Papa a été nommé ». Là je
saute de joie parce que pour moi Canada ça
veut dire juste à côté des États-Unis,
donc je suis proche de mon but. Je saute de
joie comme un fou, comme un malade mais déjà
j’ai dix-sept ans et demi, c'est différent
de quatorze ans-quinze ans, t’as eu d’autres
expériences, mais aussi il y a le fait que
maintenant j'ai des amitiés quand même assez
fortes, ça veut dire il y a des gens que
je ne vais plus voir pendant longtemps, donc
il y a un pincement au cœur et puis c’est
pas la même chose que de dire tu quittes
la misère pour aller à Atlanta. Là le Rwanda
recommençait à devenir un pays, j’allais
en boîte de nuit, j’allais jouer au basket,
on jouait au billard tous les jours quasiment,
c'était bien…, c'était un pays où il
ferait bon vivre, bon le Canada c’est le
Canada mais c'était plus difficile, c'était
plus comme en quatre-vingt-seize [1996] mais
c’était une joie immense bien sûr; pendant
une semaine j’ai pas étudié, le temps
de faire les papiers et tout…, c’est ça,
j’arrive ici dans le froid, je suis arrivé
en novembre et je pense que c’est la meilleure
chose qui peut t’arriver parce que tu arrives,
il fait froid, tu t’y habitues directement,
comme ça t’auras pas de mauvaises surprises
en arrivant en juillet ou un truc comme ça.
>> S.G.: Et tu arrives à Ottawa en… ?
>> R.I.: Novembre quatre-vingt-dix-neuf [1999].
>> S.G.: Et donc tu es content de finalement
quitter le Rwanda… ?
>> R.I.: Je suis content de quitter un endroit
où je savais que j’allais pas pouvoir réaliser
mes rêves .C’est clair parce que des pays
en développement ça va prendre du temps
avant qu’ils arrivent à un certain niveau
où les universités ont le même niveau qu'ici
par exemple, donc le côté académique, le
côté professionnel est différent, ça je
le savais, en plus le fait que c'est en Occident
donc c’est plus beau naturellement etc…
Il y a ce côté-là qui me fait très plaisir
et ça c'était clair, ça veut dire que le
oui l'emportait à 90%, le 10% qui était
le pincement au cœur, il était quand même
présent parce que c'était des affinités
que je venais de créer…, c'est quand la
prochaine fois que je vais le revoir et je
me disais, ça veut dire que samedi prochain
je ne serai pas avec eux, ça veut dire que
je ne serai pas avec eux, c’est différent,
ça change.
>> S.G.: Comment tu fais tes au revoir ?
>> R.I.: Dans le cercle sportif il y avait
des amis qui étaient là, on a joué au billard
mais en fait je n'ai pas fait des au revoir
organisés, ce n’était pas quelque chose
de planifié. On m'avait dit qu'à maintes
reprises, plusieurs personnes m'avaient dit
à maintes reprise et que quand tu as l'opportunité
de pouvoir partir en Europe ou en Amérique
et il ne faut pas l'écrire sur tous les toits
et au cas où que ça ne marcherait pas et
parce que c'est déjà arrivé à pleins de
gens de pas partir et de les revoir en ville,
alors qu'ils nous ont déjà dit au revoir
et tu demandes, il y a une certaine gêne
qui vient avec ça. Donc j’ai évité de
le dire, il y a un cousin à moi qui l’a
su parce que sa mère travaillait avec mon
père, donc il n’y avait pas moyen d'éviter
ça mais bien sûr j'ai essayé d'éviter
les dégâts en lui disant de ne pas le dire
aux autres mais Kigali c’est une petite
ville, les nouvelles courent très rapidement
et les gens l'ont appris mais la plupart l’ont
appris la veille alors que ça s'est décidé
disons trois semaines avant qu'on parte et
la plupart l'ont appris la veille, il y avait
des questions, il y avait pleins de questions.
Je suis parti un lundi soir, le samedi soir
j'étais en boîte au Cadillac justement avec
tous mes amis, le dimanche et il y a eu un
anniversaire…, je suis allé à l'anniversaire,
je suis parti de l'anniversaire, la nuit de
dimanche à lundi à 5h du matin je prenais
l'avion à 13 h et mes amis qui m'ont déposé
à la maison; c’est en me déposant que
je leur ai dit que je partais à 13h. Jusqu’à
maintenant ils me parlent encore de ça, ils
me disent : « Tu te rappelles du coup que
tu nous as fait ? » Et tout…, c'était
quand même émouvant parce que je savais
que c'était pas la même chose, ça va prendre
du temps pour avoir d'autres affinités aussi
fortes que je venais de tisser là-bas.
>> S.G.: Tu arrives en Novembre à Ottawa,
tu as 18 ans…
>> R.I.: Dix-sept ans et demi. J’allais
avoir dix-huit un mois après.
>> S.G.: Tu es allé dans un pays où tu n'es
jamais allé, qui vous a accueillis ? Qui
sont les personnes que vous côtoyez ?
>> R.I.: À l'aéroport il y a un ambassadeur
qui vient parce qu'il y a papa qui vient,
qui va être son vice-président mais sinon
il y a une communauté rwandaise assez forte
ici, dès qu'on est arrivé, on a pris un
hôtel en attendant d'avoir nos résidences,
moi je restais à l'hôtel parce que j'avais
pas encore commencé l’école et alors là
c'était la totale, il y avait un 200 chaînes
de télévision, pour moi c'était impensable
et pas juste 200 chaînes de télévision,
200 chaînes sans antenne parabolique parce
qu’en Afrique pour avoir 200 chaînes de
télévision, il faut avoir une antenne parabolique,
une soucoupe est dans ton jardin, donc là
je me demande comment ils font pour avoir
200 chaînes sans fin, sans avoir d’antenne
et je ne comprenais…, et puis le luxe c’est
différent, c'est une autre vie, c'est une
autre façon de vivre…, mais justement quand
par exemple le chauffeur venait nous prendre
pour nous faire visiter la ville ou pour aller
prendre papa au travail, là je côtoyais
des parents qui travaillaient à l'ambassade,
qui à leur tour me faisaient côtoyer leurs
enfants et petit à petit tu apprends à côtoyer
les gens. Ottawa c’est une ville qui est
un peu compliquée, c’est une petite ville,
tout le monde se connaît aussi, donc petit
à petit tu rencontres des gens et une personne
te présente à une autre etc…, et avec
tout ce qui se passe comme baptême, communion
etc…, et mariage etc…, au bout d’un
mois je connaissais quasiment tout le monde.
>> S.G.: Tu as réussi à vite t’intégrer
ou tu vivais une période d’adaptation qui
était difficile?
>> R.I.: Disons le premier mois il y a les
petits frères de la personne qui était le
chauffeur de l’ambassade. Ses petits frères
jouaient au basket et on jouait ensemble tous
les vendredis, ils étaient de ma génération,
donc on a tissé un lien, on est devenu proche,
ils m’ont présenté à d’autres personnes
et au fur et à mesure justement tu crées
un petit lien qui disons en un mois, deux
mois, je commençais à avoir des amis un
peu partout dans la ville.
>> S.G.: Tu as commencé l’école ?
>> R.I.: J’ai commencé l’école en février,
j’avais raté les trois premiers mois. Le
souvenir que j’oublierai jamais c’est
que j’arrive à l'école pour faire mon
entrevue, après l’entrevue il y a l’entraineur
de basket qui entre dans la pièce, il me
voit, c’est un italien, c’est un italo-canadien,
il me voit, il me dit : « You, I want you
in my basketball team », comme ça et je
n'étais pas encore accepté. Là le directeur
il me dit : « Oui mais il faut d'abord
qu'il finisse ses tests ». Il dit: «I don’t
care, find a way to get him to pass but I
want him on my team», et ils ont ri et tout…
Finalement j'ai passé le test, dis donc,
il me dit : « Ce soir on a une pratique ».
J'ai dit : « Oui mais j'ai pas encore commencé
le cours », il dit : « Je m'en fous,
on a besoin de garder ta taille » et tout…,
et ça fait que tu t'intègres directement
et tes coéquipiers deviennent tes amis, les
gens qui viennent voir le match deviennent
des amis, tu tisses un lien comme ça et lui
il est devenu mon ami, mon entraîneur parce
qu'il était quand même assez jeune même
si il était un peu plus âgé. Il devient
ton ami…, c’est une amitié à vie. C’est
très beau.
>> S.G.: C'est une école francophone ? Anglophone
?
>> R.I.: C'était une école francophone mais
à dominance mais la fréquentation était
anglophone, en fait les jeunes qui parlaient
Anglais et leurs parents étaient des Franco-Italiens
ou Québécois voulaient qu'ils parlent Français,
donc c'était une école francophone oui,
mais dans le corridor ou pendant la récréation,
tout était en Anglais.
>> S.G.: Tu parles Anglais toi ?
>> R.I.: À ce moment-là je parle un Anglais
qui boitait, disons que j'ai été chanceux.
L’École Belge au Zaïre à partir de la
troisième primaire on faisait et on avait
un cours d'Anglais, ce que toutes les autres
écoles n'avaient pas, c'est extraordinaire
et puis au Rwanda, les trois premières années,
il y avait pas de cours d'Anglais; c'est à
partir de la troisième primaire au Rwanda,
à partir de troisième secondaire et qu'on
apprenait l'Anglais, donc j'ai perdu trois
ans mais j'avais repris ça justement en troisième
secondaire et puis j’ai toujours été curieux
de nature, donc je regardais beaucoup la télévision
depuis le Rwanda. Quand t’es jeune, tu prends
le moment, tu écoutes la musique, tu veux
comprendre les textes, les paroles, donc tu
dois faire un petit effort même quand tu
racontes du n'importe quoi ou parce que tu
ne comprends pas qu'est-ce qu’ils sont en
train de dire, mais il faut tout de même
que t'aies une certaine base…, pour pouvoir
copier, répéter ce qu'ils disent, donc tu
apprends à parler comme eux, tu apprends
à parler Anglais Américain langue de rue,
donc vu que l’Anglais parlé de Londres
tu l’as déjà, tu l’as étudié; le vocabulaire
est là, mais c’était le parler qui n’était
pas au rendez-vous, c’est ça et puis une
fois que je suis arrivé ici, je m’y suis
frotté sérieusement parce que justement
je trainais avec des gens qui parlaient Anglais;
ça a pris quelques mois et je parlais comme
eux. C’est un don de pouvoir imiter les
gens mais vraiment à l'accent près quoi.
Les Québécois c'est la même chose, des
fois ils pensent que je le fais exprès et
je le fais exprès mais des fois ils pensent
que je parle québécois et que des fois je
parle comme quelqu’un qui vient de la France
ou de la Belgique. C’est juste que quand
je suis avec vous je parle comme vous, ils
me disent : « Mais comment t’as fait
pour parler comme ça ?» Je dis : « Mais
écoutez-moi; ma philosophie de vie c’est
que quand tu quittes ton pays pour aller chez
quelqu’un d’autre, d’abord c’est chez
lui que tu vas, donc que tu le veuilles ou
pas tu déranges parce que tu vas chez quelqu’un,
donc il faut que la personne te fasse de la
place, qu’elle t’accueille, quand elle
t'accueille, c’est pas à cette personne-là
d’aller faire un effort de te comprendre
toi et d'où tu viens etc…, c’est à toi
de t'acclimater où t’arrives, c’est à
toi de comprendre les mœurs…, et maintenant
elle va faire un effort par rapport à...,
et vice versa ». Eux quand ils vont en Afrique,
c’est à eux de s’acclimater, quand ils
arrivent dans les pays Maghreb à Sud Sahariens
etc… Donc je suis arrivé, j’ai essayé
d’imiter leur accent québécois en une
fraction de seconde, je suis capable de passer
à un accent français classique au jouer
l’Anglais, c’était la même chose, j’avais
appris un Anglais de base mais il fallait
que je parle un Anglais de la rue, American
English, pour pouvoir interagir avec mes amis,
donc la musique aidant, le basket aidant,
les commentaires à la télévision. En fait
la télévision est capable de t'apprendre
une langue, je dis ça tout le temps aux gens
qui ne me croient pas. C’est vraiment ça.
Une langue s’apprend par le fait de côtoyer
des gens et par le fait de regarder beaucoup
de télévision parce que tu imites l’accent
et puis le reste c’est la grammaire, le
vocabulaire et tout.
>> S.G.: Ça c’est la dernière année de
secondaire ?
>> R.I.: Sixième secondaire c’était la
dernière année là-bas. En quittant Kigali,
je commençais la sixième secondaire. Quand
je suis arrivé ici, ils m'ont reculé d’une
année.
>> S.G.: Ce qui donne secondaire 5 ?
>> R.I.: C’est en Ontario. En Ontario ils
appellent ça la douzième. Secondaire cinq
c’est au Québec. C’était la douzième
année et donc j’ai dû faire la douzième
année et à l'époque il y avait aussi la
treizième année, ça existe plus maintenant.
À cette époque elle existait donc j’ai
dû faire la douzième et la treizième et
puis j’ai été au Cégep, puis l'Université
après.
>> S.G.: Donc est ce que ton père est toujours
à l’ambassade ?
>> R.I.: Non, lui il a été en poste pendant
un an après qu’on soit arrivé, puis l’ambassade
a fermé par faute de moyens donc on était
supposé retourner au Rwanda. Il a demandé
à ce qu’il reste ici. Le gouvernement le
lui a permis, il est même allé là-bas justement
pour demander ça. Le gouvernement lui a permis,
il est revenu, on est resté ici et entretemps
l’ambassade a réouvert mais lui il est
professeur de Français au gouvernement ici,
il est professeur de Français aux cadres
de gouvernement qui parlent Anglais, qui sont
obligés d'être bilingues pour occuper des
postes de gouvernement.
>> S.G.: Ta mère travaille-t-elle ?
>> R.I.: Oui, elle est infirmière à domicile.
>> S.G.: C’est ce qu’elle faisait en arrivant
ici ?
>> R.I.: En arrivant ici, elle a dû reprendre
des cours parce qu’ils n'ont pas validé
son diplôme suisse, parce qu'il y a une équivalence
qu'il faut avoir, puis elle ne l’avait pas;
elle a dû reprendre des cours, une fois qu’elle
a fini, elle a commencé à faire à domicile.
>> S.G.: Vers la fin de ton secondaire, le
Cégep encore à Ottawa ?
>> R.I.: Le Cégep à Ottawa c’est un collège
d’art appliqué, c'était collégial. En
fait le terme Cégep est employé juste au
Québec, mais vu que le collège d’art appliqué
que j’ai fait est francophone et qu’il
est en Ontario, qu’il est à Ottawa, on
l’assimile au Cégep alors tu apprends le
journalisme pratique en fait, donc tu fais
de la radio à l’école, tu fais de la télévision
à l'école, tu apprends à rédiger des textes
à l’école pour les médias écrits. C’est
la vraie formation parce que journalisme à
l’université que j’ai fait après n’est
pas aussi terre à terre, là c’est plus
théorique. C’est des livres, c’est la
bibliothèque, des passages que tu dois lire
mais qui ne vont pas nécessairement te servir
pendant que tu seras en train d’exercer
ta carrière, tandis qu’à l’aspect collégial
tout ce que j’ai fait, je vais l'utiliser
dans la vie de tous les jours parce que j’ai
couvert des soirées électorales, j’ai
eu des entrevues avec les politiciens, je
suis allé couvrir ? les jeux de la Francophonie ;
tu vis sur le terrain, ça c’est l’aspect
collégial. Quand tu gradues, tu as l’impression
d’avoir fait quelque chose. C’était un
programme jumelé en fait, ils ont commencé
à nous jumeler en 2002 et moi j’ai été
chanceux de commencer en 2004 l’Université.
Donc j’ai fini le Cégep et j’ai enchaîné
avec l’Université, normalement tu devrais
[ inaudible, faire?] deux ans de Cégep et
quatre ans d’Université, j’ai fait deux
ans de Cégep, deux ans d’Université avec
le même résultat à la fin, un bac. Donc
j’ai un diplôme de Cégep, un bac d’Université
sans avoir dû faire quatre ans d’Université,
donc c’est très pratique. Sauf que l’Université
j’ai pas aimé comparé au Cégep, c’est
pas comparable.
>> S.G.: L’Université d’Ottawa ?
>> R.I.: L’Université d’Ottawa, je n’ai
pas aimé du tout. Tu lis, tu lis, puis tu
rédiges. Il y a rien de tripant comme disent
les gens d’ici. Il y a rien de tripant,
il n’y a pas d’adrénaline, moi je fonctionne
par passion. J’ai besoin d'aimer ce que
je suis en train de faire ou de trouver quelque
chose à l’intérieur qui va me permettre
de pousser à faire ces choses-là, parce
que je me sens attaché à la chose, parce
que là je suis pas capable de faire une chose
sans dormir, parce que j’aime ce que je
fais et je vais même oublier que j’ai pas
dormi, ça veut dire que le bonheur de faire
ce que je suis en train de faire va vaincre
le sommeil et la fatigue tandis que quand
tu fais quelque chose par contrainte, il faut
que tu aies des points, que tu passes ta classe.
Tu le fais pour avoir des points mais tu n’aimes
pas ce que tu fais, finalement tu te fatigues
plus facilement.
>> S.G.: Et donc là tu dis que ton père
a dû rentrer au Rwanda pour… ?
>> R.I.: Demander la permission de rester
>> S.G.: Vous devenez résidents ?
>> R.I.: On a dû recommencer le processus
que tout le monde a fait j'imagine en venant
ici. Donc réfugiés, résidents, citoyens
canadiens. Tu recommences à zéro parce que
nous on n’avait qu’un statut diplomate
mais on avait aussi un passeport rwandais
régulier. Donc là il a fallu tout recommencer
à zéro.
>> S.G.: Être réfugié ici, qu’est-ce
que ça implique?
>> R.I.: Ça implique que tu dois inventer
des histoires comme tu le sais très bien
mais en même temps, nous dans notre cas on
n’a pas dû inventer d'histoires parce que
mon père comme je l’ai dit tout à l’heure,
c’est le cadet de la famille et les gens
qui ont tué mes grands-parents, qui ont tué
mes tantes, mes oncles etc…, ils ont été
relâchés et ils sont toujours dans les quartiers,
tu sais la maison que papa avait acheté à
grand-père, à l’époque à Kabuga et c’est
des gens qui ont juré lui faire la peau parce
que c’est lui qui les as fait mettre en
prison, parce qu’en arrivant au Rwanda,
il les a relocalisés directement. Il les
a fait mettre en prison. Donc c’est une
menace sur sa vie directe, qui dit une menace
sur sa vie dit menace sur maman, sa famille
quoi! Donc c’est une raison parfaite pour
pouvoir alourdir ton dossier, maintenant ils
l’ont fait plus pour moi que pour eux. Eux
si c’était à eux de retourner, ils seraient
retournés au Rwanda c’est clair mais ils
se disaient : « Il a dix-huit ans, il a
encore besoin d’un encadrement, on peut
pas le laisser tout seul ici » et je leur
en suis très reconnaissant parce que ça
m’a permis d’évoluer justement par rapport
à l’école, Cégep et Université en sachant
que j’avais une base derrière, en sachant
que j’ai un soutien, support moral et tout.
Quand je vois beaucoup de jeunes de mon âge,
ici ou un peu moins âgés, ou plus âgés,
je me dis que j’ai été très chanceux
parce que eux des fois n’ont pas ce pôle
système comme on dit et ils ont réussi des
fois même mieux que moi, mais ça prend beaucoup
de courage, ça prend beaucoup de force, ça
prend beaucoup d’abnégation pour pouvoir
faire ce que eux ont fait, parce qu’ils
n’avaient pas papa et maman à la maison.
Ils n’avaient pas la bouffe qui est prête
quand tu arrives à la maison, ils n’avaient
pas un toit payé, qu’ils ne doivent pas
payer. Ils doivent payer leur loyer, payer
leur passe de métro, donc j’ai été vraiment
chanceux par rapport à ça. Ils l’ont vraiment
fait pour moi et c’est compréhensible un
peu parce qu’ils ont juste un enfant, s’ils
échouent, ils n’ont pas d’autres, ils
n’ont pas un deuxième où tu dis : « Bon
écoute, on va attendre que ça soit lui qui
réussisse ». C’est lui ou pas ça.
>> S.G.: Ce processus-là de demander être
réfugié après la résidence, la citoyenneté,
comment ça t’a…, est-ce que ça t’a
affecté?
>> R.I.: Mes parents c’est sûr que ça
a dû leur faire encore plus mal que moi parce
que eux c’était un peu comme admettre qu’ils
redeviennent réfugiés alors qu’ils l’ont
été pendant 40 ans, alors qu’ils se sont
battus pour ne plus l’être, mais au moins
ils savaient qu’ils étaient réfugiés
mais en ayant une patrie. Ce n’est pas la
même chose, ils savaient qu’ils étaient
réfugiés parce qu’il y avait une étape
avant de devenir résidents, puis une autre
avant de devenir citoyen canadien. Je sais
que ça a dû être difficile pour eux mais
moi tant que tu me donnes un papier qui me
donne la disponibilité d’aller à l’école,
au travail etc... Donc je dirai que ça les
a probablement plus affectés que moi par
rapport à ce processus-là.
>> S.G.: Donc là tu finis l’Université,
qu’est-ce que tu fais ?
>> R.I.: Pendant la fin de mon secondaire
donc les deux dernières année que j'ai fait
ici à Ottawa, pendant la fin de mon secondaire,
le Cégep et l’Université je faisais de
la télévision, déjà mon avant-dernière
année de secondaire il y a un programme au
Canada qui s’appelle Coop où on te place
sur le marché du travail par rapport à la
carrière que t’envisages d'avoir un jour,
moi j’avais dit que c’était les médias,
donc là ils m’ont mis à une chaîne de
télévision qui s'appelle Rogers qui est
la propriété de Roger’s, la compagnie
Roger’s, c’est une chaîne à Ottawa,
francophone, il y en a une autre anglophone
aussi. Donc ils m’ont placé là, je suis
allé, ils m'ont pris comme recherchiste;
j’y allais deux à trois fois par semaine
pendant une période de deux à trois heures
à peu près et ils m’ont pris comme recherchiste
pour une émission, un talkshow donc pour
aller chercher des sujets pour les chroniqueurs.
Après mon stage, ils m’ont demandé s’ils
pouvaient me garder, j’ai dit : « Oui’ »,
donc là ils m’ont gardé toujours comme
recherchiste, puis un jour il y a eu une dame
qui est tombé enceinte et elle devait prendre
son congé de maternité. Donc là on m’a
proposé de prendre sa place de manière temporaire,
j’ai dit : « Oui », ça me permettait
de passer devant la télévision, je savais
que ça allait être comme mon big break,
que ça allait être ma façon de me révéler
au monde, peut-être que j’allais avoir
une certaine chance que d’autres médias
allaient me remarquer; finalement elle n’est
pas revenue, je suis passé d’un statut
de temporaire à un statut permanent et je
l’ai fait pendant huit ans tous les jeudis.
>> S.G.: Est-ce que c’est à la télévision
?
>> R.I.: À la télévision. Tous les jeudis
à la télévision à Ottawa, c’est une
chaîne qui s'appelle Rogers 23, l’émission
passait aussi sur le canal Vox à Gatineau,
Hall…
2 :00 :14
C’est ça, pendant huit ans, tous les jeudis
pendant une heure, live. C’était un talk-show
qui parlait d’un peu de tout, on pouvait
parler autant de politique que de sport, que
de musique, que de sexe, que de cinéma et
l’émission s’appelait Arrive en ville!
Parce que c’était par rapport aux sujets
qui sont chauds, du moment j’imagine :
Arrive en ville! Dans un terme franco-ontarien
qui
veut dire…, in Town or whatever. On était
12 mais on était cinq par émissions, on
faisait des rotations, moi j'étais chanceux,
en général j’étais là tous les jeudis
parce que j’avais toujours un sujet. On
me demandait d’avoir un sujet pour participer
à l’émission comme j’expliquais tout
à l’heure qu’il fallait avoir un extrait
vidéo ou des photos à montrer une fois pendant
ta chronique. La chronique durait sept minutes,
les autres chroniqueurs pouvaient intervenir
pendant ta chronique. On pouvait intervenir
pendant ta chronique. C’était quelque chose.
À part les Jeux Olympiques, je pense que
ce soit la plus belle chose qui me soit arrivée
surtout que c’est dans mon domaine, maintenant
je sais que n'importe quelle chaîne que je
vais m’engager, il y a des phases par lesquelles
je ne dois pas passer; l’initiation, l’intégration,
comment ça marche et tout ça… Le direct
je n’ai pas de problème. Huit ans c’est
beaucoup, huit ans dans les médias c’est
beaucoup donc j’ai emmagasiné beaucoup
d’expériences. C’est pour ça que même
si là je ne travaille pas nécessairement
dans mon domaine, je ronge mon frein parce
que je sais que je suis capable de prendre
mon mal en patience sachant que de toute façon,
fin des fins je veux faire ce que moi j’aime.
Ça va prendre du temps…, ça va peut-être
pas arriver demain mais ça va arriver parce
que je suis passionné, j’aime ce que je
fais et c'est comme pédaler, ça ne part
pas. Ça fait huit ans, huit ans à la télévision.
>> S.G.: C’est ton seul métier, ton seul
emploi?
>> R.I.: Oui, pendant les huit ans c’était
le seul emploi.
>> S.G.: C’était donc de plusieurs heures
?
>> R.I.: C'était tous les jeudis plus la
recherche des entrevues que t'allais faire.
Je te donne un exemple : on a eu les jeunes
de la Francophonie à un moment donné qui
sont venus à Ottawa, donc tu avais tous les
pays francophones au monde qui étaient à
Ottawa, donc la ville était, tu t’imagines,
avec tous les journalistes du monde, etc…
Alors là, il fallait aller chercher des entrevues,
etc…, c'était la bagarre entre les journalistes
et tout, donc entre aller interviewer [inaudible,
l’âiné] dans sa chambre d’hôtel et
aller au concert de Youssou N’dour en espérant
que tu puisses l’interviewer après. C’est
une expérience très riche et tout ça justement
vu que c'était des heures [inaudible, d’oubli ?],
on comptait ça aussi, ce n’était pas juste
live que tu faisais pour tes sept minutes
et en passant quand je dis sept minutes, tu
as ta chronique et celle des autres, t’étais
là pour toute l'émission pour une heure
mais en fait tu emmagasines de l'expérience,
tu te fais rémunérer pour quelque chose
que tu aimes. Je trouve que c'est la plus
belle chose au monde, faire ce que tu aimes.
Les sportifs, ils vivent comme ça. Je disais
au travail l'autre jour à quelqu'un que nous,
en fait, on travaille pour vivre. Quelqu'un
qui peint, quelqu'un qui fait du sport, de
la musique ou du cinéma aime ce qu'il fait
et en plus se fait payer pour faire quelque
chose qu’il aime. Moi je jouerai au basket
gratuitement, eux ils jouent au basket et
se font payer. Donc tu comprends, si tu le
réveilles à deux heures du matin pour aller
jouer, il ne va pas se plaindre. Moi, si tu
me réveilles à deux heures pour aller faire
le boulot que je fais, je ne vais pas me plaindre
parce que c'est une contrainte, ce n'est pas
nécessairement quelque chose que j’aime.
Donc, la télévision c'était des heures
mobiles, c'était aussi des heures en direct,
beaucoup d'expériences, beaucoup d'aventures
folles.
2 :05 :00
Je me rappelle une fois, Bruny Surin qui est
un athlète très connu au Québec, qui faisait
de la course sur 100 mètres et 200 mètres,
origine haïtienne. Bruny Surin fait un faux
départ, ça devient la controverse partout
à Gatineau parce qu’il est l'ambassadeur
des jeux vu que les jeux sont au Canada. Donc
tout le monde le recherchait pour lui poser
des questions. Lui, il s’est caché, il
jouait au chat et à la souris avec les journalistes.
Il est venu au concert de Youssou N’Dour
alors que personne ne le savait. Moi je l’ai
remarqué, alors que tu avais les journalistes
de Radio 4, de RDI, de TQS, TVA derrière
moi, eux ne l’avaient pas remarqué. Eux
travaillaient pour des canaux bien plus importants
que Rogers, avec beaucoup plus de moyens.
Donc, moi j’ai dit à mon cameraman : « Ça,
c'est Bruni Surin. On risque d’avoir un
exclu si on va le voir live »! Dès que
le concert a fini, dès que les spots lights
se sont allumés, j’ai couru vers lui. Le
garde du corps a essayé de m'empêcher de
lui parler et puis bien sûr il a dit : « C’est
bon ». Je posais des questions, tous les
journalistes bien sûr arrivent et ça devient
un scramble [bousculade], ils viennent tous
avec des micros. À la fin, tu as vingt ou
trente micros qui sont là, je ne permettais
pas aux autres journalistes d’en placer
une. Dans le métier on te dit que si tu veux
une exclusivité, il faut poser des questions,
être créatif, poser des questions le plus
rapidement possible et t'assurer que tu les
poses, une fois tu as fini, tu pars, tu ne
laisses pas les autres parler pendant que
tu es en train de parler. Parce que quand
ils vont faire le reportage, c’est leurs
questions à eux qu'on va entendre. Alors
il faut t'assurer que toi ton reportage, on
entend tes questions à toi et il faut que
tu puisses dire que j'ai eu une primeur. Donc
j'ai eu la primeur, j’ai pu savoir ce qu’il
pensait par rapport à son faux départ, comment
il se sentait par rapport au fait qu’il
était l'ambassadeur et qu'il y avait une
controverse qui arrêtait pas de le suivre
partout. C’était quelque chose parce que
je n’étais pas un gros fan de sa musique.
C’est de la musique de ma génération,
donc je savais qu'il y a beaucoup de mes amis
à qui j’allais dire que j’avais fait
une entrevue avec…, ils allaient tous devenir
fous. À part les Jeux Olympiques, c’était
la plus belle expérience de ma vie jusqu'à
maintenant. En touchant du bois qu’il va
y en avoir beaucoup plus.
>> S.G.: Mais c’est ça, c’est assez long.
Dans le cas de la communauté rwandaise, est-ce
que tu es impliqué ?
>> R.I.: Oui beaucoup, je suis impliqué dans
le sens où autant je suis la première personne
que se sentir très fier d’où tu viens,
c’est un peu ridicule quasiment mais je
sais d’où je viens, je sais ce qui est
arrivé à mon peuple et ça c’est indépendamment
de la race, indépendamment du clan, indépendamment
de la tribu, ça n’a rien avoir avec ça,
c’est plus par rapport à…, le pays, la
région et ce qu’ils ont enduré, donc je
sais que si moi je ne fais pas quelque chose,
je ne donne pas d’exemple à la prochaine
génération, qui ne donnera pas d’exemple
à la génération subséquente, je vais avoir
des enfants un jour, il va falloir que je
leur véhicule certaines valeurs que mes parents
m'ont véhiculées. Pour pouvoir le faire,
il faut que je sois là, donc c’est-à-dire
ce que je fais, c'est que je ne suis pas très
actif dans le genre où j’occupe des rôles
donc quelconque dans une organisation quoi
que ce soit mais je réponds au présent toutes
les fois que je suis invité, même quand
j’ai pas de temps j’essaie de passer au
moins 5-10 minutes, parce que si tout le monde
disait : « Ça me regarde pas ou j’ai
pas envie d’y aller etc… », c’est
une communauté qui serait morte aussi simple
que ça. Deuxièmement, je sais que la communauté
bâtit le pays surtout la diaspora, donc malheureusement
on n’a pas encore de forum par rapport à
disons, moi j’ai fait médias, donc qu’est-ce
que je peux apporter à mon pays dans ce sens-là
pour qu’on ait des rencontres entre jeunes
et essayer de faire avancer les choses d’ici.
On n’a pas encore ça, on a des associations
pour les rescapés et j’en fais partie d’une.
On a des communautés d'appartenances, des
communautés rwandaises mais on n’a pas
encore d’organisation par rapport aux expertises
de monsieur, madame tout le monde. Ça c’est
nécessaire, on n’a pas encore de communauté
par rapport à ce qu’on peut faire pour
notre pays. Ça, ça manque cruellement parce
que quand tu regardes un pays comme l’Italie;
il a été bâti par les diasporas qui vivaient
aux États-Unis, qui vivaient…, si tu regardes
Israël, c’est la même chose, la Chine
y a pleins de pays qui se font développer
par les leurs qui vivent ailleurs, on devrait
faire la même chose mais sinon, j’ai participé
à toutes les commémorations du génocide,
que ça soit à Ottawa où mes parents vivent
toujours, que ça soit ici où moi je vis.
Dès qu’on me demande ma contribution, je
suis là mais non plus je n’occupe pas de
poste parce qu’il y a personne qui me l’a
proposé, je veux pas non plus, il y a des
gens qui sont plus âgés que moi, qui sont
là depuis longtemps, qui s’occupent bien
de la chose mais je suis toujours, comme on
dit, à la disposition de la République.
Le jour où quelqu’un aura besoin de moi,
je suis là, il n’y a pas de problème.
>> S.G.: C’est quand la dernière fois que
vous étiez au Rwanda?
>> R.I.: Je ne suis pas encore retourné,
ça fait douze ans, ça commence à se faire
long. Je devais y aller en l’an 2011. Je
devais y aller en décembre 2009, les plans
ont été avortés mais là je vais y aller
cet été et peut-être y aller en décembre
aussi, j’ai hâte.
>> S.G.: Pourquoi vous avez hâte ? Qu'est-ce
que vous attendez de… ?
>> R.I.: Parce qu’il y a beaucoup d’amis
à moi que j’ai pas vu depuis longtemps
qui sont là-bas. J’ai grandi, ils ont grandi,
ont à vécu plein d’expériences sans être
ensemble, on a beaucoup de choses à se dire
malgré que le monde est devenu un village
planétaire et qu’il y Facebook, Twitter
et tout ça…, grosso modo je sais où ils
sont rendus dans leur vie mais ce que t’entends
au téléphone, ce que tu vois sur internet
et ce que tu vois avec tes propres yeux, c’est
toujours différent. Deuxième chose, c’est
que le Rwanda a complètement changé par
rapport à l’époque où moi j’étais
là. Le développement est impressionnant,
on parle du miracle rwandais, il est impressionnant
économiquement parlant, c’est quasiment
la référence à l’Afrique actuelle par
rapport au boum économique qui a eu après
une tragédie comme celle qu’il y a eu,
donc le côté économique, le côté structurel
qui est très fort actuellement, la corruption
qui a énormément baissé, la…, l’indiscipline
de l’armée, il y a beaucoup de points positifs,
énormément de points positifs, malheureusement
il y a toujours des gens qui sont là pour
abaisser les mérites, ils vont toujours trouver
un moyen. Le fait est que les progrès sont
clairs, ils ne mentent pas, le développement
est là, il ne ment pas non plus; même moi
qui n’a pas été en 12 ans, je le vois
et je n’y ai pas encore mis les pieds, donc
j’imagine comment ça sera quand je vais
y aller. Tous les gens à qui je dis que ça
fait 12 ans que je ne suis pas encore allé,
me disent tous : « Tu vas être choqué,
tu vas voir, tu vas avoir besoin d’un guide
quand tu vas être là »; alors que moi
j’avais l’impression que je connaissais
Kigali comme ma poche, mais là je vais avoir
besoin d’un guide tellement que tout a changé,
tout est devenu plus beau. Je suis très fier
du progrès du Rwanda, je suis très fier
parce que je sais d'où ils viennent…, maintenant
des fois j'ai l'impression que ce n'est pas
vrai, tellement c'est beau pour être vrai
mais c'est vrai, c'est quelque chose.
>> S.G.: Est-ce que vous auriez le projet
de retourner de façon permanente ?
>> R.I.: Je pense que tous les Rwandais devraient
avoir ce projet, ils ont besoin de nous là-bas,
autant on peut apporter au Canada, autant
on a deux pays, donc on peut apporter au Canada
en apportant au Rwanda. On ne peut pas juste
apporter au Canada et ne pas apporter au Rwanda,
ça je suis contre. Je pense que j’ai quelque
chose à apporter au pays, je pense que tu
as quelque chose à apporter au pays, je pense
que plusieurs personnes ont quelque chose
à apporter au pays. Je pense juste que les
gens vont devoir se mettre dans la tête qu’à
un moment donné, il va falloir retourner
là-bas et développer le pays. Ça va pas
être facile parce qu'on a été habitué
à vivre d'une autre manière, on est habitué
à un autre roulement de la société et qui
n'est pas nécessairement le leur là-bas
et pourtant, ils sont en train de connaître
un exploit économique, autant quand même
il y a des valeurs qui ne changent pas du
jour au lendemain mais c’est nécessaire
qu’on aille là-bas, c’est nécessaire
qu’on aille aider au développement, qu’on
apporte une pierre à l’édifice. On ne
demande pas aux gens nécessairement d’aller
vivre là-bas, moi je vais le faire mais si
tu te plains ici et que tu peux aller là-bas
et aider pendant x temps fais-le. C’est
vraiment c’est nécessaire, une tête de
plus c’est toujours quelque chose de positif,
toujours ça ne peut être que du positif
surtout dans les domaines variés, apporter
sa pierre à l’édifice dans différents
domaines c’est très important.
>> S.G.: Est-ce que après 12 ans au Canada,
à Ottawa, vous êtes allez à Montréal ?
>> R.I.: En 2007, en août 2007.
>> S.G.: Vous êtes citoyen en ce moment ?
>> R.I.: Oui.
>> S.G.: Est-ce que vous vous sentez citoyen
?
>> R.I.: Canadien ?
>> S.G.: Oui.
>> R.I.: Oh oui, oui à part entière complètement
parce que les valeurs canadiennes sont peut-être
les plus belles au monde; ils sont très accueillants
premièrement, deuxième très tolérants
et il fait bon vivre ici, ne nous le cachons
pas, il faut dire les choses comme ils sont,
il fait bon vivre ici, c’est un bon pays;
c’est un pays où on a des soins de santé
qui restent un sujet tabou aux États-Unis
qui est supposément la plus grande puissance
au monde, mais ils envient le modèle canadien,
ils voudraient être comme le Canada. C’est
un pays où il fait bon vivre, qui devrait
être un modèle pour plusieurs pays. Bien
sûr je me sens Canadien 200%, je vais lever
le drapeau comme tu viens de le dire tout
à l’heure, je me sens très Canadien mais
je me sens Rwandais et ça c’est naturel.
>> S.G.: Est-ce que vous parlez de votre pays
d’origine dans la communauté Canadienne?
>> R.I.: Oui, oui absolument, même au travail
des fois des gens voient des reportages sur
mon pays et ils veulent en savoir plus; c’est
mon devoir d’en parler parce que personne
d’autre ne va le faire. Ils ont une curiosité
et ils veulent savoir. C’est à moi de m’assurer
qu’ils comprennent ce que c’est et qu’un
jour ils veulent y aller; justement tout à
l’heure je parlais à quelqu’un en rentrant
et il me dit qu’il pense peut-être y aller
cet été et je pouvais voir le sourire sur
son visage et là il me dit : « J’ai
entendu plein de choses sur le Rwanda, j’ai
jamais été, je parle pas la langue, je sais
pas comment ça va se passer » ; je dis :
« Écoute, dis-toi que ça sera comme aller
à Cuba mais que ça sera à Cuba pendant
un mois et que tu vas te retrouver en famille
parce que tu as épousé une Rwandaise, tu
vas te retrouver en famille, tu vas t’amuser
comme un malade et là-bas on fait pas de
différence, l’ambiance c’est l’ambiance ».
Je lui ai expliqué ça, je lui disais :
« C’est mon devoir »; comme je te disais
tout à l'heure, il y a des jeunes qui ont
perdu la vie pour essayer de me donner un
pays. Ils n’étaient même pas sûrs d’y
arriver. C’est très profond ça. Pendant
ma jeunesse, j’étais très égoïste par
rapport à comment je voyais la situation
et tout mais c’est normal, j'étais un enfant,
autant avec le recul en étant un adulte maintenant,
ça va te chercher quelque part, tu te rends
compte ces gens-là ils se sont sacrifiés
pour nous, en fait ils ont abandonné tout
ce qu’ils avaient. Il y en avait qui étaient
en train de faire un PHD, il y en avait qui
avaient des carrières très prometteuses.
Ils se sont dits : « Non, je veux que mon
père ait un pays un jour, qu’il puisse
être enterré dans son pays et ils ont tout
laissé et il y en a beaucoup qui sont morts
froids comme ça ». Donc comment moi qui
suis vivant, je ne comprendrais pas que je
doive, ne fût-ce que pour leur rendre hommage,
un. Deux, il y a un million et plus de gens
qui sont morts durant le génocide. C’est
très fort, il y a eu peut-être trois-quatre
génocides dans l’histoire de l’humanité,
juste pour la mémoire de ces gens-là, je
dois représenter mon pays partout où je
sois, partout. Dans n’importe quelle circonstance,
n’importe quel endroit, avec n’importe
qui, c’est-à-dire ce n’est pas parce
que demain on va me donner un siège aux Nations-Unies
que je vais oublier qui je suis, ce n’est
pas parce que je vais réussir dans mon domaine
que…, non. C’est le Rwanda d’abord,
tout le reste après. Pourquoi ? Parce que
je viens de quelque part qui a une histoire
unique en son genre et un million de gens
qui meurent pour ce qu’ils sont ou pour
ce qu’ils pensent... Plus jamais et plus
jamais veut dire à moi de perpétuer la mémoire,
à moi de m’assurer que les gens sachent
ce qui s’est passé parce qu’on n’en
parle pas autant. J’étais en train de regarder
la télévision les deux derniers mois avec
ce qui se passe au Maghreb et tout…, je
partage leur frustration, je suis tout à
fait d’accord avec leur soulèvement, ils
ont raison, tu ne peux pas aller contre le
peuple mais quand je vois la couverture médiatique
qu'ils reçoivent alors que moi je viens de
pays où est-ce qu’un million de gens sont
morts en trois mois et en passant dans l'histoire
de l'humanité, c'est du jamais arrivé qu’en
trois mois on tue un million de personnes
et il y a eu des génocides où il y a eu
plus de morts mais pas en trois mois on a
tué un million de personnes. Quand je vois
que pendant les trois mois les médias faisaient
la sourde oreille à la chose, agissaient
comme s’il n’y avait rien qui se passait
ou que c’était des gens qui s’entretuaient
entre eux pour vraiment aucune raison, c'est
révoltant, pas parce que je suis contre ce
qui se passe au Maghreb, loin de là, je supporte
leurs causes mais parce que je me dis : « Si
tu braques tes caméras et que tu informes
le monde entier sur quelque chose, un événement
historique comme un soulèvement populaire
qui conduit un dictateur à quitter le pouvoir
et tu devrais faire la même chose quand il
y a un dictateur ou une clique de jeunes qui
décident d’enlever la vie systématiquement
à x nombre de personnes » et je trouve
que la moindre des choses à faire est de
garder leur mémoire présente dans le cœur
des gens, même dans la tête des gens et
que ça soit pas un fait divers que les gens
ne disent pas : « Ah ouais, tu te rappelles,
il y a eu un génocide au Rwanda en quatre-vingt-quatorze
[1994] ». Il faut que les gens disent :
« Plus jamais et pas juste au Rwanda, plus
jamais autour du monde, on veut plus voir
ce genre de choses ». Donc c’est mon devoir,
c’est peut-être une chance et une malchance
d'être venu d'un pays qui a connu ça mais
c’est une mission que j’ai envie, tant
que je serai capable de la défendre, je la
défendrai.
>> S.G.: C’est émouvant, et si on continuait
sur cette voie-là, est ce que vous vous considérez
comme étant survivant ?
>> R.I.: J’ai une logique, je suis sûr
qu’il y a des gens qui vont m'entendre dire
ça et qui vont dire : « Il est fou ».
On est tous survivants à des degrés différents
et ça je le dirai tout le temps. Quelqu’un
qui a vu la machette approcher ou quelqu’un
qui a vu un proche se faire tuer avec une
arme blanche ou je ne sais pas quoi, ne connaîtra
jamais le même traumatisme que quelqu’un
qui l’a vu à la télévision, qui l’a
entendu à la radio. Le choc n’est pas le
même, l’impact n’est pas le même, la
mémoire n’est pas la même et le dégoût
n’est pas le même mais à la fin, quand
tu te remets dans la circonstance, si c’est
moi qui avait été au Rwanda, on m’aurait
tué ou je serai un survivant comme eux le
sont. Donc on est des survivants à des degrés
différents. Je ne vais pas mentir, la guerre
ne m'a pas poursuivi où j’étais, je n'étais
pas en danger imminent sauf bien sûr quand
les génocidaires ont commencé à marcher
vers le Zaïre mais ça aurait pu être moi
parce que je n'ai pas demandé à Dieu de
me placer aux Zaïre, parce que je ne suis
pas né avec des droits plus importants que
les gens qui étaient au Rwanda. C'est juste
que j'ai été chanceux de ne pas être au
mauvais moment au mauvais endroit. Survivant
oui mais pas au même degré que quelqu'un
qui a connu la douleur. Quelqu'un qui a connu
la douleur, c'est une douleur qui sera toujours
là et eux ils vivent ça d’une manière
beaucoup plus passionnelle parce que ça va
les chercher quelque part de très profond
et je compatis à 500%, je comprends complètement,
j’ai eu mal oui mais pas physiquement, pas
visuellement, émotionnellement c’est différent,
on peut même dire que c’était un mal par
procuration, ça reste que c’est un mal
quand même.
>> S.G.: Et si maintenant je vous demandais
qu’est-ce que vous voulez que les gens retiennent
de ce qu’est votre vécu ? Et que cette
entrevue va passer et qu’on va la transmettre
à vos enfants, petits-enfants, qu’est-ce
que vous aimeriez qu’ils retiennent?
>> R.I.: Quelqu’un qui s’est toujours
battu pour que la vérité soit dite, quelqu'un
qui a connu une enfance très belle, quelqu'un
qui a eu des parents formidables, quelqu'un
qui ne les a pas nécessairement mérités
mais qui était chanceux de les avoir. Quelqu'un
qui a toujours respecté l'autorité parentale
et qui a toujours respecté ses aînés, qui
a été très chanceux dans son parcours jusqu'à
maintenant. Quelqu'un qui donne de la valeur
à l'être humain et qui comprend que l’être
humain n'est pas nécessairement celui qui
me ressemble et quelqu'un qui est dégoûté
par le fait que quelqu'un peut tuer quelqu'un
qui lui ressemble alors qu'il y a des gens
qui ne se ressemblent pas, qui coexistent
ensemble et qui se comprennent complètement,
tout ça me dépasse. Un citoyen du monde,
je l'ai dit plus tôt, je suis Rwandais d'origine
donc c’est normal que ma fibre sentimentale
soit plus proche du Rwanda. Tu me mets au
milieu de deux Zaïrois, cinq Zaïrois, je
suis autant à l’aise si ce n’est pas
plus d’ailleurs parce que j’ai quand même
fait le gros de mon enfance là-bas. C’est-à-dire
que tous mes premiers, tout ce que tu appelles
tes premiers, ça s’est passé là-bas.
Donc mon premier amour pour la musique ça
été là, mon premier amour pour le sport
ça a été là et ça fait que j’aurai
toujours une fibre qui
sera toujours un peu zaïroise mais au-delà
du Rwanda ou du Zaïre, je suis un citoyen
du monde, je suis autant à l’aise en Espagne,
qu’en France, qu’au Rwanda et je ne pense
pas qu’on devrait faire de séparation entre
les races, couleurs. C’est le concert de
notre génération, de notre époque qui devrait
être réglé le plus tôt possible parce
que c’est ridicule. D’après moi c’est
très ridicule parce qu’il y a personne
qui a demandé d’être ce qu’il est. Mon
enfant, mes petits-enfants, si Dieu me produit
et qu’il me donne la possibilité d’en
avoir, je veux qu’il se comporte en citoyens
du monde, enfin j'espère qu’il se comporte
en citoyen du monde, qu’il respecte les
autres, qu’il ne dise pas qu’il a rien
de plus que les autres, qu’il véhicule
des valeurs que mon père m’a véhiculées
aussi simple que ça.
>> S.G.: Encore une fois c’est très émouvant.
On a découvert une grande partie de votre
vie jusqu'à aujourd'hui et puis bien sûr
vous êtes jeune [rires]…, donc mais est-ce
qu’en ce moment vous faites partie de la
communauté rwandaise maintenant à Montréal
?
R: La communauté rwandaise à Montréal,
je ne pense pas qu'il y a eu un endroit où
on va prendre des fiches de présence. Je
suis dans la communauté ça c’est clair;
quand il y a un événement j’y vais mais
faire partie de la communauté comme tel...,
il n’y a pas de listes de présence. Ottawa
même chose, quand je suis là pour voir les
parents et qu’il y a un événement j’y
vais. Maintenant est ce que je vais dans la
communauté ? Je ne sais pas qui est dans
la communauté, qui ne l’est pas.
>> S.G.: Fréquentez-vous beaucoup de Rwandais
par rapport à des personnes du Canada?
>> R.I.: C’est naturel, j’ai plus d’amis
rwandais que des amis venant d’autres origines
mais il fut une époque, il y a peut-être
cinq ans, six ans tu m’aurais posé la question,
j’aurais dit : « J’ai plus d’amis
africains mais d'autres origines que Rwandais,
ça dépend des affinités que tu avais avec
d’autres personnes de la ville dans laquelle
tu vis ». Ce n’est pas quelque chose de
technique, c’est très abstrait. Donc c’est
ça, c’est très équilibré, j’ai des
amis rwandais et quand je suis avec eux, je
suis avec eux et j’ai des amis d’autres
origines, quand je suis avec eux, je suis
avec eux. J’ai mon temps pour eux, j'organise
ma vie par rapport à…, je sais que j'ai
une obligation par rapport au fait que j’ai
beaucoup d’amis et que je sais qu’il faut
que je trouve du temps pour tous ces amis
là; j’ai des amis québécois, ontariens
avec qui j’étudiais, avec
qui
on est passé à plein de choses, avec qui
on a passé des nuits blanches à écrire
les pages du journal étudiant. Je suis autant
à l’aise avec quelqu’un qui vient de
la Tchétchénie que quelqu'un qui vient de
Gatineau, ça je
te le garantis. Si c’est ça qu’on peut
retenir de notre conversation, c’est que
je suis à l’aise avec tout le monde. Les
distinctions c'est ça qui crée les problèmes
et
ça il ne devrait pas y en avoir.
>> S.G.: Vos parents habitent où ?
>> R.I.: Ottawa, absolument. Ils sont à Ottawa.
Ils sont au Canada.
>> S.G.: Est-ce qu’ils ont un projet de
retourner ?
R.I : Oui, ils sont imminents d’après
ce qu’ils m’ont dit. Bon maintenant leur
plan quotidien c’est eux, je n’ai pas
nécessairement un mot à dire mais ils me
tiennent au courant, je
sais
que c’est imminent, ça va arriver dans
un moment à un autre; ça va arriver pour
moi aussi, c’est juste une question de temps,
disons que moi j’ai encore besoin de me
rétablir ici avant de pouvoir le faire mais
eux ils sont en âge, l’étape de la vie
qu’ils ont maintenant, ils pensent ça serait
mieux d’aller là-bas. Je suis tout à fait
d’accord avec eux. Ce qui les rend heureux,
moi je signe direct.
>> S.G.: Donc les parents vivent toujours
là-bas ?
R.I : Oui ils vivent là-bas mais ils viennent
aussi de temps en temps ici en vacances, ils
sont citoyens Canadiens donc il n’y a pas
de problème.